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Le recentrement sur la prophylaxie et l'hygiène publique

Carte II - La Cochinchine française

III - L'ORGANISATION POLITIQUE DE LA SANTÉ : UNE DISPOSITION GÉNÉRALE POUR UN BUDGET LOCAL

E- Le recentrement sur la prophylaxie et l'hygiène publique

Lorsqu'en 1912, l'Inspection Générale fait le bilan des réalisations médicales au profit des populations indigènes, celui-ci n'est pas très positif1. Là encore, la question financière est au cœur des préoccupations. L'organisation administrative de la médecine curative s'avère onéreuse et s'harmonise mal aux disparités démographiques des territoires et des provinces. L'action demeure limitée aux chefs-lieux et ne touche guère l'intérieur. Cette action même fait souvent office d'assistance sociale (qui sera créée en 1929) plus que d'assistance médicale. Les indigents envahissent les hôpitaux de province et tiennent à l'écart les classes aisées qui répugnent à la promiscuité ; répugnance donnée pour purement “annamite”2.

Ce n'est pas tant, d'ailleurs, le montant des sommes investies qui pose problème – les “sacrifices consentis”, disent plusieurs rapports – que leur productivité et leur attribution équitable : “Les efforts financiers ne sont pas toujours en rapport avec les besoins du programme à poursuivre ; les populations rurales, qui cependant payent l'impôt, n'ont bénéficié que faiblement de ces crédits par rapport aux grandes villes et aux centres urbains et provinciaux”3. Le bilan se veut finalement crûment réaliste : “on ne saurait prétendre assurer les soins à tous les malades que fournit normalement une

1 Laurent GAIDE, op. cit., p. 41 sq.

2 Yvonne TURIN (op. cit., p. 31 sq.) décrit, pour la première période coloniale en Algérie (1830-1848), le même souci des classes aisées autochtones d'éviter la fréquentation des pauvres sur les bancs de l'école française. Mais – et c'est un fait qui n'apparaît pas à notre connaissance dans la littérature indochinoise – leur méfiance pour les services coloniaux, éducatif et médical, a aussi pour origine une prise de conscience forte et précoce du caractère politique de ces services.

3 Laurent GAIDE, op.cit., p. 44.

population de plusieurs millions d'habitants”1. La solution est ailleurs. Il convient de privilégier la prophylaxie et l'hygiène et de n'accorder qu'une attention secondaire au développement des formations hospitalières. C'est dans ce sens que se développeront les politiques de santé ultérieures, sous l'impulsion du premier gouvernement général d'Albert Sarraut (1911-1914).

Sans doute faut-il également voir, dans ce changement de direction de la politique sanitaire indochinoise, l'influence des pastoriens, à l'instar du lobbying politico-scientifique exercé par la Société de Pathologie Exotique – fondée en 1907 sous le patronage d'Emile Roux, premier disciple de Pasteur et sommité du monde médical – sur les autorités françaises de l'Afrique Occidentale via le ministère des Colonies2. L'Indochine constitue en effet un formidable champ d'expérience où “la toile pastorienne tissée [...] s'est imposée non seulement comme la première du genre dans le monde colonisé mais aussi comme la plus étendue, la plus serrée.”3 Cette “toile” prend une double dimension, alliant la recherche4 et la lutte contre les pathologies tropicales, par la promotion inlassable de l'hygiène publique et la production de vaccins (notamment contre la rage, la variole, la tuberculose) qui sont diffusés dans tout l'Extrême-Orient.

