• Aucun résultat trouvé

II – LA PLACE DES MÉDECINS DANS L'ESPACE THÉRAPEUTIQUE

COMMENT ÉTUDIER LES MÉDECINS AU CAMBODGE ?

II – LA PLACE DES MÉDECINS DANS L'ESPACE THÉRAPEUTIQUE

Dans la société cambodgienne comme dans beaucoup d'autres, les possibilités thérapeutiques sont multiples. Chaque village ou presque a son kru (médecin traditionnel), par tradition mais aussi par décision ministérielle. Ces maîtres paysans, aux compétences diverses et diversement reconnues, ne sont pas les seuls qui, aujourd'hui, acceptent de rendre des services thérapeutiques. Des marchands ambulants sillonnent la campagne, un casier en bois rempli de bouteilles de vins médicinaux

1 Anselm STRAUSS dans Negotiations (op. cit.) présente deux exemples africains.

2 Jean-Pierre OLIVIER de SARDAN, Anthropologie et développement. Essai en socio-anthropologie du changement social, Paris : APAD/Karthala, 1995, 221 p.

chinois sur le porte-bagages de leur bicyclette, brinquebalant sur les diguettes des rizières. Des chefs de pagode transforment leur monastère en asile psychiatrique où ils tentent, à l'aide d'aspersion d'eau lustrale accompagnée de bénédictions et de musique, de soigner leurs patients, venus des quatre coins du pays quand leur réputation a dépassé les frontières du srok (terroir). Dans les quartiers pauvres des villes, ce sont de jeunes femmes en rupture de liens familiaux, qui, poussées par la pauvreté, pratiquent des massages et appliquent des ventouses. Elles commercialisent ainsi des soins considérés comme familiaux qui, d'habitude, s'exercent des cadets vers les aînés au sein de la famille. Tous ces individus et bien d'autres encore affichent des compétences, des savoirs, des spécialités, des dons multiples dont il faut tenir compte lorsque l'on étudie les médecins afin de les situer dans l'offre de soins.

Les biomédecins issus de sociétés non occidentales ont, quant à eux, été moins étudiés pour eux-mêmes que dans leur rapport à d'autres praticiens proposant une offre thérapeutique alternative, qu'elle soit concurrente ou, plus fréquemment, complémentaire. Il faut néanmoins noter plusieurs exceptions récentes – où les médecins constituent les sujets centraux des recherches –laissant présager le développement d'une anthropologie de la profession médicale1. Ces situations de coexistence thérapeutique ont été analysées soit sous l'angle de la comparaison entre des modèles cognitifs différents (scientifique/traditionnel ou spécialiste/“profane”) soit, encore, dans les termes d'une interrogation sur les formes sociales de cette coexistence.

Comme le montre Jean-Pierre Dozon dans un bilan des recherches en anthropologie de la maladie2, cette dernière a suivi l'évolution de l'anthropologie

1 Sylvia CHIFFOLEAU, Médecines et médecins en Egypte, Thèse pour le Doctorat de sociologie, EHESS, sept. 1994, 2 vol. ; Isabelle GOBATTO, Anthropologie de la profession médicale dans un pays en développement. Le cas du Burkina Faso, Thèse pour le Doctorat d'anthropologie sociale et de sociologie comparée, Univ. Paris V, 1996 et le travail d'histoire de John Iliffe, East African Doctors. A History of the Modern Profession, Cambridge : Cambridge Univ. Press, 1998, 336 p. Chacun de ces travaux aborde les médecins dans une problématique différente. Le premier fait une large place à la construction historique de la profession médicale tandis que le second s'intéresse plutôt aux contraintes actuelles pesant sur les médecins et les réponses que ceux-ci y apportent. Quant au dernier ouvrage, il traite de l'influence de trois Etats d'Afrique de l'Est, de leur régime politique et de la forme de leur système de santé sur le devenir collectif des médecins. Il faut également citer ici la description que donne Bernard HOURS de la situation des médecins laotiens qui présentent une grande similarité avec les médecins cambodgiens. Bernard HOURS et Monique SELIM, Essai d'anthropologie politique sur le Laos contemporain. Marché, socialisme et génies, Paris : L'Harmattan, 1997 (Chap. IV “La santé publique comme métaphore de l'ordre politique”, pp. 105-200.)

