• Aucun résultat trouvé

II - LE SYSTÈME DE SANTE SANGKUMIEN : LE MODERNISME SOUS CONTRAINTE ETRANGERE

LA MODERNITE DANS LA “NEUTRALITE”

II - LE SYSTÈME DE SANTE SANGKUMIEN : LE MODERNISME SOUS CONTRAINTE ETRANGERE

A - Les caractéristiques du nouveau champ médical 1 - La fin du monople français

L'indépendance cambodgienne entraîne un changement de position général de la France vis-à-vis du royaume. Si les liens se trouvent distendus par la nouvelle situation, l'ancien protecteur conserve une place importante et bienvenue dans le domaine médical. Mais ces bons rapports diplomatiques se maintiennent au prix d'une restriction de l'action française. Dans le domaine sanitaire également, en effet, le Cambodge indépendant signe de nombreux accords avec les pays amis (voir annexe II, un exemple de cette diversité). La coopération bilatérale y présente les mêmes caractéristiques que dans les autres secteurs : diversité extrême de ses formes – suivant les ressources des donateurs et leur proximité diplomatique avec le Cambodge ; choix stratégique des domaines d'intervention, pour les plus “politiques” de ces aides ; idéologies gouvernant ces choix, enfin.

La Pologne offre par exemple un bloc opératoire coûteux à l'hôpital provincial de Kompong Cham. La Chine fait cadeau d'un lot d'équipements sanitaires et médicaux au nom personnel de Chou En Lai1. Elle propose, de plus, en 1965 la construction d'un institut de médecine destiné à former des praticiens sur le modèle de ses propres “médecins aux pieds nus”, pour le service des régions excentrées. Mais le

3 M.A.E., op. cit., Lettre de l'Ambassade de France au Ministre des Affaires Etrangères., 1er mai 1963.

1 Ibid, lettre du 30 janvier 1963.

Cambodge, investi dans la construction d'un vaste réseau hospitalier moderne, refuse cette proposition de seconde zone1. Le Japon offre un centre de santé rural, etc.

Les Etats-Unis, cherchant à étendre le plus largement possible leur domaine d'influence, utilisent une petite partie de leur aide – “monstrueusement riche”, selon le terme d'un médecin cambodgien alors en exercice – dans les projets sanitaires les plus divers (creusement de puits dans les provinces, centre de traitement des maladies vénériennes à l'hôpital Preah Ket Mealea2, campagne contre le pian). Ils livrent également du matériel (équipement d'hôpitaux provinciaux, médicaments, boîtes de premiers secours dans les villages, bloc opératoire, matériel de l'Ecole Royale de Médecine) et participent enfin à la construction de bâtiments (hôpital des Bonzes, école des sages-femmes et des infirmières)3.

Si l'ouverture du Cambodge à l'aide étrangère remet en cause le monopole français et encourage l'émulation internationale, des influences prépondérantes ne tardent pas à se manifester dans chacun des secteurs du système de santé – la santé publique et la prévention, la médecine hospitalière, les enseignements médicaux et paramédicaux.

2 - La nouvelle allocation des aides étrangères

a) L'investissement de l'O.M.S. dans la prévention

Après le coup de force japonais, un décret (kret, Rkitü) crée un ministère de la Santé, des Travaux Publics et des Communications. Cette singulière association restera une “coquille creuse”4 après le retour des Français qui restent maîtres de la direction technique des services de santé. Les pouvoirs cambodgiens s'étoffent par la suite, à mesure que progressent les accords vers l'indépendance. L'année 1948 marque

1 Marie MARTIN, p. 81, citant KAO Kan, Les relations sino-cambodgiennes (1963-1970), Thèse pour le doctorat de 3ème cycle, E.P.H.E., VIème section, Paris, 1973, p. 197.

