• Aucun résultat trouvé

Quand assister, c’est surveiller Les offices du travail comme agents de l’Institut espagnol d’émigration

Partie I : Les migrants face aux États : stratégies opposées dans la construction des projets migratoires

Chapitre 2 : L’ombre longue de la dictature

2.1. Quand assister, c’est surveiller Les offices du travail comme agents de l’Institut espagnol d’émigration

Les acteurs les plus représentatifs de l’appareil institutionnel espagnol mis en place pour contrôler les migrants furent les responsables des offices du travail liés aux ambassades et aux consulats. Ces organismes, gérés dès la fin des années 1940 par le ministère du travail et le mouvement syndical phalangiste, constituent les grains de l’administration migratoire franquiste dès lors qu’ils précédèrent la création de l’IEE. Leur évolution est révélatrice des dynamiques sociales auxquelles ils étaient consacrés : si seulement trois offices furent constitués en 1953 (Paris, Bonn et Londres), en 1974 l’on en recensait 68 sur l’ensemble de l’Europe – dont 15 en France –, disposant de 70 assistants sociaux176

. Le travail que, sur le plan théorique, ces acteurs avaient à effectuer était bien précis :

Les offices du travail représentaient l’IEE auprès des autorités d’immigration des pays d’accueil. Ils devaient en outre étudier la situation du marché du travail, la législation sociale et les possibilités d’émigration de la région où ils se trouvaient. Ils étaient également chargés du suivi des accords bilatéraux d’émigration et de sécurité sociale. En même temps, ils devaient assister les migrants au moment de leur arrivée et de leur insertion dans le pays d’accueil. Ils devaient les assister, les conseiller et, le cas échéant, leur fournir une assistance juridique pour les questions relatives aux salaires et à la sécurité sociale ou en cas de conflit dans l’entreprise. En outre, ils devaient les aider tant au moment du regroupement familial qu’au moment du retour. Ils devaient également coopérer avec les associations constituées par les émigrants eux-mêmes […]177.

En effet, l’intervention en cas de conflit dans l’entreprise faisait partie des fonctions des offices du travail attachés aux ambassades et aux consulats. Il convient de ne pas oublier la volonté de la dictature espagnole d’empêcher au plus haut point l’éventuelle influence du syndicalisme démocratique des pays d’accueil auprès de ses ressortissants. Au cours de l’année 1962, pour ne citer qu’un seul exemple, le directeur de l’office parisien, José

176

José Babiano et Ana Isabel Fernández Asperilla, La patria…, op. cit., p. 32.

177

71 Sanz Catalán, recensa 1966 conflits concernant des ouvriers espagnols à titre individuel et 125 entreprises collectives, pendant lesquels il dut agir en tant que médiateur178. Pour la plupart des cas, il s’agissait, d’après les termes du directeur, « de problèmes de durée, reconduction, rupture, licenciement, chômage, changement de profession…, à résoudre par une parfaite coordination avec les inspections du travail, souvent par gestion directe avec les employeurs »179. On prétendait ainsi de neutraliser les revendications au travail et de médiatiser tous les aspects de la vie du migrant. D’après un diplomate espagnol :

L’attaché de travail devra être le maire, le tuteur, l’accompagnateur, l’agent, l’informateur et le destinataire des plaintes des individus, qui vont donner du travail au pauvre attaché auprès des directeurs d’usines où l’on travaille, les commissaires de police, les directions des chemins de fer, les différents organismes d’assurances sociales, les logeurs, les enseignants, les cliniques, etc., qui doivent servir ces ouvriers180.

