• Aucun résultat trouvé

Des « aires d’appartenance » : vécu, familiarisation et identité des navigateurs

OCÉAN ATLANTIQUE

3.2. Le territoire des activités humaines : comment appréhender le mobilis

3.2.3. Des « aires d’appartenance » : vécu, familiarisation et identité des navigateurs

La navigation, et surtout la navigation hauturière comprenant une transocéanique, est une expérience sur un espace autre, inhabituel perçu comme étant imprévisible et inconnu où le sujet est considéré comme étant invité. Il y a une double voire une triple altérité : la première basée sur l’altérité de l’espace, les deux autres sur l’altérité de l’individu inscrite dans la fonction initiatique de la traversée et dans les changements physiologiques et psychologiques. L’océan considéré comme simple support de transport correspond à une vision erronée. Comme à terre, les océans sont vécus et sont donc soumis à trois dimensions : un ensemble de lieux fréquentés (espace de vie), les interrelations sociales, les valeurs psychologiques projetées et perçues (Di Méo et Buléon, 2005, p.31).

Sur l’itinéraire parcouru, se distinguent des zones aux caractères différents sur lesquelles vécus et perceptions varient en fonction de paramètres internes et externes. Peuvent être supposés comme influents : le type et la taille du bateau, les équipements à bord, le nombre de personnes participant au voyage, l’état psychologique de l’équipage, leur expérience et leur prédisposition à s’adapter en mer, les conditions météorologiques et l’état de la mer. L’expérience vécue dépend de chaque individu. Surtout, la pratique régulière d’un espace contribue à sa meilleure connaissance et à son appréciation.

L’espace vécu peut être appréhendé à travers le discours des pratiquants qui explique la construction territoriale. Il démontre la relation entre ceux-ci et le monde qui les entoure. L’intérêt de l’analyse du discours réside dans la reconstruction de la stabilité par le langage pour une pratique par définition éphémère (Hoyaux, 2006). « Quand elles sont ramenées à

des préoccupations sur l’appréhension du Monde par l’habitant, les verbalisations sur l’espace permettent de s’intéresser à la construction territoriale de cet habitant, tant dans la

144 Hoyaux, A.-F. (2006), « Pragmatique phénoménologique des constructions territoriales et idéologiques dans les discours d’habitants », L’Espace Géographique, n°3, p. 271-285, p.284.

configuration que celui-ci se donne de l’espace par la mise en forme de son monde, que dans la dialectique territoriale de mise à proximité versus la mise à distance qui configure ce dit monde tout en étant un tant soit peu déterminée par lui » (Hoyaux, 2006, p.276). C’est

pourquoi il est primordial d’effectuer la méthodologie d’entretiens et surtout d’étudier les récits des navigateurs, tout comme les vacations radios effectuées lors des courses au large. Ces dernières, retransmises en direct, offrent un discours brut, spontané. Le discours souligne d’une part les signes et repères des individus et, d’autre part, la toponymie employée.

Les signes et repères en mer constituent une première identification et familiarité avec un lieu. Le repérage peut être absolu ou relatif. « Le repérage absolu est centré sur l’environnement et

plus précisément sur des repères fixes et immuables, dont les coordonnées absolues Nord-Est Sud-Ouest sont un exemple. Peuvent servir de repère les éléments du paysage, comme la direction dans laquelle souffle le vent ou s’oriente un courant marin, le sommet d’une montagne, l’orientation d’une rivière, en étant fait abstraits et idéalisés dans des usages

conventionnalisés »145. Le repérage relatif est, quant à lui, centré sur les participants : « ce

repérage relatif est bien l’expression de la construction territoriale qui permet à l’habitant, dans l’acte d’énonciation, de configurer ses territoires au sein de son monde. » (Hoyaux,

2006, p.277).