2 Jean-Pierre DOZON, “Avant-propos”, Sciences Sociales et Santé, numéro spécial “Anthropologie de la maladie : nouveaux lieux, nouvelles approches”, sept. 1994, XII, 3, pp. 5-13.

53

générale, en partant d'une réflexion en terme d'exception occidentale pour s'intéresser progressivement aux points d'intersection entre sociétés “traditionnelles” et sociétés

“modernes”. Cette exception occidentale1 (déjà à l'œuvre, comme on l'a vu, dans le concept sociologique de “profession”) apparaît, en particulier, lorsqu'il est question d'interroger les différences entre des modèles cognitifs médicaux “modernes” et

“traditionnels”. Et la question de leur hétérogénéité, ainsi que de l'irréductibilité du modèle médical scientifique aux autres schémas thérapeutiques a parcouru une partie de la littérature en sciences sociales ; celle, notamment, appartenant aux courants de l'anthropologie médicale et de l'ethnomédecine qui postulent, plus ou moins explicitement, l'universalité du modèle occidental – du fait des invariants biologiques sur lequel il s'appuie et de l'efficacité thérapeutique dont il fait preuve. De là la difficulté, voire le malaise, à le comparer à des modèles “traditionnels” quand, rappelant le principe du relativisme culturel, l'anthropologie médicale réaffirme le fondement historique et culturel de toute médecine sans toutefois se départir des catégories biomédicales2.

Dans cette perspective, on est amené à s'interroger sur l'efficacité propre des médecines “traditionnelles”3, souvent en termes de placebo ou d'efficacité symbolique, reprenant ainsi d'anciennes réflexions de la sociologie ou de

1 Même s'il n'a pas directement travaillé sur la médecine, la pensée de Martin HEIDEGGER sur le caractère révolutionnaire de la théorie scientique du réel est une pensée de la nouveauté radicale (inquiétante et dangereuse) de la science occidentale. Cf Martin HEIDEGGER, Essais et conférences, Paris : Gallimard, 1958 (“La question de la technique”, pp. 9-48 et “Science et méditation”, pp. 49-78) [1ère éd. allemande 1954]. D'une façon indirecte, le choix de notre sujet est né de cette lecture et de la volonté d'interroger, sur un terrain anthropologique, le savoir scientifique occidental.

2 Voir par exemple A. RETEL-LAURENTIN et al., Une anthropologie médicale en France ?, Paris : CNRS, 1983, 164 p. ; François RAVEAU, “Des ambiguïtés de l'anthropologie médicale”, Cahiers d'anthropologie et biométrie humaine, 1983, I, 2, pp. I-VI. On peut citer quelques contre-exemples où la visée comparatiste cherche, au contraire, à montrer des similarités ou à déplacer les points de différences.

C'est le cas du texte devenu classique de Robin HORTON, “African Traditional Thought and Western Science”, Africa, London, 1967, XXXVII, 1-2 : 50-71 et 155-187) qui conclue à des processus intellectuels similaires entre la pensée africaine traditionnelle et la démarche scientifique. D'une façon différente, c'est également le cas de François LAPLANTINE (Anthropologie de la maladie, Paris : Payot, 1986, p. 235) quand il dégage des “formes élémentaires de la maladie et de la guérison” dont les combinaisons, très nombreuses, forment la multitude des systèmes étiologico-thérapeutiques s'exprimant dans chaque société. Il ne distingue pas, à cet égard, de statut épistémologique particulier pour le modèle biomédical.

