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Du lisse au strié : de la navigation empirique aux waypoints

DE L’ITINÉRAIRE AU PAYSAGE VISIBLE

CHAPITRE 4 : SAISONS ET ROUTES ATLANTIQUES

4.2. L’Atlantique sillonné des premiers navigateurs au XXIème siècle

4.2.6. Du lisse au strié : de la navigation empirique aux waypoints

A l’origine de la navigation à voile, les hommes se lancent sur un espace jusque là inconnu. D’un itinéraire continu et illimité car inconnu, les connaissances des conditions de navigation tendent à privilégier des points de repères basés sur l’empirisme, qu’on peut qualifier de lisse océanique d’après Deleuze et Guattari (cf. introduction).

Pour se repérer sur l’océan, les moines irlandais au Moyen-Age, ont utilisé la navigation astronomique, observé les migrations d’oiseaux venant de l’Ecosse ou de l’ouest des Féroé et le « mirage arctique ». Ce mirage est un effet de visibilité où la terre semble surélevée du fait d’un air chaud sur une surface froide (Butel, 1997, p.30-31). Quant aux Vikings, P. Butel parle d’un sixième sens de la navigation au travers des connaissances sur les marées, les courants, les vents et les vols d’oiseaux. « En maintenant par l’observation du soleil et des étoiles une

latitude constante de 62°N, on devait passer très au Sud de l’Islande sans voir ses montagnes et ses glaciers ; les nuages sur l’île, les bancs de poissons et de baleines du sud du plateau continental islandais étaient autant de points de repère connus des Vikings » (Butel, 1997,

p.34).

Partir en mer suscite craintes et perte de repères. C’est une avancée vers l’inconnu et qui se déroule sans connaître le dénouement. Ainsi pour ne pas effrayer les marins, C. Colomb indiquait un nombre de milles inférieur à la réalité. Par ailleurs, la navigation poussée par la régularité des vents alizés, rendait tout retour problématique dans l’esprit des marins. Mais avant de s’engager vers les Indes, un premier voyage fut effectué en Islande, Thulé (Colomb, 2002, vol.2, p.120) et d’autres tentatives de navigateurs vers l’ouest montrent qu’il existe des vents d’ouest dominants permettant donc le retour en Europe (cf. infra). Les vents contraires d’ouest rencontrés le 22 septembre rassurent l’équipage de C. Colomb qui pensait ne jamais pourvoir revenir et confirme donc la possibilité d’effectuer la volta. « Ce vent contraire me fut

fort nécessaire parce que mes gens étaient en grande fermentation, pensant que dans ces mers ne soufflaient pas de vents pour revenir en Espagne. » (Colomb, 2002, vol 1. p.114). Le

25 septembre, n’ayant toujours pas vu la terre, l’explication porte sur les courants de Nord Est qui les font dériver. Ils parviennent le 12 octobre 1492 dans les îles des Lucayes.

Partir en mer, aventure imprévisible, est également imprégnée de superstition. Les saints jouent leur rôle dans l’acceptation des évènements en mer. Magellan mentionne St Anselme, St Nicolas et Ste Claire (Castro et al, 2007, p.96) qui font cesser toutes fortunes de mer. « (…)

nous étions en pleurs attendant seulement l’heure de périr. (…) Car sans nul doute personne ne pensait échapper de cette fortune, quand soudain la mer se calma. (…) Il est à noter que toutes et quantes fois que ce feu qui représente ledit St Anselme se montre et descend sur un

navire qui est en fortune de mer, ledit navire ne périt jamais. (…) Incontinent que ledit feu s’en fut allé, la mer se rapaisa » (Castro et al, 2007, p.88). Les marins naviguent avec les

étoiles, des signes semblent leur indiquer la terre. Mais souvent l’estimation de la position est imprécise.

A titre d’exemple lors du voyage retour de C. Colomb, à l’approche des Açores, il semble que les marins soient perdus et ne sachent se repérer. Le 10 février 1493, « Tous se situaient à

l’est et bien en avant des îles des Açores, et aucun d’eux ne croyait, en naviguant au nord, trouver l’île de Santa Maria qui est la dernière des Açores. Ils pensaient, au contraire, être cinq lieues en avant d’elle et dans les parages de l’île de Madère ou de Porto Santo. Mais l’Amiral, lui, pensait être fort écarté de son chemin et se situait beaucoup plus en arrière par rapport à eux, car cette nuit, il estimait l’île de Flores au nord et aller à l’est en direction de Nafe (actuel Dan el Beida) en Afrique pour passer au large de la côte nord de Madère (…). Ainsi les pilotes se situaient 150 lieues plus près de la Castille que l’Amiral. » (Colomb,

2002, vol 1 p.282). Enfin le 15 février 1493, certains pensent être à Madère, d’autres au Portugal : « Quand le soleil se fut levé, ils virent la terre à l’Est Nord Est. Certains disaient

que c’était l’île de Madère d’autres que c’était le roc de Cintra en Portugal, près de Lisbonne » (p.287).

