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CHAPITRE II : concepts pour une éducation au plurilinguisme en contexte scolaire

2. L’école, un lieu d’effacement des langues en soi ?

À travers l’institution scolaire, l’État agit comme un identificateur externe puissant qui a le pouvoir de nommer, de catégoriser qui est qui (parents francophones, enfant de migrant, élève en réussite, élève en difficulté, etc.) et d’introduire ainsi une variable facilitant (si l’identification est valorisante) ou complexifiant (si l’identification est dévalorisante) les processus d’auto-identification et d’auto-compréhension de l’enfant dans son double rapport à la famille et à l’école.

Nous nous focaliserons, à l’instar de Byram (2006), plus particulièrement sur le processus d’identification externe en jeu à l’école, lorsqu’existe un lien étroit entre identité nationale et identité linguistique (à travers la maîtrise de la langue nationale), notamment dans les pays officiellement monolingues. L’identification de l’enfant par l’institution scolaire peut, en effet, peser lourdement dans le « bagage identitaire » d’un élève catégorisé comme langagièrement inadapté, surtout s’il est issu de l’immigration ; puisqu’il lui interdit, de fait, une auto-identification possible à la catégorie de « locuteur de la langue du pays d’accueil ». Ce lien, exclusif donc, nous estimons avec Byram que l’école peut le renforcer ou l’affaiblir selon la manière dont l’enseignement formel de la langue de scolarisation est dispensé.

Penchons-nous un instant sur le cas particulier de la France pays officiellement monolingue depuis 1992. Le français langue de la nation, garante de la cohésion sociale et héritage historique de la révolution, a contribué à construire des représentations de ce qui fait l’identité nationale comme indissociable de ce monolinguisme fantasmé. Les récents débats autour du thème d’identité nationale n’ont d’ailleurs conduit qu’à la stigmatisation d’une certaine frange de la population liée à ses pratiques religieuses, évinçant ainsi la question de fond et révélant l’image d’une France qui se cherche. La langue nationale est enseignée dans les écoles comme matière et sert également de langue d’enseignement pour les autres disciplines. Cette prévalence du français a

54 longtemps rendu difficile toute polémique concernant une évolution de l’identité linguistique du pays en direction d’une reconnaissance des ressources en langues diverses et variées que la France compte en réalité. Bien qu’un premier pas ait été franchi en 2008 avec l’inscription dans la constitution de quelque 75 langues régionales ou territoriales39 recensées par le rapport Cerquiglini, nombre de langues issues de la migration sont quant à elles totalement ignorées. Au sein de l’institution scolaire, elles ne sont bien souvent envisagées que comme un frein, voire un obstacle à l’apprentissage du français.

Le rapport préliminaire sur la prévention de la délinquance de 2004, dit « rapport Bénisti » du nom du député du val de Marne qui présidait la commission prévention du groupe d’études parlementaire sur la sécurité intérieure chargée de sa rédaction, trahit

la volonté institutionnelle qu’une rupture avec la langue de migration s’opère chez les populations migrantes au nom de l’inclusion sociale, ce que Moro (2012) appelle l’intégration par l’effacement. Cette orientation conduit la commission à établir un lien étroit et dangereux entre la non-maîtrise du français et la délinquance, et à préconiser aux mères « d’origine étrangère » de « s’obliger à parler le français dans leur foyer pour habituer les enfants à n’avoir que cette langue pour s’exprimer » (Assemblée nationale, 2004, 9). Un discours de repli sur soi, pour le moins stigmatisant et symptomatique d’une crainte de la mondialisation et de la créolisation du monde40qu’elle implique, par la mise en contact et les échanges de populations.

Le visage de la France change à mesure que l’immigration évolue en fonction des pays d’origine. On compte en effet en 2009 davantage d’immigrés venant de contrées lointaines, comme l’Afrique subsaharienne et l’Asie du Sud-Est dans le cadre du

39 Par « territoire dans lequel une langue régionale ou minoritaire est pratiquée », on entend l'aire

géographique dans laquelle cette langue est le mode d'expression d'un nombre de personnes. Rapport Cerquiglini, 1999.

40 « Le monde se créolise, c’est-à-dire les cultures du monde mises en contact de manière foudroyante et

absolument consciente aujourd’hui les unes avec les autres se changent en s’échangeant à travers des heurts irrémissibles, des guerres sans pitié mais aussi des avancées de conscience et d’espoir qui permettent de dire – que les humanités d’aujourd’hui abandonnent quelque chose à quoi elles s’obstinaient depuis longtemps, à savoir que l’identité d’un être n’est valable et reconnaissable que si elle est exclusive de l’identité de tous les autres êtres possibles »( Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996, 15)

regroupement familial que de jeunes célibataires du Maghreb venus travailler, comme cela a pu être le cas dans les années 70s. Un panorama qui semble rendre difficile le processus de brassage de population à l’œuvre en France depuis près de 150 ans.