Après le repérage, la toponymie correspond à une autre étape. Le fait de nommer relève de l’appropriation. Toutefois, est-il vraiment possible de donner des noms de lieu en haute mer ? Si la toponymie existe, il faut redéfinir l’échelle sur laquelle elle intervient. Est-ce une toponymie appliquée à l’échelle des océans comme définie par les zones des bulletins météorologiques ou existe-t-il une toponymie locale ? Jusqu’à quel degré de précision peut-on aller ?

Signes, repères et toponymie ne s’arrêtent pas à l’océan. La limite océan – terre n’est pas une frontière rigide. La qualité d’interface des océans les inscrit dans une continuité avec la terre. Celle-ci est tant physique (signes en mer de la proximité de la terre) que psychologique. Il faut donc évaluer repères et toponymie dans les deux espaces. Sur les océans et sur les continents, au sein des archipels, au sein des ports, sur les quais, la construction identitaire des pratiquants s’édifie. L’identité est diffusée par le discours et les escales voient une concrétisation matérielle du vécu océanique grâce à la diffusion des récits et parfois de peintures murales relatant le voyage comme à Horta, sur l’île de Faial aux Açores.

145 Mondada, L. (2000), Décrire la ville : la construction des savoirs urbains dans l’interaction et dans le texte, Paris : Ed. Anthropos-Economica, p.63, in Hoyaux, A.-F. (2006), p.276.

Le rôle de l’identité dans la formation territoriale est souligné. « Les territorialités expriment

des identités personnelles et collectives » (Di Méo et. Buléon, 2005, p.38). Les identités

collectives sont issues du processus d’identité individuelle. Toutes deux résultent des processus de représentation sociale (p.48). Elles sont en interaction car l’identité collective alimente également l’identité individuelle par le biais de diffusion d’images et de discours. De son côté, Bernard Debarbieux146 définit plusieurs identités chez le géographe : une identité numérique (aujourd’hui délaissée car suggérant l’immuabilité : elle « désigne et qualifie l’être

d’une chose »), une identité sociale, une identité personnelle et une identité collective. Les

identités sociale et collective renvoient à la construction des sociétés à partir des représentations des autres et du « nous ».

L’identité sociale est le « type d’identité attribuée ou imputée par d’autres à un individu ou à

un groupe pour le situer dans une représentation de la société. (…) la finalité de cette identification n’est pas d’ordre temporel mais classificatoire ». (Debarbieux, 2006,

p.341-342). L’identité collective est le « sentiment et (la) volonté partagés par plusieurs individus

d’appartenir à un même groupe » Elle est indissociable de l’identification du groupe à son

espace de vie. On assiste alors à une « projection sur le territoire d’une conception du monde

et de la structure du groupe lui-même par le recours à des schèmes spatiaux propres ; inscription de formes spatiales, des « marqueurs », visant à singulariser le groupe aux yeux des autres et à créer des discontinuités symboliques. » (p.345). Elle se place dans la longue

durée et permet une inscription spatiale.

Ces deux identités, sociales et collectives, sont véritablement qualifiées de territoriales et diasporiques mais se distinguent toutefois : la première se voulant indépendante de toute subjectivité contrairement à l’identité collective (Debarbieux, 2006). C’est l’identité collective qui nous intéresse ici afin de mettre en évidence les systèmes de représentations d’un groupe sur l’espace maritime. Les identités individuelles, parfois laissées de côté pour l’analyse des représentations, doivent néanmoins être intégrées car une perception est aussi personnelle et leurs analyses permettraient de déterminer et comparer les motivations de chacun.

Toutefois le rôle affirmé par ce facteur identitaire est à nuancer car il est souvent utilisé de manière excessive chez les géographes qui associent forcément une identité sociale ou collective avec une entité géographique. B. Debarbieux suggère ici que, pour analyser le territoire, plutôt que de prendre l’identité en tant que modèle, il faut davantage concevoir

146

Debarbieux, B. (2006), « Prendre position : réflexions sur les ressources et les limites de la notion d’identité en géographie », L’Espace Géographique, n°4, p.340-354.

l’identité comme un des facteurs forgeant les systèmes de représentations et d’action. (Debarbieux, 2006, p.342-343).