Néanmoins, ces organismes assurèrent d’autres tâches outre ces services instrumentaux. Il faut évoquer à cet égard les démarches de renseignement et de surveillance sur les migrants faisant partie, à l’image d’une police politique, des compétences déléguées aux offices du travail. Dans ce sens, deux des grands pôles d’attention furent, d’un côté, le développement d’activités liées au syndicalisme démocratique des pays d’accueil et, de l’autre, la genèse d’un militantisme antifranquiste au sein des organisations de l’exil181

. On peut ajouter à ces propos les tentatives de contrôle sur le mouvement associatif. En s’attaquant au cas de La Plaine Saint-Denis, Natacha Lillo rend compte de ces craintes du régime, qui d’ailleurs s’avèrent parfaitement transposables à l’échelle nationale :

Le régime avait certes autorisé l’émigration massive de ses ressortissants, mais il restait très soucieux d’en conserver le contrôle. Il redoutait qu’au contact de la société française, ceux-ci acquièrent des réflexes démocratiques et aient des velléités d’opposition. Crainte d’autant plus grande en ce qui concerne les immigrés installés dans les zones aussi marquées par la présence du Parti communiste que la « banlieue rouge »182.

178

María José Fernández Vicente, Carlos Sanz Díaz et Gloria Sanz Lafuente, « La asistencia social del IEE. Una perspectiva general » dans Luís M. Calvo Salgado, María José Fernández Vicente, Axel Kreienbrink, Carlos Sanz Díaz et Gloria Sanz Lafuente (dir.), Historia del Instituto..., op. cit., p. 110-111.

179

Ibid..

180

Cité dans Ramón Baeza Sanjuán, Agregados laborales…, op. cit., p. 202.

181

José Babiano et Ana Isabel Fernández Asperilla, La patria…, op. cit., p. 33.

182

72 D’un point de vue juridique, cette dimension compétentielle était incluse dans le 20ème

article du 3ème chapitre de la loi de 1956 sur les sections et services de l’IEE : d’après ce texte, l’un des champs d’action propres à la Section d’information et gestion de l’IEE consistait à « proposer des mesures visant à empêcher [la distribution de] la propagande perturbatrice auprès de l’émigration »183

. L’on retrouve le même principe dans un essai sur la politique migratoire rédigé par des fonctionnaires de l’IEE probablement au début de 1970 : selon le point de vue de ceux-ci, l’administration devait fournir des ressources précises en matière d’information pour « éviter que, dans le nouvel environnement dans lequel le migrant va dérouler sa vie, il ne soit utilisé d’un point de vue politique pour le présenter à l’opinion publique comme victime des conséquences socio-économiques du système de gouvernement espagnol, ni ne soit considéré comme un terrain fertile pour la propagande antiespagnole »184. Un dernier exemple à ces propos se dégage du document présenté par le Comité du travail de l’IEE à plusieurs ministres franquistes en 1966185 :

Le Comité de travail estime pertinent de terminer son rapport en soulignant que ce que cette action coordonnée poursuit est un objectif politique : il s’agit d’influencer systématiquement ce que nous pourrions appeler un grand microcosme de population espagnole, composé de près de six cent soixante-dix mille travailleurs en pleine jeunesse ou en pleine maturité, afin de les persuader de la validité fondamentale des structures politiques, sociales et économiques en Espagne […]. Du succès ou de l’échec de cette action d’information dépendra probablement l’attitude prédominante de cette foule de compatriotes quand ils rentreront en Espagne, après avoir été soumis à une pression de propagande qu’ils n’ont pas souffert auparavant et qui cherche des objectifs tout aussi politiques, mais diamétralement opposés186.

Bien entendu, ces dynamiques ne concernèrent pas uniquement les migrants espagnols. Leur expérience est retracée ici en tant qu’objet d’études particulier s’inscrivant dans un phénomène global : celui des migrations. Ainsi, on peut citer à titre illustratif – bien que ce travail n’entende pas porter explicitement une approche comparée sur les différents

183 Cité dans José Babiano et Ana Isabel Fernández Asperilla, La patria…, op. cit., p. 35. 184

María José Fernández Vicente, Carlos Sanz Díaz et Gloria Sanz Lafuente, « La asistencia social del IEE. Una perspectiva general » dans Luís M. Calvo Salgado, María José Fernández Vicente, Axel Kreienbrink, Carlos Sanz Díaz et Gloria Sanz Lafuente (dir.), Historia del Instituto..., op. cit., p. 119.

