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CHAPITRE II : concepts pour une éducation au plurilinguisme en contexte scolaire

4. Lire avec deux langues, la question de la plurilittératie

Dans le prolongement d’une réflexion qui interroge les moyens à mettre en œuvre pour une reconnaissance, par l’école, des compétences langagières et littéraciées que l’enfant plurilingue développe en dehors de l’école, dans d’autres langues que la langue de scolarisation, il s’agit dorénavant de problématiser l’articulation entre des procédures d’acquisition de la lecture et le développement d’une compétence plurilingue dans une démarche didactique.

Ces perspectives s’inscrivent dans le cadre de la reconnaissance de compétences plurilittéraciées en tant que « potentiel [s] de gestion d’un répertoire graphique pluriel, dans les aspects dynamiques, évolutifs, et identitaires qui en sont constitutifs, et les potentiels d’apprentissage qu’[elles] peuvent permettre de mettre en place. » (Moore, 2006, 58)46.

Il existe en France un paradoxe qui veut que l’école réfrène le plurilinguisme des enfants de migrants alors même qu’elle encourage de manière élitiste l’enseignement bilingue. S’il reste encore marginal, circonscrit aux régions dont la langue est un marqueur identitaire fort, l’enseignement bilingue est généralement dispensé au sein d’établissements d’enseignement privé, dans des sections où le français est à parité horaire avec une langue régionale47. Dans ce contexte, le panorama scolaire français est loin de pouvoir offrir une place aux langues de migrants ; en atteste les études de Billiez, 1990, Varro, 1990 ou de Deprez 1994, qui soulignent qu’au niveau organisationnel, nulle chance n’est offerte aux élèves issus de la migration ou de classes sociales modestes de développer pleinement leur plurilinguisme tant à l’oral qu’à l’écrit. De fait, Moore (2006) constate qu’au sein de l’institution scolaire, de manière générale, la confrontation avec la version scolaire, standardisée de la langue de référence sous sa forme écrite est analysée comme la source majeure des difficultés rencontrées par les enfants plurilingues. Les familles de migrants sont souvent perçues comme peu lettrées du fait du niveau socio-économique, souvent faible, des parents qui s’accompagne bien

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Moore (2006) rappelle que ce terme est un néologisme construit sur le modèle de la compétence

plurilingue. Il permet de considérer que le répertoire plurilingue de l’individu est constitué de compétences plurilingues et plurilittéraciées, compétences qui se développent dans une ou plusieurs formes de littéracie, dans une ou plusieurs langues, d’où l’usage du pluriel.

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sûr d’un niveau de scolarisation peu élevé. Or des chercheurs comme Perez (1998) ou Blackledge (2000) ont montré qu’il peut exister au sein des familles des formes de littératie non reconnues par l’institution scolaire, qui amène l’école à considérer les mères, le plus souvent, comme « illettrées » en discréditant de fait, ces formes de savoirs :

« The teacher has told me that if I can’t understand a book, I can talk about the pictures. But if the book was in Bengali and English, I could read the story myself.

The teacher said make up a story from the picture. I can’t read English, only Bengali. » (Perez, 1998, 203)

Dans cette situation, à aucun moment l’enseignante n’envisage les compétences littéraciées des parents en bengali comme points d’appui possible pour l’accompagnement de l’enfant dans la lecture, reflétant ainsi la difficulté des enseignants à concevoir l’intérêt d’un rapport pluriel et diversifié à la langue écrite. Pourtant, les travaux de Sneddon (2000) attestent de l’influence bénéfique des lectures en langues d’origine dans le milieu familial sur la réussite de l’apprentissage de la lecture en langue de scolarisation.

Parmi les différents facteurs qui expliquent les écarts entre pratiques de littératies familiales et pratiques scolaires, Moore relève la diversité des pratiques lectorales existantes au sein de divers groupes. Elle se réfère à l’étude de Heath (1983) portant sur deux communautés ouvrières anglo- et afro-américaine.

L’étude montre que, bien avant l’entrée à l’école les enfants développent des compétences de lecture selon des pratiques très diverses.

Les familles afro-américaines valorisaient, en effet, la lecture à haute voix, point d’appui à des interprétations exemptes d’un rapport étroit au sens littéral du texte, alors que les familles anglo-américaines favorisaient une interprétation très fidèle un texte, limitant toute digression.

Dans un autre registre, les pratiques de narration d’histoires sous forme de mythes, de légendes, etc., des groupes linguistiques de tradition orale sont des pratiques qui permettent notamment, d’appréhender le monde réel et de transmettre l’Histoire, des pratiques littéraciées indépendantes de l’écrit, mais qui sont susceptibles d’influencer le rapport au récit et à sa structure. Le récit oral souffre en effet d’un rapport souple à la

mémoire autorisant le conteur à une part d’inventivité alors que le récit écrit privilégie une restitution verbatim.48

Par ailleurs, la place et le rôle du livre peuvent également varier, selon les communautés. Ainsi Edwards et Nwenmely (2000) rapportent-ils comment un grand- père chinois estime que ce n’est qu’une fois que son petit-fils saura lire qu’il conviendra de lui offrir un livre en récompense des efforts fournis pour y parvenir. Une conception éloignée de pratiques occidentales qui consistent avant même l’apprentissage de la lecture à familiariser l’enfant avec l’objet livre.

On peut encore mentionner l’existence de pratiques ciblées de littératie, liées à des objectifs précis (apprentissage de l’arabe écrit à des fins religieuses, apprentissage du français écrit à des fins fonctionnelles, etc.), ainsi que des pratiques scripturales qui, très tôt, rendent capables les apprentis-lecteurs et apprentis-scripteurs qui grandissent avec plusieurs langues de distinguer les traits caractéristiques des systèmes graphiques et des alphabets qu’ils côtoient (Moore, 2006).

Un tel cadre permet de mettre l’accent sur les différentes facettes identitaires que le rapport à l’écrit assure aux locuteurs et permet de questionner la co-utilisation de deux systèmes d’écriture comme moyen didactique pour s’appuyer sur les langues patrimoniales dès l’entrée dans l’écrit.

Les chercheurs qui se sont penchés sur la question sont surtout des auteurs d’outre- Atlantique (Bialystok, 2001, Sneddon, 2008, Gregory et al, 2004,).

Ces études portent majoritairement sur l’apprentissage de la lecture, en anglais langue seconde, d’enfants parlant initialement le français, le chinois, le portugais, etc. dans des contextes extrêmement divers (Deacon et Cain, 2011). Sur le plan de la littératie, elles explorent l’impact d’un apprentissage simultané de la lecture dans deux langues sur la capacité de l’élève à décoder, épeler (Kahn-Horwitz et al., 2005), lire des mots (Haigh et al., 2011) et comprendre (Li et al.2011).

À heure où, plus de la moitié des apprentis lecteurs apprennent à lire dans une langue seconde de par le monde (McBride-Chang, 2005), toutes ces études conviennent de l’absence d’obstacle cognitif à l’apprentissage simultané de la lecture en deux langues et reconnaissent que les bénéfices sont fonction des compétences développées dans la langue premièrement acquise. Il a notamment été démontré l’existence d’une relation