L’identité s’inscrit donc spatialement dans des aires d’appartenance et se traduit par des symboles. « L’espace, le pouvoir et l’identité sont nécessairement médiatisés par des

symboles »147. Le système symbolique est une forme de connaissance qui s’exprime dans l’espace et « est alors conçu comme une convention sociale qui veut, par exemple, que des

formes spatiales ou des lieux soient chargés d’une capacité à évoquer une civilisation, un groupe social ou une institution ou un système de valeurs » (Lévy et Lussault, 2003, p.882).

Un symbole est un élément matériel et il n’existe que parce qu’il est reconnu comme tel et identifié par des personnes qui se découvrent alors comme formant un même groupe avec une même identité. Il permet de mettre en relation les individus. De la même manière que la cosmogonie explique le monde, « la dimension symbolique est une nécessité vitale et

incontournable de l’existence humaine, car elle permet de créer des liens et de donner du sens à l’environnement, de rendre intelligible et appropriable le réel. » (Monnet, 2007, p.8).

Dans l’espace maritime, saisir le rôle des valeurs et des pensées dans l’ancrage d’une société, permet de contrebalancer et de fixer la mobilité. Il faut chercher à comprendre si le groupe des pratiquants de la voile ou des gens de mer s’identifie en tant que groupe et si cette identification se traduit spatialement, à terre ou en mer, à travers des symboles.

L’existence de symboles différencie l’espace et crée des lieux : « La symbolisation peut aussi

être considérée comme l’un des facteurs majeurs de différenciation de l’espace en lieux, car le processus affecte à des portions d’espace un nom, une identité, une permanence, une raison d’être, une relation particulière avec certaines valeurs et significations, et tout cela contribue à avènement existentiel des lieux aux yeux de ceux qui les fréquentent ou les imaginent » (Monnet, 2007, p.2). Ces symboles peuvent exister en mer à travers des rites et

superstitions, à travers des images. Ils existent également à terre, où l’ancrage permanent et la mémoire spatiale se font davantage sentir. L’évènement joue en ce sens un rôle primordial pour les sociétés mobiles. Arjun Abbadurai148 parle de « lieu-évènement » comme cohésion du groupe. Pour celui-ci, « les ancrages des populations migrantes et leur imaginaire collectif

trouvent davantage de ressources dans le stock d’informations disponibles que dans le cadre matériel de leur existence. ». Pour la navigation à voile, cet imaginaire est alimenté par des

légendes, des récits et des figures sportives. Les symboles permettent de structurer un espace

147 Monnet, J. « La symbolique des lieux : pour une géographie des relations entre espace, pouvoir et identité »,

Cybergeo, Politique, Culture, Représentations, article 56, mis en ligne le 07 avril 1998, modifié le 03 mai 2007.

URL : http://www.cybergeo.eu/index5316.html. Consulté le 11 juillet 2008.

148 Appadurai, A. (2001), Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris : Ed. Payot, in Debarbieux, B. (2006), p. 348.

de pratique et deviennent alors des hauts lieux. Ils mettent également en avant une territorialité patrimoniale. Ce symbole peut-être un lieu ou même un paysage : « Quand ce

symbole est un lieu ou un paysage remarquable et qu’il est étudié d’un point de vue fonctionnaliste, il s’apparente à l’emblème, au lieu emblématique, voire au haut lieu » (Levy

et Lussault, 2003, p.883).

Itinéraires et vécus océaniques hauturiers constituent des référents identitaires auprès des navigateurs qu’il convient de relever en mer comme à terre. A partir de leurs perceptions des océans et de leurs mises en relations avec des données océanographiques, climatologiques et écologiques, peut-on aboutir à des délimitations de pays en mer qui constitueraient des repères collectifs ? L’analyse des territoires passe aussi par l’analyse des réseaux.

Documents relatifs