2 L'ancien Hôpital du Protectorat à Phnom Penh.

3 Michel NGUYEN VAN MINH, Contribution à l'organisation sanitaire au Cambodge sur le double plan médical et médico-social, Thèse pour le Doctorat en médecine, Fac. de Méd. et de Pharmacie de Saigon, 1956, pp. 14-23.

4 Kadeva HAN, Réflexions sur l'organisation actuelle du ministère de la Santé Publique au Cambodge, Rennes, mémoire de l'Ecole Nationale de la Santé Publique, section médecins, 1974-1975, 120 p.

145

une brèche importante dans le Protectorat français car le ministère de la Santé acquiert à cette date la maîtrise du domaine de la santé publique1.

Un an plus tard, une nouvelle série d'accords sur l'autonomie des Etats de l'Union Française permet l'adhésion de ces derniers à l'Organisation Mondiale de la Santé2, récemment créée. Désormais, l'O.M.S. et ses filiales (principalement l'U.N.I.C.E.F.) seront les premières interlocutrices et les principales pourvoyeuses de fonds du Cambodge pour les activités de santé publique. Il convient de noter que les Etats-Unis collaborent en sous-main à ces programmes dans la mesure où ils sont alimentés par les fonds de contre-partie de l'Aide économique américaine3.

Il ne semble pas que la perte ait été ressentie comme bien lourde par le gouvernement français qui, à partir de ce moment, redéfinit sa stratégie médicale.

b) La médecine, vitrine du savoir-faire français

Du point de vue français, en effet, la médecine et les découvertes scientifiques qui lui sont liées restent le meilleur garant de la bonne image du pays à l'extérieur. Alors que s'annonce la défaite de juin 1940 et que le prestige de la France coloniale s'en ressent, c'est à la médecine qu'elle confie le rôle de le restaurer4. Une exposition médicale itinérante est lancée en Asie. Quittant le Palais de la Découverte en avril, elle est présentée dans cinq villes du Japon, transite par Shangai à la mi-juin 1941 pour rejoindre Saigon, Hué et Hanoi, à la fin de l'année. Panneaux, livres, films et appareils, exposés à l'attention du grand public, rappellent ce que les sciences biologiques et médicales doivent aux chercheurs français5. Plus encore, ils entendent rappeler qu'au-delà des découvertes, ce sont “des méthodes, une pensée” que le monde leur emprunte.

Ces préoccupations générales, liées à des considérations plus directement conjoncturelles, vont orienter la politique médicale de la France au Cambodge vers la

1 Décret du 24 juin 1948.

2 M.A.E., Série Asie-Océanie, Sous-Série Indochine, Rapport du Haut Commissaire de France en Indochine sur la situation des Etats associés au regard des charges et obligations sanitaires, 1949 (Titre VI “résumés et conclusion”, p. 30), Dossier 408.

3 Selon Michel NGUYEN VAN MINH, op. cit., pp. 19-21.

4 B. NOYER, “Pourquoi une Exposition Médicale Française?”, Le Soir d'Asie, numéro spécial “Quelques aspects de l'effort médical français en Indochine”, n°89, 4 oct. 1941.

5 Exposition médicale française en Indochine, Hanoi : Imprimerie d'Extrême-Orient, 1941.

construction d'un établissement de luxe, l'hôpital Calmette. La référence au célèbre pasteurien est directement “indochinoise” puisqu'il est le fondateur de l'Institut Pasteur de Saigon en 1891, dont une annexe fonctionne près de Phnom Penh jusqu'à l'indépendance, avant de devenir l'Institut Pasteur du Cambodge. Cet hôpital doit être le fleuron des établissements du royaume et permettre simultanément de former à la pratique clinique les étudiants de l'Ecole Royale de médecine toute proche. Des personnages comme le Dr Riche accompagnent la transition vers l'indépendance. Ayant résidé de nombreuses années au Cambodge, il est le médecin de la famille royale et perpétue ainsi la tradition déjà ancienne du médecin colonial ayant su gagner la confiance des monarques cambodgiens.