185

En l’occurrence, les ministres des affaires étrangères, de l’intérieur, du travail, d’information et tourisme et, enfin, le secrétaire général du Movimiento (à savoir, l’ensemble des organisations liées au parti unique, la Phalange ou FET y de las JONS).

186

Cité dans María José Fernández Vicente, Carlos Sanz Díaz et Gloria Sanz Lafuente, « La asistencia social del IEE. Una perspectiva general » dans Luís M. Calvo Salgado, María José Fernández Vicente, Axel Kreienbrink, Carlos Sanz Díaz et Gloria Sanz Lafuente (dir.), Historia del Instituto..., op. cit., p. 119.

73 groupes nationaux en migration – le cas des Portugais ou celui des Algériens en France. En ce qui concerne le premier exemple, la comparaison s’avère pertinente dès lors qu’il s’agit, à l’instar du cas espagnol, d’une migration ibérique quittant un État dictatorial, à savoir l’Estado Novo portugais dirigé par António de Oliveira Salazar. Dans ce sens, on dispose des travaux de Victor Pereira, qui prouvent l’existence d’un système de contrôle et surveillance mis en place par le régime portugais sur ses ressortissants en France187. Quant aux migrations algériennes, « exemplaires » selon l’avis du chercheur qui connaît le mieux ce sujet, Abdelmalek Sayad, les semblances au cas espagnol sont évidentes :

Destinée à sauvegarder l’ordre paysan, l’émigration […] était aussi une émigration

ordonnée. Aussi de multiples mécanismes de contrôle étaient-ils mis en œuvre, à tous

les moments du processus (avant les départs, durant les séjours en France, lors des retours au pays), pour en neutraliser les effets virtuellement néfastes et pour qu’il n’en résulte en définitive aucune altération profonde ni pour les émigrés ni, à travers eux, pour leur société. Parmi toutes les médiations par lesquelles s’effectuaient ces différents contrôles, la plus assurée consistait encore en la fidélité au groupe d’origine et, ceci étant la condition de cela, l’une des fonctions essentielles des communautés d’émigrés était d’assurer précisément l’ « ordre » dans l’émigration et, en perpétuant le souvenir du pays dans le contact avec les « pays », de perpétuer et de soutenir l’ordre paysan188. Compte tenu des spécificités et des similarités qui leur furent propres, ce fut une double démarche qui structura l’application et la signification des politiques migratoires espagnoles. José Babiano et Ana Fernández Asperilla posent, en guise de résumé, que :

La politique franquiste d’émigration […] doit être appréhendée comme un ensemble intégrant, d’une part, l’ambition de contrôle et, d’autre part, l’assistance ou la protection sociale, constituant les deux faces d’une même pièce […]. La combinaison de contrôle et d’assistance constituait en outre une politique prolongeant vers l’extérieur la politique du régime à l’égard de la main-d’œuvre à l’intérieur du pays. Puisqu’il était évident que la répression avait des limites du point de vue du contrôle de la force de travail, surtout si celle-ci était émigrée, on s’efforçait de compléter et d’assurer ce contrôle à travers

187

Victor Pereira, L’État portugais et les Portugais en France de 1957 à 1974, thèse de doctorat d’histoire, Paris, Institut d’études politiques, 2007 ; La dictature de Salazar face à l’émigration : l’État

portugais et ses migrants en France (1957-1974), Paris, Presses de Sciences Po, 2012.

188

Abdelmalek Sayad, La double absence…, op. cit., p. 65-66. Le terme « paysan » a ici une connotation culturelle ou anthropologique plutôt que sociologique. L’auteur fait référence à la forme originale bou-

niya, c’est-à-dire, le « bon » paysan ou le paysan « authentique », dans laquelle les aspects matériels se

74 l’assistance, les actions culturelles et éducatives ou l’influence sur le mouvement associatif189.

2.2. Le rôle de la Mission catholique espagnole en France : entre l’assistance aux

Outline

Documents relatifs