• Aucun résultat trouvé

Lire la conflictualité interne à travers le prisme de l’émigration : générations et géographies

Partie II : Le syndicalisme français face à l'immigration espagnole Discours et pratiques militantes

Chapitre 5 : Ne plus reconnaître son peuple Les exilés socialistes et anarchistes et le défi de l’émigration

5.1. L’émigration : entre l’importance et le délaissement Approche introspective à l’Alliance syndicale espagnole (ASE) et aux organisations socialistes en exil

5.1.2. Lire la conflictualité interne à travers le prisme de l’émigration : générations et géographies

L’action sur les migrants espagnols arrivés de plus en plus nombreux en France devint à plusieurs reprises un objet de dispute au sein du monde socialiste espagnol en exil, mais 494 Ibid., p. 120-121. 495 Ibid, p. 120. 496

Le fonds de périodiques de l’exil espagnol conservé au sein de la BDIC, devenue aujourd’hui la bibliothèque La Contemporaine, comprend plusieurs collections permettant de baliser ces propos. En ce qui concerne l’activité éditoriale du mouvement socialiste, voir notamment : Boletín de la Unión General

de Trabajadores de España, 1962-1969 (cote 4P 4432) ; Le Socialiste, 1961-1973 (cote FP 2488). Ce

dernier hebdomadaire fut mis à disposition par les membres de la SFIO à leurs camarades espagnols en exil après l’interdiction de leurs publications, comme El Socialista, par le gouvernement français en novembre 1961. Le bulletin de l’UGT, en revanche, continuait à se publier clandestinement.

171 également au sein de l’Alliance syndicale créée par l’UGT, la CNT et le STV, à laquelle ses membres consacraient la plupart des efforts. Cette controverse incarne à son tour des problématiques multiples affrontant ces acteurs notamment sur le plan interne. Mais elle révèle également la priorité réellement accordée aux questions d’émigration. Il nous paraît convenable, afin de mieux saisir ces comportements, de porter la focale sur le cas des conflits entre les comités ASE de la Seine et la direction, siégeant à Toulouse, mais aussi sur les affrontements, parfois générationnels, à l’intérieur de la région parisienne. En 1962, les vagues migratoires espagnoles à destination de Paris et sa région y étaient en train de métamorphoser remarquablement l’aspect de cette colonie d’immigration. La place de l’exil républicain, d’antan prépondérante, diminuait inexorablement en faveur d’un flux de main-d’œuvre qui ne se dirigeait plus uniquement vers les zones d’accueil traditionnelles, comme certains départements agricoles du Midi, mais qui avait débarqué aussi sur la France septentrionale industrialisée497. Ce fut dans ce contexte que le comité parisien se convainquit de la nécessité de se rapprocher de ces masses de compatriotes, ce qui d’ailleurs faisait partie intégrante, comme nous l’avons exposé précédemment, de la stratégie adoptée dans les congrès de l’UGT. À l’instar de différentes sections locales de cette organisation dans la même année, les militants du comité de Paris de l’Alliance considérèrent la publication d’un bulletin adapté comme le moyen le plus pertinent pour agir auprès de cette population. Or, il leur fallait une autorisation et du financement498. La réponse donnée par la direction de Toulouse aux propos des Parisiens sert à mesurer l’état des préoccupations de ce comité de coordination, parmi lesquelles l’émigration ne prenait pas une place importante. Ainsi, on peut lire dans une lettre : « la commission de coordination a estimé que, pour de raisons politiques qui n’échappent pas à votre lucide compréhension, la publication du bulletin que vous annoncez n’est pas souhaitable. Si le moment était jugé opportun, la publication d’un tel bulletin serait assurée par la Commission de coordination de l’Alliance syndicale »499

. Cette position fut réitérée, un mois plus tard, par rapport aux demandes formulées par la section de Cachan dans la même lignée que celles de Paris : « sans négliger votre idée d’avoir un journal consacré

497

Geneviève Dreyfus-Armand, L’exil des républicains espagnols..., op. cit., p. 300-301.

498

AFFLC, A/ASE/631-21, Correspondance entre Juan Molina et Pascual Tomás, Paris, 30 décembre 1962.

499

AFFLC, A/ASE/631-21, Correspondance entre Pascual Tomás et Juan Molina, Toulouse, 30 janvier 1963.