La France n'est sérieusement concurrencée dans ce domaine que par l'Union Soviétique qui construit au début des années 1960, un Hôpital de l'Amitié Khméro-Soviétique. Ce vaste ensemble de cinq cents lits coûte à la construction quelque quarante millions de nouveaux francs1 et doit son prestige aux opérations chirurgicales (cœur, goître) réalisées pour la première fois au Cambodge. Le cadeau est un peu empoisonné toutefois car les frais de fonctionnement sont à la charge du Cambodge, même si, dans un premier temps, une fourniture gratuite de médicaments et des missions d'experts soviétiques sont prévues. Cette aide onéreuse servira de leçon aux autorités cambodgiennes au moment des pourparlers concernant l'hôpital Calmette.

L'administration de l'ensemble des aides est peu à peu intégrée comme activité à part entière au sein du ministère de la Santé. Elle relève, à partir de 1960, d'un bureau de la comptabilité qui compte trois sections : les sections “aides étrangères”,

“budget national” et “constructions-équipement”. L'évolution est significative. En 1951 en effet, c'était un bureau technique qui, au sein du même ministère, était en charge des relations avec l'étranger. Celles-ci étaient alors administrées par deux secrétariats, l'un chargé des “relations avec l'OMS” et l'autre des “rapports, statistiques, relations avec les autres pays”2. L'Etat cambodgien se retrouve ainsi gestionnaire d'une aide étrangère qu'il va tenter d'orienter en fonction de ses propres objectifs, dans la limite imposée par les conditions mêmes de l'octroi de cette aide. Dans cette optique, nous analyserons

1 M.A.E., Série Cambodge-Laos-Viêt Nam, Sous-série Cambodge, Lettre de l'Ambassade au Ministre des A.E., 18 oct. 1962. Carton 36.

2 Décrets du 6 juin 1951 et du 8 novembre 1960 réorganisant le ministère de la Santé.

147

successivement les domaines du réseau hospitalier provincial, de la médecine curative de pointe, de la formation et de la prévention.

B - Des réalisations sanitaires considérables mais fragiles

1- La mise en scène de la providence monarchique : la construction hospitalière

Les dix premières années du Sangkum – années de relative prospérité – voient la réalisation de travaux sanitaires considérables. Dans l'enthousiasme de l'indépendance, ravivé sans cesse par les apparitions publiques du pétulant

“Monseigneur Papa”1 (Samdech Euo, semþcÓ), les constructions se multiplient (tableau IV).

Tableau IV - Structure des dépenses d'équipement (en %)

Secteur 1962 1963 1964

Bâtiment 27 27 45

Travaux publics 47 55 42

Machines, outillage 25 17 10

Etudes, recherches 1 1 3

Total 100 100 100

D'ap. Rémy PRUD'HOMME, op. cit., p. 198.

Les travaux réalisés commencent dans la capitale avec, en particulier, la rénovation et l'agrandissement de l'ancien Hôpital Mixte du Protectorat devenu, en 1945, l'hôpital Preah Ket Mealea – du nom du roi légendaire pour qui le Dieu Indra aurait fait construire Angkor. Conformément à la politique sangkumienne en faveur du petit peuple, ce sont ensuite les centres provinciaux qui sont équipés en hôpitaux et dispensaires, selon des priorités courant le long de la pyramide administrative (chefs-lieux de province, districts, communes). Si l'on s'en tient aux chiffres, l'évolution est éloquente (tableau V, page suivante). Un effort budgétaire accompagne ces réalisations, avec 5 % à 6 % des finances publiques consacrés à la santé.

1 Surnom du prince Sihanouk, père de la Nation et de tous les Cambodgiens.

Tableau V - Nombre d'établissements sanitaires sous le Sangkum 1955 (1) 1965 (2) 1967 (1) 1969 (3) Hôpitaux et centres de santé

(district1)

16 42 44 69

Infirmeries (communes) et dispensaires

103 398 408 587

Postes d'accoucheuses rurales 60 518 644

Pharmacies et dépôts 24 300

Lits d'hôpital 2 445 4 650 6 058 7 437

(1) D'ap. UNG Teng, Place des problèmes de nutrition dans la Santé Publique au Cambodge, Rennes, mémoire de l'Ecole Nationale de la Santé Publique, section médecins, 1967-1968, p. 49.

