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OCÉAN ATLANTIQUE

3.2. Le territoire des activités humaines : comment appréhender le mobilis

3.2.2. Les paysages itinérants: la médiance océanique

Sur le parcours, des zones plus ou moins bien délimitées se distinguent sur lesquelles s’entretient une relation homme - environnement, une projection du sujet sur l’objet (Berque, 1991, p.35). Le paysage fait partie de l’analyse territoriale, Claude Bertrand et Georges Bertrand parlent d’ailleurs de « paysage-territoire »139. Il est en effet un lien entre l’individu et son environnement mais aussi entre les individus entre eux.

En mer, le paysage s’identifie de manière particulière du fait de l’absence d’éléments structurants fixes. Même si le paysage en mer s’observe aussi lorsque l’individu est fixe, de manière générale, surtout au large, le paysage se déroule le long d’un itinéraire et s’inscrit dans une nouvelle temporalité. Marc Desportes analyse le paysage en mouvement : « Une

technique de transport impose en effet au voyageur des façons de faire, de sentir, de se repérer. Chaque grande technique de transport modèle donc une approche originale de

l’espace traversé, chaque grande technique porte en soi un « paysage » »140 .

3.2.2.1. Les paysages : outil pour l’évaluation d’un « merritoire » ?

A sa genèse, seulement associé aux conceptions écosystémiques sans la prise en compte du rôle anthropique, le paysage est désormais conçu comme une réelle interaction

Homme-138 Berque, A. (1991), Médiance, de milieux en paysages, Montpellier : Ed. Reclus, 163p. p.40.

139

Bertrand, C. et Bertrand, G. (2002), Une géographie traversière, l’environnement à travers territoires et

temporalités, Paris : Ed. Argument, 311p. p.278

140 Desportes, M. (2005), Paysages en mouvement, Paris : Ed. Gallimard, 413 p., p.8

milieu. « Or l’interrelation du milieu physique et du milieu social – la relation d’une société à

l’espace et à la nature - est irréductible au physique seul ; car elle est simultanément et constitutivement aussi phénoménale » (Berque, 1991, p.32). Il ne s’agit donc pas du simple paysage visible sur lequel se disposent les différents objets mais du paysage vu sur lequel est

entretenue une relation sujet-objet. Le paysage est une réalité écologique et un produit social, c’est un objet socialisé. « Le paysage s’inscrit dans l’espace réel et correspond à une

structure écologique bien déterminée ; mais il n’est saisi et qualifié en tant que tel qu’à partir d’un mécanisme social d’identification et d’utilisation » (Bertrand et Bertrand, 2002, p.176).

C’est ce qu’exprime également la médiance d’Augustin Berque.

L’analyse du paysage s’effectue à partir de lieux paysagers (biotiques et abiotiques), des acteurs, des projets et du temps. On assiste alors à la présence de deux sous-systèmes : le culturel et le matériel (Bertrand et Bertrand, 2002, p.242). Ces deux systèmes participent au fonctionnement du Géosystème-Territoire-Paysage (GTP). Les trois éléments sont liés. Le géosystème analyse la structure et le fonctionnement biophysique d’un espace auquel est associé un degré d’anthropisation. Le territoire s’intéresse à l’organisation et aux fonctionnements sociaux et économiques. Enfin, le paysage « représente la dimension

socio-culturelle de ce même ensemble géographique ». (Bertrand et Bertrand, 2002, p.281) C’est ce

qu’ils associent au trio source, ressource, ressourcement.

Comment définir le paysage des pratiquants de la voile en haute mer ? A la fois monotone et changeant, la question du paysage en mer peut surprendre. Et pourtant le terme anglophone de

seascape existe bel et bien (Levinson, 2008).

3.2.2.2. Paysage et mobilité

Si on s’intéresse à une pratique mobile, la forme d’itinéraire est le mode de représentation le plus significatif comme le souligne le laboratoire Théma pour les pratiques terrestres. Car même si le paysage est par définition une surface, il est souvent perçu le long d’un parcours141. Dans le cas des sociétés nomades, la surface est une figure non adaptée. La « dimension spatiale est mieux rendue par la combinaison de points (sites) et de lignes

(itinéraires) » (Frérot, 1999, p.119). En ce sens parler de paysage itinérant est approprié aux

navigateurs à voile. La particularité du paysage relaté en mer découle donc de son

141 Griselin, M. et Nageleisen, S. « « Quantifier » le paysage au long d’un itinéraire à partir d'un échantillonnage photographique au sol », Cybergeo, 6èmes Rencontres de Théo Quant, Besançon, France 20-21 février 2003. Articles sélectionnés par Cybergeo, article 253, mis en ligne le 13 janvier 2004, modifié le 21 avril 2008. URL : http://www.cybergeo.eu/index3684.html. Consulté le 29 juin 2009.

déroulement de manière linéaire en relation avec l’itinéraire effectué. Sur cet itinéraire se dégagent des ambiances paysagères qui peuvent être évaluées à partir de photographies, d’observations de terrain, de cartographies et de récits. « Ainsi un rapport territorial

complexe, combinant en fait plusieurs paysages et plusieurs distances, caractérise cette culture nomade » (Di Méo, 2001, p.77).