172 aux émigrés économiques, ce n’est pas le moment de l’examiner »500

. Cela nous permet en effet de prouver l’équilibre fragile, voire les contradictions directes existant entre les déclarations officielles et les pratiques réelles de l’organisation dans la mesure où, dans le même document, Pascual Tomás, le secrétaire de cette Commission de coordination, considéra comme une « préoccupation fondamentale » le fait de « conseiller, éduquer et attirer au sein de l’organisation les compatriotes qui marchent aveuglément dans les villages où ils sont admis à travailler »501. Or le plus compliqué, c’était de dépasser le stade rhétorique et donc se concentrer sur le terrain toujours instable des pratiques. Les théâtres dans lesquels se déroulèrent ces tensions nous paraissent importants afin de comprendre l’ampleur de celles-ci. De fait, comme l’écrit Bruno Vargas, « la fédération de la Seine […] se distingua toujours par sa ligne critique envers les exécutives de Toulouse »502. Ces oppositions reposaient en réalité sur les contextes sociologiques qui différaient d’un espace géographique à l’autre en ce qui concerne la présence espagnole, l’exil politique conservant encore une place assez éminente à Toulouse en dépit des flux migratoires croissants dans la région. D’où la décision du comité parisien de désobéir en quelque sorte les consignes de la direction et donc d’aborder directement le problème : « nous continuons de croire en l’utilité d’un bulletin de l’Alliance et, même s’il est ronéotypé, nous allons essayer de le faire sortir »503. Des « actes d’indiscipline » tels que celui-ci furent souvent commis par des jeunes militants504, pour qui « le potentiel humain et le champ de travail offerts par l’émigration étaient immenses, profitables et enthousiastes »505. De même, ces comportements entrent en relation avec les critiques faites ultérieurement par le comité de Paris à l’Alliance syndicale espagnole à propos de son « évidente inactivité » en contraste évident avec les organisations communistes506. Finalement, une solution à ces enjeux fut trouvée en novembre 1965 par les militants et la direction. Celle-ci consista dans la constitution d’un Groupe d’émigrés économiques espagnols (AEEE) par de militants de la CNT et de l’UGT de la région parisienne qui

500

AFFLC, A/ASE/631-21, Correspondance entre José Fuentes et Pascual Tomás, Toulouse, 23 février 1963.

501

Ibid.

502

Bruno Vargas, « La UGT en el exilio. El reto de la emigración económica: el caso de Francia y Bélgica (1956-1976) » dans Alicia Alted (dir.), UGT y el reto…, op. cit., p. 85.

503

AFFLC, A/ASE/631-21, Correspondance entre Juan Molina et Pascual Tomás, Paris, 31 mars 1963.

504

Bruno Vargas, « La UGT en el exilio. El reto de la emigración económica: el caso de Francia y Bélgica (1956-1976) » dans Alicia Alted (dir.), UGT y el reto…, op. cit., p. 89.

505

Manuel Simón, « La acción de la UGT en la emigración económica española, 1957-1976 » dans Alicia Alted (dir.), UGT y el reto…, op. cit., p. 42.

506

173 avaient comme objectif d’approcher les migrants à l’ASE avec pourtant des mécanismes adaptés507. Ce fut à la propagande que ce collectif accorda davantage d’importance. D’après le rapport envoyé aux dirigeants toulousains en 1967, l’AEEE avait assuré la distribution, malgré de nombreuses difficultés, d’environ 120.000 tracts et périodiques, dont Nueva Generación, qui « s’inspirait des expériences vécues […] par de milliers de compatriotes »508. Néanmoins, les résultats de cette initiative ne furent que très limités, car les militants ne réussirent jamais à la rendre intelligible aux populations ciblées, le poids de l’idéologie demeurant toujours trop lourd dans un contexte interne fortement révolu. Cet extrait du bilan permet de mettre en évidence les propos évoqués jusqu’ici :

Il n’était pas facile d’intégrer les nouvelles générations au sein des organisations de l’exil. C’est pourquoi nous avons été contraints de nous centrer sur un travail de culture antifasciste afin d’influencer la conscience sociale de l’émigré, en lui fournissant toutes les informations des mouvements antifranquistes pour l’inciter à rejoindre la lutte contre la dictature. Ce travail n’a pas pu se traduire par l’extension de l’organisation, car nos ressources humaines étaient confrontées à une tâche disproportionnée qui consommait l’énergie et les moyens financiers existants.509