(2) D'ap. Marie Alexandrine MARTIN, op. cit., n. 17, p. 288.

(3) D'ap. CHUON Sotha, Alimentation des femmes enceintes et allaitantes en République Khmère, Rennes, mémoire de l'Ecole Nationale de la Santé Publique, section médecins, 1973-1974, p. 49.

1 Les circonscriptions administratives sont les suivantes (chiffres de 1972) : 19 provinces, 119 districts (srok), 1 120 communes (khum), villages.

Il existe néanmoins des ombres au tableau. Cette politique volontariste menée tambour battant crée un réseau hospitalier fragile qui dispose parfois de moyens de fonctionnement insuffisants. Des observateurs de l'époque décrivent des scènes d'inauguration de bâtiments où, une fois les discours achevés, les fleurs fanées et les applaudissements éteints, l'infirmerie de commune ou le dispensaire de district végète sans médicaments ni matériel, quand ce n'est pas sans personnel.

Cette œuvre d'apparat a souvent été critiquée, surtout lorsque le Cambodge, après 1963-1964, connaît des difficultés financières sans pour autant renoncer à des réalisations de prestige (décidées par le prince lui-même) comme le stade olympique de Phnom Penh qui accueillera, en 1966, la foule venue acclamer le Général de Gaulle. Ces réalisations contribuent pourtant, sur le plan symbolique, à la mise en scène de la version cambodgienne de l'Etat-providence ; providence incarnée par le prince qui pourvoit aux besoins de son peuple comme le grand roi bouddhiste (mahayaniste) Jayavarman VII du XII-XIIe siècle dont l'éloge proclame que “le mal qui afflige le corps des hommes devenait chez lui mal de l'âme et d'autant plus cuisant”1.

L'œuvre hospitalière de Jayavarman VII est connue par des stèles, traduites et publiées par des épigraphistes français de l'Ecole Française d'Extrême-Orient dès le début du XXe siècle2, ainsi que par des vestiges archéologiques. La geste médicale de la royauté khmère entre ainsi dans le mouvement général de l'histoire officielle cambodgienne, composée par les chercheurs français, puis reprise à leur compte par les Cambodgiens. Succédant à la grandeur de la civilisation angkorienne, le mouvement est celui de la décadence et de l'entrée dans “la nuit où la première lueur apparaîtra avec l'occupation française”3. Réalisations de prestige d'une part, dispensaires ruraux pour le “petit peuple” d'autre part, c'est dans cette vision de la décadence et de la résurrection khmères qu'il faut insérer la politique générale du Sangkum et en particulier ses directives de construction hospitalière4.

1 Stance XIII de la stèle de Say Fong (inscription de fondation d'un hôpital), in Louis FINOT, “Notes et mélanges. Les doublets de la stèle de Say-Fong (Lettre de M. A. Barth)”, Bulletin de l'Ecole Française d'Extr.-Orient, 1903, III, p. 462.

2 Louis FINOT (dès 1903), George COEDES (dès 1906) puis Claude JACQUES (1968) entreprennent des recherches à ce sujet.

3 Bernard MENAUT, Matière médicale cambodgienne, Hanoi : Imprimerie d'Extrême-Orient, 1930, p. 11.

4 C'est bien de construction hospitalière qu'il s'agit. On remarque en effet que les médecins cambodgiens n'ont jamais construit de discours collectif dans lequel ils revendiqueraient l'héritage de la médecine traditionnelle savante, en usage dans la prestigieuse Angkor.