Dès lors en effet, le Gouvernement Général prend diverses mesures administratives renforçant la construction de léproseries (circulaire de 1912) et précisant le rôle des diverses catégories de personnel dans la lutte contre les épidémies (circulaire

1 Laurent GAIDE, op. cit., p. 43. Sur ce point et au cours de la même période, la politique sanitaire du Protectorat du Maroc se définit de la même façon. L'idée se fait jour qu'il “doit y avoir deux circuits médicaux séparés [l'européen et l'indigène], deux styles par conséquent et deux pratiques de la médecine, l'une rudimentaire ajustée à des collectivités, l'autre sophistiquée adaptée à des individus”. Voir Daniel RIVET, “Hygiénisme colonial et médicalisation de la société marocaine au temps du Protectorat français (1912-1956)”, in Elisabeth LONGUENESSE (dir.), Santé, médecine et société dans le monde arabe, Paris/Lyon : L'Harmattan/Maison de l'Orient Méditerranéen, 1995, p. 112.

2 Jean-Paul BADO, op. cit., p. 150 sq. La Société exerce une pression politique, en particulier, pour voir appliquer ses propositions de lutte contre la maladie du sommeil. Les résistances que rencontraient les membres de la Société tenaient au fait que la lutte contre la trypanosomiase pouvait freiner la mise en valeur du territoire colonial (comme la limitation des déplacement de main d'œuvre). Mais les liens entre le pouvoir politique colonial et les pastoriens ont été beaucoup plus ambigus que cela, comme l'analyse Jean-Pierre DOZON (“Quand les pastoriens traquaient la maladie du sommeil”, Sciences Sociales et Santé, nov. 1985, III, 3-4, pp. 27-56).

3 Laurence MONNAIS-ROUSSELOT, Médecine et colonisation, op. cit., p. 408.

4 Yersin pratique ses recherches sur la lèpre en Indochine et à Hong Kong. Ses compagnons Angier, Rouffandis, Richaud, Jeanselme, parmi beaucoup d'autres, parcourent les colonies indochinoises et publient sur la tuberculose, la lèpre, le béri-béri, le pian, le choléra, la variole ou, plus généralement, dressent des topographies médicales de régions. Cf Laurence MONNAIS-ROUSSELOT, Médecine et colonisation, op. cit. (chap. X, “La colonisation au service de la science ?”, pp. 399-440).

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de 1913). Il fait créer des instituts d'hygiène et de bactériologie au Cambodge, au Tonkin (fusion du laboratoire d'hygiène de l'Indochine à Hanoi avec le laboratoire de bactériologie du Tonkin), en Annam (1913), diffuse des mesures à prendre concernant l'eau potable, préconise des conférences d'hygiène dans les écoles, multiplie les appels à la création de dispensaires anti-vénériens dans les centres de garnison, etc. L'Institut Pasteur de Saigon, créé par Calmette en 1891 à la demande de Pasteur, regroupe peu à peu l'ensemble des services de production et de recherche sur les vaccins (antirabiques, antivarioliques), le paludisme, les analyses alimentaires contre la répression des fraudes.

Il est vrai que la variole, le choléra, la peste, le paludisme font des ravages effroyables dans la population. Les débuts de la vaccination antivariolique au Cambodge, vers 1894, sont laborieux. Les médecins réclament inlassablement l'instauration d'un service mobile analogue à celui de la Cochinchine (1867), où le Dr Calmette vient d'établir un institut vaccinogène à Saigon en 1891, destiné à fournir toute l'Union.

Le Dr Nogué, chargé de la “vaccine mobile” en 1897 à la suite d'une terrible épidémie qui a fait des victimes dans les rangs français, entreprend courageusement des tournées dans tout le pays. Progressant en chaloupe à vapeur, en pirogue, à cheval ou à dos d'éléphant, l'intrépide médecin progresse un peu au hasard, mal informé des implantations villageoises, dont la dispersion a de quoi surprendre les habitués des villages “annamites” bien groupés. Il connaît des succès variés. En Kompong Thom où son équipe s'arrête à chaque village pour expliquer le but de la visite, il doit supplier les parents de laisser inoculer leurs enfants en échange de cadeaux, et pratique péniblement quatre cent soixante-quatre inoculations.