Ce rapport éclaire la difficulté de la France à tendre vers une identité rompant avec le mythe de la langue nationale comme garante de l’unité nationale et de la cohésion sociale.

Pourtant, des voix s’élèvent contre l’uniformité linguistique du pays, elles émanent d’une frange de la communauté éducative et surtout de la communauté scientifique, laquelle peut s’appuyer sur les avancées majeures, notamment dans le domaine linguistique, qui ne permettent plus de doutes quant aux bénéfices cognitifs liés à un bilinguisme équilibré, un bilinguisme où les compétences dans chacune des deux langues sont développées de façon suffisante et équivalente (voir Hamers et Blanc (1983)).

Face à ces débats, la commission du rapport réagit en reconnaissant dans son rapport final de 2005 l’avantage du bilinguisme et la richesse de la diversité. Mais l’histoire ne s’arrête pas là, et voici ce que l’on peut lire dans le dernier rapport sur la Prévention de

la Délinquance des Mineurs et des Jeunes Majeurs (fév. 2011) de Mr Bénisti : « Pour

des familles issues de l’immigration, les cours de langue française doivent être proposés. Il est important aussi que les parents parlent le français avec leurs enfants pour que la langue ne soit pas un handicap pour la socialisation de l’enfant. Les parents doivent pouvoir accompagner leur enfant dans la scolarisation. » (p.148)

Ainsi, comme l’écrivait déjà très justement Louise Dabène, « l’institution scolaire traditionnellement fondée sur l’inculcation de modèles standards monolingues impose inévitablement aux sujets issus de milieux plurilingues de censurer une partie de leur potentialité linguistique. » (Dabène, 1991, 291)

Il existe donc en France des entraves à la construction d’une identité cosmopolite et elles ne se limitent pas à la sphère institutionnelle.

Les enseignants, peu ou mal formés aux questions de l’altérité linguistique et culturelle ne sont pas armés pour mettre en œuvre un enseignement prenant en compte la « linguadiversité » alors même que les orientations de l’Europe les y incitent fortement (CECR, portfolio). L’idée selon laquelle une acquisition du français réussie nécessite peu ou prou le renoncement à la langue d’origine, et ce, en dépit de la volonté de

56 certaines familles de transmettre leurs langue et culture, reste encore largement véhiculée par l’école et ses acteurs.

Dans ce contexte, la pression sociale est forte pour que l’élève abandonne la langue premièrement acquise au profit de la langue de scolarisation s’il veut être considéré comme membre légitime de la société. Si une certaine frange d’élèves parviendra à s’accommoder de cette perte en sur-investissant la langue de scolarisation, pour une autre frange, cette négation identitaire présente le risque de conduire l’enfant à l’attrition41

, accompagnée d’un sentiment d’aliénation, de dépossession de soi, de stigmatisation et d’incompréhension pouvant contribuer à bloquer tout processus d’apprentissage (Rezzoug et al. 2003, Dahlet 2011) ; parce qu’il est impossible de construire sur du vide, sur le manque d’une langue, qu’elle ait fini par s’éteindre en soi, ou qu’il s’agisse d’une langue tolérée (créole par exemple) dans un rapport assujettissant à la langue dominante.

En explorant la construction identitaire de l’apprenti plurilingue, nous avons tenté de montrer que l’entreprise plurilingue n’existe pas sans affrontements, elle est « conflictuelle plutôt que fusionnelle par nature, puisqu’elle implique toujours que l’appropriation d’un bien linguistique conspire à l’appauvrissement ou à la destruction de l’autre », comme l’exprime très justement Dalhet (2011,49). Elle est source de nombreux conflits intérieurs pour les locuteurs plurilingues dont les langues entretiennent des rapports inégalitaires, surtout lorsqu’il s’agit d’enfants pour lesquels le plurilinguisme, pas plus que le monolinguisme, d’ailleurs, n’est un choix. Ainsi, leurs identités linguistiques peuvent-elles devenir la source d’incertitudes, de tiraillements internes difficiles à apaiser.

Pour autant, nous estimons que le plurilinguisme peut aussi être le moyen pour l’individu de composer avec les langues en soi, à travers le développement d’une compétence plurilingue et pluriculturelle dont nous tenterons de circonscrire les développements didactiques et curriculaires.

Construire son identité dans une perception de l’altérité II.