Pourtant, après 1963-1964, les contraintes financières deviennent de plus en plus pressantes et les dons privés sont volontiers sollicités, au point qu'ils représentent “une bonne partie”1 du budget consacré aux constructions. Le prince Sihanouk invite par ailleurs les administrations à réduire leurs dépenses de fonctionnement, en pointant les dépassements budgétaires “difficilement justifiables”

(le ministère de la Santé fait partie des départements épinglés)2. Il en appelle à “la conscience professionnelle et au patriotisme de tous” pour redresser une situation budgétaire précaire.

C'est également un souci de prestige qui est à l'origine de la construction de l'hôpital Calmette par la France. Cet hôpital restera un établissement de référence où nombre de jeunes médecins cambodgiens souhaitent exercer. Sa construction a cependant été l'occasion de longs pourparlers qu'il est intéressant de décrire car ils illustrent bien le processus de décolonisation vu au prisme de la santé et met à jour les conceptions de la coopération médicale qui prévalent alors.

1 UNG Teng, Place des problèmes de nutrition dans la Santé Publique au Cambodge, Rennes, mémoire de l'Ecole Nationale de la Santé Publique, section médecins, 1967-1968, p. 46.

2 M.A.E., Série Cambodge-Laos-Viêt Nam, Sous-série Cambodge, Message de l'Ambassade de France au Ministre des A.E. Couve de Murville, 19 juill. 1962, Carton 36. Ce message nuance fortement la version selon laquelle le Cambodge entre dans la crise économique après la rupture de 1963 avec les Etats-Unis, et qui affirme d'autre part que le prince, bercé par les rapports enthousiastes que lui font ses administrateurs, ne l'a pas vue venir.

151

a) Objectifs français, objectifs cambodgiens

Dans l'esprit de ses concepteurs, l'hôpital doit remplir plusieurs fonctions.

Outre les considérations générales de politique étrangère évoquées, il a pour rôle premier d'accueillir les ressortissants français et, en particulier, les deux mille fonctionnaires en poste au Cambodge, ainsi que leurs familles. En second lieu, des préoccupations financières font pencher les réflexions vers une solution

“mixte” : Calmette doit faire office de clinique privée – aux tarifs suffisamment élevés pour autoriser un auto-financement à moyen terme – soignant la clientèle locale, tout en étant un établissement public français. Les quelques médecins libéraux français encore en activité à Phnom Penh sont pour quelque chose, semble-t-il, dans cette seconde disposition. Organisés en groupe de pression, ils font savoir qu'ils espèrent bénéficier des services du futur hôpital et y faire admettre leurs patients. L'opération ainsi pensée fait une place minime, on le voit, aux praticiens cambodgiens.

Elle est mal ressentie par ces derniers qui parlent volontiers en privé

“d'Etat dans l'Etat”. Certains se disent choqués par le caractère réservé de cette clinique de luxe, inaccessible à la grande majorité des patients cambodgiens, quand la politique officielle du Sangkum est celle de la gratuité des soins1. Mais cette opinion s'exprime en sourdine et ne s'accompagne d'aucun mouvement collectif de leur part. C'est l'administration royale qui se charge de rechercher les points d'ancrage pour la construction de l'autonomie de la profession médicale cambodgienne alors balbutiante.

Elle n'entend pas rester à l'écart de la médecine de pointe où la France tend à reconstituer un monopole. C'est à propos du statut juridique de l'établissement que vont, tout d'abord, s'exprimer ces oppositions discrètes.

b) Scène I. Le statut juridique de Calmette

En janvier 1959, le Gouvernement Royal autorise l'ouverture de Calmette malgré l'absence de statut clairement défini. Le Conseil d'Etat français a refusé l'appellation de “fondation d'utilité publique”, qui masquerait le caractère public des

1 Entretiens personnels avec des médecins qui exerçaient alors.

fonds investis dans la construction ; d'autant que les prévisions budgétaires sont régulièrement dépassées et que l'effort financier consenti est de plus en plus lourd. En janvier 1960, pour “éviter de froisser les susceptibilités cambodgiennes”1, un accord provisoire est réalisé autour d'un “Centre Médico-Chirurgical Calmette”, sans que le problème de fond soit pour autant résolu. Les pressions cambodgiennes se font dès lors plus précises : les services fiscaux royaux assimilent l'hôpital à une entreprise privée et l'assujettissent à l'impôt, tout en admettant la possibilité d'arrangements financiers si la France accepte la cession de la propriété au bout d'une dizaine d'années, temps nécessaire à la formation des cadres cambodgiens devant remplacer les coopérants français.