3 Jean BENOIST, “La question de l'efficacité en anthropologie médicale”, Colloque Médecines du monde. Anthropologie et pratique médicale, Paris, 27 et 28 janvier 1986 ; Jacques DUFRESNE, “Aspects culturels de la santé et de la maladie”, in Traité d'anthropologie médicale, Québec/Paris : Presses de l'Univ. du Québec/Presses de l'Univ. de Lyon, 1985, pp. 241-251. Et aussi (et surtout) M.-E. GRUENAIS et D. MAYALA, “Comment se débarrasser de l'efficacité symbolique de la médecine traditionnelle ?”, Politique africaine, 1988, 31, pp. 51-61.

l'anthropologie, relatives à la dimension psychologique de la maladie1. Les médecins cambodgiens interrogés à propos de la “médecine traditionnelle khmère”2 l'évoquent, comme nous le verrons, de manière semblable en évoquant instantanément son efficacité symbolique supposée et en ayant immédiatement à la bouche le terme de placebo.

Outre ces essais de comparaison entre fondements cognitifs du modèle médical scientifique et de modèles “traditionnels”, la mise en parallèle porte parfois, dans des termes analogues, entre médecine savante et médecine populaire. Les questions qui se posent alors sont celles, plus générales, que soulève la “culture populaire” : faut-il la considérer comme une culture dominée, sans dynamisme ni créativité propres ou, au contraire, comme une culture “authentique” et autonome qui ne devrait rien à cette même culture dominante3 ? Cette thérapeutique populaire constitue-t-elle un bricolage – au sens que Claude Lévi-Strauss donne au terme appliqué à la créativité mythique – ou, au contraire, comme le montre François Laplantine à propos de la médecine des campagnes françaises, des pratiques disparates en déliquescence, n'inventant ou n'intégrant plus rien de nouveau et subissant totalement la domination de l'institution biomédicale4 ? Enfin, pour d'autres comme Francis Zimmermann travaillant dans le Kerala auprès de brahmanes – lettrés aux côtés desquels il a lu les traités médicaux de l'ayurvédisme et dont il a observé les consultations –, la distinction médecine savante/médecine populaire n'a pas lieu d'être car “en réalité, les représentations et les pratiques médicales [qu'il] observe sur le terrain sont savantes de part en part, [et] le mot 'populaire' n'a pas de sens”5, il est un simple avatar des

1 Voir les textes précurseurs de Marcel MAUSS, Sociologie et anthropologie, Paris : PUF, 1985 (“Effet physique chez l'individu de l'idée de mort suggérée par la collectivité”, pp. 311-330) [1ère éd. 1926] et de Claude LEVI-STRAUSS, Anthropologie structurale, Paris : Plon, 1974 (“L'efficacité symbolique”, pp.

213-234) [1ère éd. 1958]. D'une certaine façon l'on peut ajouter, pour un exemple occidental, Michaël BALINT, Le médecin son malade et la maladie, Paris : PUF, 1960 [1ère éd. angl. 1957].

2 Bien que cette “médecine traditionnelle khmère” prenne de multiples visages, nous avons pris le parti, lors des interviews avec les médecins, de conserver cette dénomination vague et globale pour laisser à nos interlocuteurs le soin de la préciser comme ils l'entendaient.

3 Voir Denys CUCHE, La notion de culture dans les sciences sociales, Paris : La Découverte (Coll.

“Repères”), 1996, pp. 70-74.

4 François LAPLANTINE, La médecine populaire des campagnes françaises aujourd'hui, Paris : J.P.

Delarge, 1978, 227 p.

5 Francis ZIMMERMANN, Généalogie des médecines douces, Paris : PUF, 1995, p. 16.

55

présupposés diffusionnistes postulant la dégénérescence des formes médicales savantes en conceptions populaires.

Ce débat nous intéresse directement ici car la médecine traditionnelle cambodgienne entre dans cette catégorie des médecines dites “savantes” et de tradition écrite. Le Cambodge a en effet connu une influence indienne profonde et durable dès les premiers siècles de l'ère chrétienne, par l'intermédiaire de commerçants voyageurs et de religieux. Jusqu'en 1975, il subsistait même à la cour de Phnom Penh, et bien que la religion officielle y fût le bouddhisme theravadin, dit du “Petit Véhicule”, plusieurs brahmanes, chargés de rituels royaux, en particulier des rituels d'intronisation.