Contrairement à l’itinéraire côtier souvent déterminé à l’avance, l’itinéraire hauturier dont la marge de parcours est bien plus large dépend souvent des systèmes météorologiques se présentant sur la route.

Perçu sur un parcours de navigation, le paysage est en quelque sorte itinérant et dépend de l’embarcation. Le point de vue considéré, c'est-à-dire la hauteur du bateau, risque de changer cette vision paysagère qui possède trois dimensions : hauteur, largeur, profondeur. Des observations effectuées à partir d’un cargo ou d’un voilier, des éléments risquent de disparaître ou apparaître. Nous ne ferons pas de distinction car l’objet d’étude porte sur les voiliers, relativement homogènes en taille.

Un autre paramètre à prendre en compte est la vitesse du voilier et le type et le nombre de pratiquants à bord. Le navigateur participant à une course au large en 60 pieds et un croisiériste sur un bateau de 40 pieds ne feront pas la même observation des éléments.

Il existe différents types de paysage et d’observateurs142. Le « paysage panorama », « paysage site » pour l’unique, le « paysage motif » pour les différents types, le « paysage pèlerinage », le « paysage défi » conquis. Ce dernier est attribué à la mer et à la montagne mais, à notre sens, les autres types entrent également en compte pour ces deux espaces. On peut distinguer également plusieurs types d’observateurs: le « traverseur » dont l’information paysagère est sélectionnée par le tracé et la vitesse de déplacement, le « contemplateur », l’ « excursionniste » qui « s’immerge dans le tissu paysager, et les petites routes où il

chemine, a priori lentement, déroulent séquentiellement à son regard un scénario paysager ».

Et enfin, l’ « incursionniste » qui se fond encore davantage dans le système paysager si l’effort physique n’entrave pas la médiance. En plus de ceux-ci, nous proposons d’ajouter le « paysage sphérique » où l’observateur est encerclé sur 360° ou le « paysage panorama » parce qu’avec le mouvement le regard du voyageur est porté au loin (Desportes, 2005, p.11), le « paysage linéaire » ou le « paysage-itinérance » comme mentionné précédemment et le « paysage éphémère » car variant selon les saisons et lié aussi au déplacement. Cette

142 Brossard, T. et Wieber, J.-C. (2008), Paysage et Information géographique, Paris : Ed. Hermes Science Lavoisier, 411p. Coll. IGAT. p.43

typologie avancée est à mettre en relation avec les types de pratiquants de la voile hauturière. Les « retours » paysagers n’auront ni la même importance et ni la même valeur.

3.2.2.3. Les éléments du paysage maritime

Le paysage maritime diffère du paysage terrestre du fait de sa variabilité et de l’absence d’éléments structurants. L’autre particularité concerne la dimension du paysage. Celui-ci est normalement soumis à plusieurs dimensions mais, en mer, le paysage est ouvert sans véritable obstacle à la vue. Les seuls masques pouvant exister sont la nébulosité et la houle qui parfois ne permettent pas d’optimiser la totalité des observations et donc d’optimiser le paysage. Les conditions météorologiques sont souvent perçues comme les seules déterminant le paysage océanique. Leur caractère éphémère et changeant, véritablement ancré dans les représentations, estompe parfois l’idée d’une possible existence de paysages clairement définis sur des aires précises. Mais si l’on se penche sur les statistiques météorologiques, il existe, à l’échelle océanique, des dominantes en terme de pressions, de vent et de houle. Vents dominants, état de la mer, hauteur et période de la houle, type de nuages, couverture nuageuse, précipitations sont autant d’éléments relevant des paramètres météorologiques induisant différents paysages. La formation des nuages est intéressante car en fonction de l’apparition d’un front froid ou d’un front chaud, le déroulement de types de nuages ne sera pas le même. De plus, les biomes et écorégions (Longhurst, 2007) peuvent être comparés à des zones paysagères distinctes.

Ces conditions météorologiques et la biogéographie influent sur la couleur dominante de l’eau, elle-même autre critère du paysage maritime. Il existe toutefois des variétés dépendantes de la capacité d’absorption du rayonnement solaire, des sédiments, de la matière organique, du plancton et de la chlorophylle. Les couleurs varient donc fréquemment mais on peut supposer une variation latitudinale et en fonction de la distance à la côte. Il s’agit surtout d’analyser si les navigateurs arrivent à distinguer ces nuances. Autre critère paysager maritime à relever : la faune et la flore. Ainsi une espèce identifierait-elle une zone ? A titre d’exemple, au Canada, « la morue n’était pas simplement partie de l’environnement ; elle le définissait » (Roberts, 2007, p.207). L’écologie du paysage se penche sur cet aspect. Forman et Gordon définissent le paysage comme : « une portion de territoire hétérogène composée d’ensembles

d’écosystèmes en interaction qui se répètent de façon similaire dans espace »143. Pour le biologiste, le paysage écologique terrestre s’organise en tâches (habitat), en mosaïques, en corridors et réseaux. Son organisation dépend d’une matrice, milieu hostile neutre ou