Les représentants de la France temporisent. Diverses maladresses diplomatiques montrent que l'invention d'un nouveau mode de dialogue entre anciens protecteurs et protégés en est à ses prémisses. Les Cambodgiens apprécient modérément, par exemple, que leurs compatriotes devant siéger au Conseil d'Administration de Calmette soient nommés par le ministère des Affaires Etrangères français. Les textes sont modifiés en conséquence mais la tension persiste en sourdine, sous la courtoisie d'usage. Elle se transforme en franche polémique – procédé pourtant inhabituel à l'égard des étrangers – lorsqu'il est question de remplacer les médecins civils français en poste à Calmette par des médecins militaires.

c) Scène II. La venue de médecins militaires français

Les opinions françaises, au quai d'Orsay comme à Phnom Penh, sont profondément divisées sur ce sujet car elles expriment des différences idéologiques plus générales, liées aux méthodes de ce que l'on pourrait appeler la décolonisation médicale de l'Indochine. C'est encore le Viêt Nam, par l'entremise de l'hôpital Grall de Saigon, qui sert de modèle aux réflexions concernant Calmette. Après les pourparlers de Genève (1954), le gouvernement pro-américain de Ngo Dinh Diem au Sud-Viêt Nam a en effet

“vietnamisé”2 cet établissement, aux termes d'“accords très peu francophiles”3. A cette

1 Sauf indications contraires, les expressions entre guillemets sont reprises de M.A.E., Série Cambodge-Laos-Viêt Nam, Sous-Série Cambodge, “Calmette”, Dossier 32.

2 Néologisme emprunté au dossier Calmette, M.A.E., qui parle de “vietnamisation”.

3 Selon les termes d'un médecin militaire français ayant exercé des responsabilités dans les deux établissements saigonnais et phnompenhois.

des experts en mission brève.

Les tensions se répercutent chez les expatriés au Cambodge, où elles trouvent à s'exprimer à travers des antagonismes de corps (médecins civils et militaires, enseignants et militaires), dont certains étaient déjà perceptibles sous le Protectorat, parfois ravivées par des conflits d'intérêts ou des rivalités plus personnels. Ce climat troublé n'est favorable ni à une activité hospitalière sereine, ni à l'image extérieure de l'hôpital Calmette. C'est dans ce contexte qu'est envisagée une “solution militaire”

prévoyant l'envoi d'une équipe médicale “homogène”.

Les autorités cambodgiennes observent la situation et en tirent matière à réorienter les négociations. Le pavé dans la mare est lancé par un article paru le 7 août 1961 dans La Dépêche du Cambodge, journal dirigé par un homme de gauche, alors conseiller du prince1. Sous le titre “Une méthode d'un autre temps”, il s'oppose à la venue de médecins militaires, en insistant sur le caractère unilatéral des décisions prises par le quai d'Orsay, au sujet d'une affaire qui implique la souveraineté du Cambodge.

Les autorités cambodgiennes observent la situation et en tirent matière à réorienter les négociations. Le pavé dans la mare est lancé par un article paru le 7 août 1961 dans La Dépêche du Cambodge, journal dirigé par un homme de gauche, alors conseiller du prince1. Sous le titre “Une méthode d'un autre temps”, il s'oppose à la venue de médecins militaires, en insistant sur le caractère unilatéral des décisions prises par le quai d'Orsay, au sujet d'une affaire qui implique la souveraineté du Cambodge.