L'influence indienne a ainsi marqué les arts, la littérature, l'organisation politique même, sans toutefois que le système des castes prenne réalité. Les différentes religions indiennes (hindouisme, bouddhisme du Mahayana – dit du “Grand Véhicule” – puis bouddhisme theravadin) sont attestées dans les anciens royaumes khmers indianisés.

L'introduction d'une écriture – sur le modèle du devanagari, écriture de l'Inde du Sud – a permis la reproduction de manuscrits ayurvédiques dont on trouve aujourd'hui quelques exemplaires gravés au stylet sur feuilles de latanier, dans les bibliothèques de pagodes ou les maisons des kru. Beaucoup ont toutefois été détruits par les Khmers Rouges, avec ouvrages et statues. L'on sait, cependant, que l'imprégnation culturelle indienne s'est faite à partir des classes dirigeantes. Dans la mesure où les sources archéologiques n'informent guère sur le peuple qui vivait dans leur dépendance, l'on sait peu comment elle est “descendue” le long de l'échelle sociale.

Nous sommes donc, concernant la médecine traditionnelle au Cambodge, en présence d'une double énigme – très partiellement levée par l'orientalisme et l'ethnographie – en forme de programme de travail à venir : celle, d'une part, de l'introduction de textes médicaux ayurvédiques dans l'univers culturel et écologique khmer ancien1 ; celle, ensuite, de l'influence, au cours de l'histoire, de cette médecine savante khmérisée sur les représentations et les pratiques paysannes. Les divers cultes et rituels adressés à des esprits variés – dont certains sont thérapeutiques – ont ainsi intégré des éléments du panthéon hindouiste, transformant par exemple des divinités secondaires hindouistes en génies du terroir (neak ta). Ce mouvement syncrétique ancien et profond se poursuit aujourd'hui. Ce n'est pas en tant que tel, par l'étude de la

1 Elle se pose en des termes à bien des égards similiaires à la recherche de Francis ZIMMERMANN sur l'ayurvédisme au Kerala, dans Le discours des remèdes au pays des épices, Paris : Payot, 1989, 310 p.

diffusion de traits culturels, qu'il nous retiendra ici mais par les usages sociaux qu'en font les thérapeutes actuels.

En effet, cette vision en termes de comparaison de schémas cognitifs dont nous avons évoqué certaines déclinaisons (scientifique/traditionnel ; savant/populaire et spécialiste/“profane”) présente plusieurs difficultés. D'abord, elle oblige à réfléchir à la cohérence de ces modèles. Celle-ci n'est-elle pas, en effet, reconstruite par l'anthropologue qui donne à ces schémas étiologico-thérapeutiques, une logique, une régularité et une généralisation qu'ils n'ont peut-être pas dans la réalité et qui nuisent même à leur compréhension, dans la mesure où cette reconstruction fait obstacle à leur contextualisation (c'est-à-dire au fait que certains éléments de savoir peuvent être mobilisés différemment en fonction des situations) ? Le doute est d'autant plus permis que l'on travaille dans des contextes en changement rapide comme les milieux urbains, socialement très hétérogènes où la logique et la stabilité des discours et des pratiques, des représentations et des conduites de maladie sont difficilement saisissables dans les termes d'un savoir traditionnel stable. A cet égard, il nous faudra nous demander quel rôle joue l'écrit dans la transmission du savoir thérapeutique cambodgien.

En second lieu, la comparaison, toujours peu ou prou basée sur une distinction entre rationalité scientifique d'un côté et logique magico-religieuse de l'autre,

“ne cesse de redécouvrir et de reconduire leurs différences”1. Récusant la fragmentation de l'anthropologie en sous-disciplines dont l'une prendrait en charge les faits pathologiques, Marc Augé, pour sa part, rappelle au contraire tout ce que l'anthropologie gagne à abandonner l'analyse des représentations de la maladie selon les catégories étiologiques duelles de type “personnaliste-naturaliste”, “naturelle-surnaturelle” car, écrit-il, “l'évolutionnisme historique a pour pendant le typologisme anthropologique”2. Les points d'intersection et les similitudes entre les savoirs et les représentations étiologico-thérapeutiques de tous ordres sont plus, alors, à chercher dans