143 Burel, F. J. Baudry, J. et al. (1999), Ecologie du paysage : concepts, méthodes et applications, Paris : Ed. Tec et doc Lavoisier, 359 p., p.43.

indifférent (Burel, Baudry et al., 1999, p.71) parfois identifiée à l’océan. On retrouve ici l’idée d’océan – support, frontière, obstacle. La faune et la « flore » sont-elles alors concentrées en des zones précises, sont-elles en connectivité ? Leur répartition permet de distinguer des aires d’association ou de ségrégation d’espèces contribuant à démontrer des disparités en terme de richesses de biodiversité et leurs discontinuités permettent de fixer des limites paysagères faunistiques. Pour pouvoir conclure ou non à l’association d’une espèce sur une « région » océanique, il faut s’intéresser aux espaces de migrations des espèces et de leurs saisons. D’autres objets constitutifs du paysage comme les déchets observés en mer et le trafic dénotent des régions à impacts humains variables.

Enfin le paysage nocturne prend une nouvelle place dans cet espace notamment la dimension stellaire qui a longtemps été le moyen de se repérer en mer.

Fig. 25. Le paysage

Conception/Réalisation : C. Parrain, P. Brunello

Le paysage visible se regroupe donc autour de quatre groupes d’éléments structurants principaux (météo, faune/flore, déchets, trafic). Celui-ci est soumis à un masque ou filtre (le degré de visibilité) dépendant lui-même aussi des conditions météo et de la nuit. Mais le paysage n’existe que par la présence d’un observateur dont la pratique, l’expérience et les schèmes perceptifs (sens), influencés par les discours contribuent à forger son système de

représentation. Cette interrelation entre observateur et paysage visible constitue le paysage vu (Figure 25).

Le paysage s’insère dans une situation environnementale donnée à un moment donné. Il change d’aspect et encore plus en mer où la majorité des éléments constitutifs sont mobiles. Un paysage s’inscrit dans une temporalité mais sur les océans celle-ci ne peut pas se définir de la même manière qu’à terre. Comment évaluer la temporalité du paysage en mer ? Se pose le problème de l’inscription : quelles sont les marques ? La temporalité du paysage se définit par son historicité. Elle est alimentée par légendes et imaginaires, continuité historique et rites et éventuellement par un suivi des pratiques et évolution des impacts humains. Reste-t-il des traces des activités humaines ? Comment évaluer une action concrète et permanente sur la nature alors que le paysage « (…) apparaît de plus en plus comme un processus de

transformation, donc comme un phénomène inscrit dans l’histoire » (Bertrand et Bertrand,

2002, p.276). Sur un temps court, la mer est soumise aux fluctuations météorologiques et biologiques (ex : migrations de la faune). L’évaluation du changement à un point donné s’avère complexe. De nombreux moyens devraient être mis en place pour effectuer, en mer hauturière, sur un échantillonnage de points, un suivi continu de l’évolution. En terme de climatologie, cela est possible mais il ne s’agit dès lors que d’un des éléments constitutifs du paysage.

Plus qu’un simple agencement d’objets, le paysage est aussi une relation entre le sujet et l’objet qui se dévoile par la concordance de sens (vue, ouïe, odeur) ainsi que par des projets sociaux (non forcément économiques).

Il s’agit donc d’évaluer si les navigateurs possèdent des critères paysagers et s’ils identifient des systèmes paysagers permettant de dégager des régions atlantiques (Figure 26).

Fig. 26. Analyse paysagère

Conception/Réalisation : C. Parrain, P. Brunello

Comment se traduit la relation symbolique et matérielle qu’est le paysage ? Les fluctuations météorologiques ont-elles une influence sur la contemplation paysagère ? Les individus regardent-ils de la même manière le monde extérieur au bateau ? La route va-t-elle rendre abstraite toute connotation paysagère ?

Dans un cadre fluctuant et éphémère, le paysage stabilise en quelque sorte la mobilité. Il est une première référence identitaire. « Le paysage relève en effet d’une logique de

l’identification. (…) Le paysage est un ; il unifie les dix mille êtres » (Berque, 1991, p.111).

Car si le sillage d’un bateau ne laisse pas de marque, il existe en revanche une autre

inscription spatiale et une autre lecture des territoires basées sur le discours et le signifiant: les territoires « (…) Relèvent-ils uniquement de l’apparence extérieure que les construits

formalisés sur la Terre (maison, quartier, ville, réseaux) révèlent, ou doivent-ils être appréhendés dans les significations que les habitants eux-mêmes se donnent ou leur donnent ? »144. Les itinéraires et points d’ancrage terrestres, de par leur vécu et leur familiarisation progressive constituent des aires d’appartenance sur lesquelles se révèlent des identités. « (…) tout territoire se repère à partir de signes et de symboles enchâssés dans des

objets, des choses, des paysages, des lieux… » (Di Méo et Buléon, 2005, p.45).

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