L'entreprise se heurte à des difficultés multiples : méfiance des Cambodgiens qui connaissent pourtant bien la variolisation1 ; peur de se voir ainsi inoculer une “sorte de francisation, dont ils ne veulent à aucun prix ; car, de ce fait, ils perdraient leur caractère national”2 ; indifférence de certains résidents provinciaux comme celui de Kompong Thom qui a surnommé sa province la “Sibérie tropicale” ; hostilité des médecins traditionnels, enfin, qui tirent de la variolisation une source de

1 La variolisation consiste le plus souvent à inoculer les enfants à partir d'une croûte de pustule desséchée ou de pus frais. Le procédé est considéré dangereux car la virulence n'est pas toujours atténuée comme elle l'est avec le vaccin. Selon les écrits de médecins coloniaux, la variolisation est anciennement pratiquée au Cambodge. Certains d'entre eux pensent que les Chinois ou les Malais installés dans le pays ont répandu la pratique. Mais d'autres ont vu de vieilles femmes inoculer des enfants dans les villages.

2 J. NOGUE, “Contribution à la géographie médicale. Missions de vaccine au Cambodge”, Annales d'Hygiène et de Médecine Coloniales, avr.-mai 1898, I, p. 187.

revenu1. De meilleurs résultats sont obtenus dans d'autres endroits, avec le concours des autorités cambodgiennes. Le Dr Nogué peut ainsi vacciner malgré tout plus de 21 000 enfants en une année. Les vaccinations progressent encore. 1899 est une année exceptionnelle avec 114 516 vaccinations2 contre 40 430 en 1901 et près de 400 000 trente ans plus tard3. Seule ombre au tableau, le contrôle des pustules à fin de vérification est presque impossible car les parents négligent de ramener leurs enfants.

En 1936, sur les 568 000 vaccinations pratiquées (dont 357 000 revaccinations), 92 000 ont pu être contrôlées et 35 000 s'avéraient positives. Si la recherche microbiologique est largement, alors, une science coloniale, en revanche la lutte contre les épidémies ne semble pas avoir pris la tournure autoritaire et presque militariste qu'elle a pu prendre dans les territoires africains de l'empire colonial français4.

Le vaccin s'améliore grâce à une série d'expérimentations pour lesquelles l'Indochine constitue un terrain privilégié5, étudié d'abord à l'Institut vaccinogène de Saigon, prélude au premier Institut Pasteur d'outre-mer. Certaines difficultés persistent néanmoins dont la principale est la conservation du vaccin pendant le transport et l'atténuation de sa virulence. Cela motive la création d'autres Instituts vaccinogènes, l'un à Thaï-Ha-Ap près de Hanoi et l'autre à Xieng-Khouang, au Laos. Le Cambodge continue, quant à lui, de se fournir à Saigon. Le vaccin sec, l'une des réussites de l'Institut de Saigon, est trop cher pour voir son usage généralisé dans le Protectorat6. Le personnel médical provincial reste par ailleurs trop réduit pour envisager des tournées dans une campagne à la population clairsemée et son action se limite souvent au chef-lieu où les vaccinations sont entreprises à jour fixe.

Le choléra est également une source de préoccupation et subsiste à l'état de forte endémicité au Cambodge, à raison de 1 000 à 2 000 cas annuels. De violentes épidémies, comme en 1895, en 1912, en 1926 (où elles couvrent toute l'Indochine) font

1 ANGIER, op. cit., p. 57.

2 Gustave MARTIN, “Service de la vaccine au Cambodge”, Annales d'Hygiène et de Médecine Coloniales, 1902, p. 499.

3 René MORIZON, op. cit., p. 210.

4 Jean-Pierre DOZON, “Quand les pastoriens traquaient la maladie du sommeil”, art. cit.

5 Annick GUENEL, “Lutte contre la variole en Indochine : variolisation contre vaccination ?”, History and Philosophy of Life Sciences, 1995, 17, pp. 55-79 et NGUYEN Vi Son, Calmette et son œuvre à Saigon, Thèse pour le doctorat de médecine, Univ. de Saigon, 1971, 138 p.