1 Jean-Pierre DOZON, op. cit., p. 7.

2 Marc AUGE, “Ordre biologique, ordre social ; la maladie, forme élémentaire de l'événement”, in Marc AUGE et Claudine HERZLICH (éds.), Le sens du mal. Anthropologie, histoire, sociologie de la maladie, Paris/Montreux : Éd. Archives contemporaines, 1984, p. 44.

la quête fondamentale de sens qu'exigent les épisodes de maladie1, pour le malade et son entourage, mais aussi, dans le cas d'épidémies, pour la société toute entière – recherche de sens qui n'est pas obligatoirement satisfaite par les mêmes institutions ou les mêmes spécialistes que la prise en charge thérapeutique proprement dite2.

S'agissant, selon un autre point de vue, d'observer la pluralité thérapeutique sous l'angle des formes sociales de la coexistence thérapeutique, certains chercheurs se sont essayés à une analyse en terme de champ, à la suite de Pierre Bourdieu3. Maria Andréa Loyola4, par exemple, analyse ainsi l'offre et la demande thérapeutiques dans un quartier pauvre de la banlieue de Rio de Janeiro. Les producteurs de soins (médecins, pharmaciens, pères et mères de saints du candomble et de l'umbanda, religieux, etc.) forment, selon elle, un champ déterminé par la structure objective des relations qui les unissent et par la concurrence qui les oppose. Selon leur position dans ce champ et leurs “capitaux” économiques et culturels, ils entretiennent des relations différentes avec les patients et affichent des compétences variées.

Dans un autre contexte, occidental cette fois, Daniel Friedmann5 étudie les guérisseurs français en utilisant un cadre d'analyse analogue. Nous en avons retenu plusieurs aspects intéressants car ils fournissent, mutatis mutandis, des pistes pour analyser les thérapeutes cambodgiens : ces guérisseurs évoluent, estime le chercheur, dans un champ autonome défini par l'illégalité de leur pratique et sont, contrairement aux médecins, contraints de donner la preuve renouvelée de leur compétence thérapeutique à chaque séance avec un nouveau patient. La légitimité de leur don, lequel constitue leur “capital” initial, peut être assurée par des instances extérieures (médecins, prêtres, “maîtres”). La guérison d'un patient leur assure une légitimité supplémentaire

1 Claudine HERZLICH, Santé et maladie. Analyse d'une représentation sociale, Paris/La Haye : Mouton/EPHE, 1969.

2 Sylvie FAINZANG, “La 'maison du Blanc' : la place du dispensaire dans les stratégies thérapeutiques des Bisa du Burkina”, Sciences sociales et santé, 1985, III, 3-4, pp. 105-128 et Nicole SINDZINGRE,

“La nécessité du sens : l'explication de l'infortune chez les Senufo”, in Marc AUGE et Claudine HERZLICH (éds.), op. cit., pp. 93-122.

3 Cf par exemple Pierre BOURDIEU, “Champ du pouvoir, champ intellectuel et habitus de classe”, Scolies, 1971, 1, pp. 7-26 ; Pierre BOURDIEU, La distinction, Paris : Éd. de Minuit, 1979 (Chap. 4, “La dynamique des champs”, pp. 249-287).

4 Maria Andréa LOYOLA, L'esprit et le corps. Des thérapeutiques populaires dans la banlieue de Rio, Paris : Éd. de la M.S.H., 1983, 166 p.

5 Daniel FRIEDMANN, Les guérisseurs, Paris : Editions A. M. Métailié, 1981, 261 p.

qu'ils peuvent ensuite convertir en “valeur d'échange”, par exemple au moyen d'une stratégie de professionnalisation individuelle ou collective – sur le modèle de l'Ordre des médecins. Chaque guérisseur développe ainsi des méthodes de soins et des stratégies de légitimation qui doivent être ramenées à son capital d'ensemble, culturel, professionnel, thérapeutique (formé par sa clientèle).

