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- Déportations sous le Kampuchea Démocratique (1975-1979)

Source : Eva Mysliwiec, L'isolement international du Kampuchea, Oxfal, Bruxelles, 1987.

D'ap. Raoul M. JENNAR, Les clés du Cambodge, Maisonneuse et Larose, 1995, p. 321.

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B - Le système de santé khmer rouge : pureté idéologique et rapport à la réalité

1 - “Le médicament essentiel pour soigner la maladie est la nourriture”1 Du point de vue des rapports du Cambodge avec l'aide et l'influence étrangères, le constat de départ des dirigeants khmers rouges n'est guère différent de celui des gouvernants précédents. Le Cambodge est un pays qui ne cesse de se réduire comme une peau de chagrin. Il doit retrouver l'époque glorieuse d'Angkor et la révolution khmère se présente comme une épopée des temps modernes, seule capable de laver les humiliations passées. Si les communistes cambodgiens ont, en leur temps, soutenu le neutralisme sihanoukiste basé sur des alliances équilibrées, ils proposent à présent une version plus radicale de la souveraineté. Le rejet total de l'aide étrangère – hormis celle de la Chine et dont on se prémunit en contrôlant strictement les experts – est à la base de la politique de développement économique, comme on peut le lire dans l'introduction du Plan Quadriennal, qui devait couvrir les années 1977-1980.

“Nous n'avons pas d'assistance de l'extérieur pour l'industrie ou l'agriculture [...] D'une manière générale, les autres pays (socialistes) ont été fortement assistés par le capital étranger après leur libération. Pour nous, à présent, il y a l'aide chinoise, mais elle est faible comparée à d'autres pays. C'est la politique de notre Parti. [...] C'est parce que, si nous demandions leur aide [à des pays socialistes étrangers], ils nous imposeraient à coup sûr des conditions politiques”2.

L'auto-suffisance, dans ces conditions, doit s'appuyer sur les atouts économiques nationaux, en l'occurrence la production rizicole. Grâce à une augmentation considérable des surfaces et des rendements, dans un pays déjà dévasté par cinq années de guerre, le riz doit devenir la première monnaie d'échange avec l'extérieur et permettre, dans un second temps, le développement des secteurs industriels légers et lourds, comme le préconisait Mao. Pour accomplir ce “super grand bond en avant”, plus rapidement que dans n'importe quelle autre société révolutionnaire, la

1 Extrait du “Drapeau Révolutionnaire” (Tung Padevat), organe du Parti, cité par Ben KIERNAN, “Pol Pot...”, art. cit., p. 193.

2 “The Party's Four-Year Plan to Build Socialism in All Fields, 1977-1980”, in David P. CHANDLER, Ben KIERNAN and Chanthou BOUA, Pol Pot Plans the Future. Confidential Leadership Documents from Democratic Kampuchea, 1976-1977, New Haven, Conn. : Yale Univ. Southeast Asia Studies, 1988, p. 47. Ce Plan devait être rendu public en septembre 1976. Il n'a finalement circulé que dans un cercle restreint de responsables. Traduction personnelle.

majeure partie des forces humaines doivent être mobilisées dans de vastes “offensives”

de travaux rizicoles (repiquage, désherbage, moisson), de défrichage et de mise en culture, de construction de digues destinées à l'irrigation des rizières, de barrages hydrauliques, de routes.

Mais il ne faut pas uniquement voir, dans cette directive exprimée d'auto-suffisance et de développement agraire, la volonté d'utiliser de “grands moyens” pour arriver à une fin précise. L'idéologie, dans les régimes totalitaire, est transformée en simple procédé d'organisation qui n'est pas soumis à un impératif de réussite. “Les mouvements totalitaires se servent du socialisme et du racisme [respectivement dans les régimes stalinien et nazi] en les vidant de leur contenu utilitaire, intérêts d'une classe ou d'une nation. La forme de prédiction infaillible sous laquelle étaient présentés ces concepts est devenue plus importante que leur contenu. La première qualification d'un chef de masses [l'Angkar dans le cas cambodgien] est désormais une incessante infaillibilité ; il ne peut jamais admettre d'erreur. De plus, la présomption d'infaillibilité est fondée moins sur son intelligence supérieure que sur son interprétation correcte des forces essentiellement sûres de l'histoire ou de la nature, forces que ni la défaite ni la ruine ne peuvent démentir, puisqu'elles doivent nécessairement s'affirmer à long terme ”1, calculé en dizaines d'années voire en siècles.

1 Hannah ARENDT, op. cit., pp. 74-75.

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L'idéologie de l'auto-suffisance et du développement de la production agricole permettent ainsi la mise en place des grands travaux forcés qui maintiennent les masses en mouvement permanent. Tous les citadins et les réfugiés des villes, en particulier, sont déportés vers les zones de production pour contribuer à ces tâches. Les exigences fixées par le Centre portent tout particulièrement sur la Zone Nord-Ouest, la plus riche productrice de paddy avant-guerre (voir carte IV, page suivante), où un million de citadins est déplacé. Le travail ne suffit pas à produire les quantités demandées puisqu'il est réalisé à mains nues la plupart du temps1, par des gens peu habitués à ces contraintes et dirigé par des cadres souvent incompétents – tandis que les techniciens qui auraient pu aider à rationaliser la production agricole sont exclus. Pour cacher les rendements insuffisants, les cadres truquent les chiffres et réduisent les rations alimentaires pour expédier, coûte que coûte, le riz au Centre. A partir de 1976-1977, la famine s'installe véritablement, faisant de très nombreuses victimes. Le principe de l'auto-subsistance poussé à ses ultimes conséquences nous montre ainsi, à l'œuvre, ce “mépris totalitaire pour la réalité et les faits”2 et cette “tyrannie de la logique”3 selon lesquels, une fois décidée l'auto-subsistance, elle doit survenir coûte que coûte car elle va dans le sens de l'Histoire, animée d'un mouvement propre. Le slogan

“le médicament essentiel [...] est la nourriture” s'avère cruellement exact dans cette logique.

1 Le groupe de Pol Pot se montre défavorable à la mécanisation de l'agriculture, contrairement aux communistes proches du Viêt Nam. Le Secrétaire de la Zone Nord-Ouest, où l'on utilise des tracteurs, sera éliminé et qualifié d'“agent du K.G.B.” D'ap. Ben KIERNAN, “Pol Pot ...”, art. cit. p. 194.

2 Hannah ARENDT, p. 199.

3 Ibid., p. 223.