6 Pharo, 1936, op. cit.

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plusieurs milliers de victimes à intervalles réguliers. Les mesures prises sont limitées.

120 000 vaccinations sont pratiquées en 1929 mais les médecins restent impuissants et incriminent la réticence de la population et son manque d'hygiène. En Kompong Cham, en 1928, par exemple, les médecins sont heureux de constater une baisse de la morbidité – jusque-là maintenue à 1 000 cas par an – qu'ils attribuent à la vaccination et au forage de puits. Mais c'est pour la voir remonter ensuite aussi fortement (883 cas en 1926).

L'essentiel des mesures d'assainissement des eaux est pris dans la capitale, avec des travaux d'hygiène publique commencés dès le début du XXe siècle.

La ville, construite sur un terrain marécageux, est remblayée et les eaux drainées par des digues (dont l'une est due au père du roi Norodom). Mais l'essentiel de cet effort de drainage porte sur le quartier français. Un service de voirie passe ramasser les déchets et les achemine vers un dépotoir à l'extérieur de l'agglomération où l'on étudie un système d'incinération des ordures. Les vidanges quotidiennes des latrines sont assurées à l'hôpital, à la caserne et dans les locaux du Protectorat. Le service ambulant passe, tous les trois ou quatre jours seulement, chez les particuliers.

La commission d'hygiène a proposé la construction de latrines publiques, déplorant que les indigènes puisent leur eau de consommation dans les mares au-dessus desquelles ils défèquent1. L'eau est filtrée à l'hôpital et à la prison mais le problème subsiste car le Tonlé Sap (fleuve rejoignant le Mékong à Phnom Penh) est “pendant les mois de janvier, février, mars et avril [...] une véritable dilution de matières fécales”2. Des projets sont alors à l'étude pour puiser de l'eau au milieu du fleuve et la purifier.

Les égouts sont terminés à Phnom Penh dans la période 1911-1914 – ainsi qu'à Saigon et Cholon (la ville “chinoise” de Saigon) – avec un début de canalisation d'eau car “le Cambodgien, par habitude et par paresse” ne fait pas bouillir l'eau. On étudie alors un nouveau procédé simple et bon marché de filtrage de l'eau. En province, en 1921, il “reste beaucoup à faire”, malgré les 9 780 vaccinations anticholériques pratiquées3. En 1928, l'eau est enfin grossièrement filtrée dans tous les chefs-lieux mais la mesure reste insuffisante en quantité et en qualité. Seul Kampot dispose d'égouts.

1 Cette habitude s'observe aujourd'hui aussi.

2 ANGIER, op. cit, , p. 50.

3 C.A.O.M., Mission Picanon, op. cit.

D'autres mesures, enfin, seront prises contre la peste, qui reste endémique à Phnom Penh ; la lèpre, avec une léproserie à Troeung (province de Kompong Cham) et la consignation des autres malades dans leurs villages ; et le paludisme, avec un service de “quinine d'Etat” à prix réduit.

Les mesures de prévention des épidémies de variole, de choléra, de peste ainsi que contre l'endémie palustre, qui touchent aussi bien les Français que les Cambodgiens, ont contribué à réduire la mortalité due à ces affections, même si les méthodes sont encore tâtonnantes et si les travaux d'hygiène publique continuent d'être réalisés, de façon prioritaire, en ville et surtout à Phnom Penh. Malgré quelques médecins tels le Dr Nogué, que l'on voit, dans les dernières années du XIXe siècle, arpenter Kompong Thom à l'aveuglette, à la recherche de villages où pratiquer la vaccine, l'idée qui s'impose est celle d'une colonie qui assume son propre service sanitaire – et encourt les risques subséquents de transmission des pathologies. Elle doit, de ce fait, fournir ses propres praticiens.

IV - LES MÉDECINS INDOCHINOIS DANS LA SITUATION COLONIALE