Cette dominance exercée, dans les sociétés occidentales, par l'institution médicale, n'est bien entendu pas celle que l'on peut observer dans les sociétés traditionnelles. Toutefois, l'existence d'une autorité institutionnelle émanant de l'Etat et tentant de réglementer les pratiques médicales (dans la pratique ou, au moins, dans les discours) ne doit pas être oubliée lorsque l'on s'efforce d'observer des situations de pluralité thérapeutique car les pratiques “traditionnelles” elles-mêmes se modifient et s'adaptent. Didier Fassin1 rappelle cette nécessité à partir d'un terrain urbain dans la banlieue de Dakar où l'offre de soins est multiple et abondante, qu'il s'agisse de dispensaires et de cliniques, de marabouts (appartenant à l'univers musulman) et de guérisseurs (se référant au savoir pré-islamique) ou de la vente privée – et parfois illicite – de médicaments chimiques. L'observation d'une unité socio-géographique – le quartier dakarois de Pikine – pendant une longue durée permet ainsi de mesurer la multiplicité des liens et des enjeux sociaux qui se nouent entre les thérapeutes de tous horizons et qui dépassent largement la dualité en médecine moderne/médecine traditionnelle et ses déclinaisons.

Il n'est certes guère possible d'envisager l'ensemble des thérapeutes cambodgiens comme constituant un champ dans la mesure où la sphère des activités thérapeutiques n'y est pas autonome même si, à l'instar de l'observation menée à Pikine, elle tend à le devenir2 : pour le moment, néanmoins, beaucoup de soignants, et, en premier lieu, les biomédecins eux-mêmes, se livrent à d'autres activités complémentaires et ne sont donc pas en concurrence pour l'attribution des mêmes ressources, d'autant que les patients n'ont pas un accès généralisé et uniforme à l'offre ainsi constituée. Mais s'il n'y a pas à proprement parler un champ thérapeutique cambodgien, il y a en revanche un marché, prospère, en cours d'émergence. Les vingt-cinq thérapeutes que nous avons observés sont aussi diversifiés que possible. Certains

1 Didier FASSIN, Pouvoir et maladie en Afrique, Paris : PUF, 1992, 359 p.

2 Ibid., p. 340.

59

ne sont visibles qu'en ville et en particulier à Phnom Penh, la capitale. Ils sont analysés dans notre enquête comme des figures thérapeutiques qui combinent différemment des éléments de compétence et, le cas échéant, s'en servent pour attirer une clientèle lorsqu'ils en font une activité commerciale. Ces éléments sont pris dans les registres disponibles qui, en les schématisant, sont le bouddhisme cambodgien1, la médecine traditionnelle, les rites relatifs à divers esprits et la médecine scientifique. Ces figures ont pour emblème le bonze, le kru, le médium et le biomédecin. A cela, il faut ajouter quelques thaumaturges qui connaissent un grand succès populaire, peut-être éphémère : pour l'essentiel, des Indiens de la secte des Maharashi qui promettaient – mieux que l'O.M.S. – l'éradication de toutes les maladies du Cambodge pour l'an 2000, et un pasteur américain touchant les malades incurables2.

ne sont visibles qu'en ville et en particulier à Phnom Penh, la capitale. Ils sont analysés dans notre enquête comme des figures thérapeutiques qui combinent différemment des éléments de compétence et, le cas échéant, s'en servent pour attirer une clientèle lorsqu'ils en font une activité commerciale. Ces éléments sont pris dans les registres disponibles qui, en les schématisant, sont le bouddhisme cambodgien1, la médecine traditionnelle, les rites relatifs à divers esprits et la médecine scientifique. Ces figures ont pour emblème le bonze, le kru, le médium et le biomédecin. A cela, il faut ajouter quelques thaumaturges qui connaissent un grand succès populaire, peut-être éphémère : pour l'essentiel, des Indiens de la secte des Maharashi qui promettaient – mieux que l'O.M.S. – l'éradication de toutes les maladies du Cambodge pour l'an 2000, et un pasteur américain touchant les malades incurables2.