L’astronomie est jusqu’à la moitié du XXème siècle, le principal mode d’orientation et permet de déterminer des positions, forme de striage de l’océan.

Avec le développement des techniques, notamment le GPS, de la deuxième moitié du XXème siècle, on arrive à un bouleversement de la navigation. Dans les guides de navigation, les routes sont désormais organisées à partir de waypoints (Figure 42), coordonnées indiquées pour suivre la bonne route (waypoints intermédiaires) ou points d’atterrissage prémices aux points d’arrivée. De ce fait, par ce procédé de caps à suivre, il contribue à strier l’espace maritime. Les compétiteurs naviguent sur un parcours imposé au départ et à l’arrivée et de plus en plus de bouées ou « marques » de parcours et coordonnées sont à respecter pour leur sécurité. Au contraire, les croisiéristes possèdent toute liberté de choisir leurs itinéraires. Néanmoins des coordonnées à suivre leurs sont conseillées.

Les waypoints (Figure 42) des routes de croisière de Cornell laissent entrevoir ce contraste entre hémisphère nord et hémisphère sud notamment si on regarde les waypoints intermédiaires du large. Ceci montre tant les routes favorisées par les européens que, peut-être, la présence de dangers plus importants sur le bassin nord.

Fig. 41. Total des waypoints (départ, intermédiaire, atterrissage et arrivée)

Source : J. Cornell, 2001

Ainsi par exemple, pour passer la ZCIT, zone stratégique fluctuante, en fonction des saisons, la traversée de l’équateur doit s’effectuer plus ou moins à l’ouest. J. Cornell indique différents points (Tableau 5).

Tableau 5. Les points de passage de la ZCIT

Saisons Points de passage de la ZCIT

Janvier-avril 26°W-28°W

Mai-Juillet 25-26°W

Juillet 23°W

Novembre décembre 27°W 29°W

Source : J. Cornell, 2001

Ce point de passage varie aussi en fonction de la destination (ex : 30°W comme limite occidentale pour une destination Brésil, 32°W ou 31°W si le cap est mis vers les Petites Antilles et les Etats-Unis et plus à l’Est pour les Açores) (Clarke, 2005, p.42).

Ces waypoints sont également des conseils démontrant une discontinuité au sein du parcours sur le critère risque ou danger comme la localisation de la glace ou des courants.

A titre d’exemple, sur la route nord, J. Cornell indique un waypoint à tenir pour éviter les glaces (waypoint Ice) à 38°N 55°W ce qui identifie bien une zone aux conditions météorologiques et de navigation particulières. Il suggère également de rester au 37°00 N pour éviter le courant contraire du Gulf Stream et l’anticyclone des Açores, obstacles à la navigation (Cornell, 2001, p.45). En ce sens, entre 37 et 39°N, la zone constitue une forme de frontière.

L’analyse des routes souligne donc des saisons et des caps à suivre et pose l’océan en tant qu’espace continu (trajets) et discontinu (saisons, waypoints). Les routes sont nombreuses mais la fréquentation de l’Atlantique est disparate. Des zones dominées par la piraterie sont exclues des routes. La piraterie n’est pas un fait nouveau. Elle est déjà présente dans le Golfe de Guinée dès 1500 ainsi que sur les côtes du Brésil (Butel, 1997, p.89). L’association de plaisanciers Sail the World informe ses membres en publiant les dossiers liés à la piraterie. Les Caraïbes, l’Océan Indien et le Golfe d’Aden sont principalement mis en avant car il s’agit de zones où les plaisanciers se rendent. Le Golfe de Guinée et l’Indonésie sont aussi sujettes aux attaques.

Les routes sont également structurées autour d’escales dont la hiérarchie est issue de leur histoire et situation sur les routes prédominantes. Au XXIème siècle, pour les enquêtés, l’élément primordial reste toujours la traversée pour 40,6% et 27% préfèrent l’escale.

Toutefois une part importante (32,4%) considère l’escale et la traversée comme indissociables. L’escale ne s’apprécie que parce qu’il y a eu la traversée et la traversée est également motivée par la découverte de nouvelles terres. Les différentes routes présentées sont le support de « merritoire » mais relient également des bassins archipélagiques de navigation qui constituent un autre type de « merritoire ». Les réseaux de routes mettent en relation les lieux.

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