Aux caractéristiques propres au migrant et aux défauts du militant s’ajoutait désormais un nouvel élément : la détérioration des relations entre l’AEEE et le comité de l’ASE, voire l’hostilité de celui-ci. Cela s’expliquait par la stratégie du Groupe consistant à se rapprocher des différentes organisations antifranquistes, y compris celles d’inspiration communiste, malgré le climat de tension qui régnait entre cette tendance et la mouvance socialiste à cause notamment des divisions liées à la Guerre froide, mais également de certains souvenirs et conflits non-résolus datant du temps de la Guerre d’Espagne. Ce rapprochement se voulait une transposition, sur le terrain de l’exil, des dynamiques qui étaient en train d’articuler, de façon concomitante, un mouvement massif d’opposition en Espagne. C’est pourquoi l’AEEE organisa la manifestation du 1er

mai 1967 aux côtés d’autres acteurs politiques, son nom figurant sur une affiche comprenant le symbole de la faucille et le marteau. Pour répondre aux reproches de l’ASE face à cette situation, les militants participant dans le Groupe d’émigrés économiques espagnols argumentèrent :

507

AFFLC, A/ASE/631-21, Correspondance entre la direction de l’AEEE et le secrétariat de l’ASE, Paris, 23 juin 1967.

508

Ibid.

509

174 En 1967, à un moment où les masses espagnoles manifestent une ferme volonté de libération et de démocratie, où toutes les classes sociales se sentent mobilisées contre le fascisme dans les ateliers et les universités, sur les places et dans les temples, on ne peut pas ressusciter la pratique de la non-intervention parce que cela suppose une indifférence inqualifiable […]. D’où notre sympathie et notre solidarité […]. Nous ne pouvons pas assumer la tâche de sanctifier tout ce qui a été fait, mais de poser le principe de la lutte antifranquiste actuelle à laquelle nous devons nous associer. Si ceux qui se disent antifranquistes ne savent pas s’acquitter de leur devoir actuel, nous soutiendrons tous ceux qui, dans la lutte contre la dictature franquiste, occuperont les premières places par leur générosité et leur courage. Il faut en finir aujourd’hui avec l’antifranquisme platonique et le professionnalisme verbal de l’exil […] Nous entrons dans une époque décisive et nous ne pouvons pas nous divorcer du destin des travailleurs de l’Espagne.510

Cet extrait montre de façon assez éclairante les deux principales attitudes qui existaient au sein de l’exil à l’égard de la lutte antifranquiste, à savoir le soutien et l’élargissement des mouvements sociaux se développant à ce qu’on appelait « l’intérieur » à partir, bien entendu, de logiques très différentes à celles de l’exil républicain ou, au contraire, la sauvegarde du rôle des organisations de « l’extérieur » dont l’existence et le maintien était un objectif par soi-même511. Cependant, nous pouvons en dégager des divergences qui, surtout par le biais générationnel, étaient en train de remettre en cause des espaces politiques a priori cohérents. Bien qu’elle n’ait pas souvent été saisie dans l’analyse de ce rapport de forces, les relations entre l’exilé et le migrant dit économique s’inscrivent également dans ces problématiques. C’était du moins ainsi que les militants évoqués ci- dessus interprétaient leur conjoncture en s’adressant aux vieux intégrants de l’Alliance : « notre souhait est, en définitive, que vous soyez à la tête de ce double mouvement à la fois antifranquiste et syndical, fondu en un seul mouvement, et que, abandonnant le soin méticuleux avec lequel vous portez les restes de l’exil, vous vous lanciez à la conquête de l’émigration économique et la promotion de leaders à l’intérieur »512

. Mais cet appel n’eut pour conséquence que le divorce définitif entre le comité de l’ASE et l’AEEE.

510

AFFLC, A/ASE/631-21, Correspondance entre la direction de l’AEEE et le secrétariat de l’ASE, Paris, 27 mai 1967.

511

Geneviève Dreyfus-Armand, L’exil des républicains…, op. cit., p. 318-319.

512

AFFLC, A/ASE/631-21, Correspondance entre la direction de l’AEEE et le secrétariat de l’ASE, Paris, 27 mai 1967.

175

5.1.3. La jeunesse et la Commission pour l’émigration : de la résolution à

Outline

Documents relatifs