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La division de l’unité ouvrière et d’autres fantômes de la concurrence

Partie II : Le syndicalisme français face à l'immigration espagnole Discours et pratiques militantes

3.1. La division de l’unité ouvrière et d’autres fantômes de la concurrence

Il est possible d’identifier de l’hétérogénéité au sein d’un groupe humain quelconque, même si ses composants partagent un nombre important de caractéristiques communes et/ou d’expériences vécues. La dichotomie entre pratiques et représentations est née de cette approche culturelle ou anthropologique sur l’action collective que nous restituons ici dans une perspective historique. Dans le cas qui nous occupe, le fait de problématiser les catégories parmi lesquelles l’immigration espagnole en France a été classée amène aussi à s’interroger sur les éléments ayant permis la construction de cette catégorisation, qu’il s’agisse de facteurs internes au moment historique faisant l’objet de notre étude ou de processus intellectuels opérés rétrospectivement. Bien sûr ceux-ci s’entremêlent. La notion de l’homogénéité permet de démontrer cela. C’est à partir de cette conception du « réel » que l’idéal-type que nous analysons dans ce chapitre a fréquemment été défini et diffusé dans l’imaginaire et dans les discours du syndicalisme des années 1960. Mais c’est aussi de manière homogène que les acteurs concernés ont éventuellement été considérés même par l’historiographie la plus sérieuse sur ce sujet :

Les travailleurs qui émigrèrent vers l’Europe dans la deuxième moitié du XXe

siècle ont intégré un collectif homogène du point de vue social et culturel. La majorité d’entre eux étaient des jeunes d’origine rurale, qui avaient un niveau d’éducation formelle assez bas et peu de qualification professionnelle. Ils ont commencé leur parcours professionnel en tant qu’enfants au sein de l’agriculture, le service domestique ou la confection textile

88 dans le cas des femmes. Les circonstances de l’après-guerre [civile espagnole] ont marqué leur représentation particulière de la réalité […].226

Les dimensions des vagues migratoires massives vers la France pendant les années 1960 poussèrent les syndicats à porter leur attention sur ce phénomène, étant donné que ces populations en mouvement cherchaient majoritairement à intégrer le marché du travail et donc la classe ouvrière du pays d’accueil. Des structures spécifiques pour gérer cette question furent mises au jour au sein de la CGT227. En ce qui concerne la CFDT, celles- ci furent créées lors de la constitution du nouveau syndicat en 1964, aux lendemains de la scission de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC)228. Pourtant, la place des Espagnols dans l’articulation de ces espaces de participation syndicale fera l’objet d’un chapitre suivant. Ce qui nous intéresse ici c’est en revanche la manière dont la masse de travailleurs non-autochtones citée ci-dessus fut perçue. En effet, au début, le regard sur cet ensemble d’individus fut porté sous l’angle de l’homogénéité. Autrement dit, les syndicats ne montrèrent pas dans un premier temps de l’intérêt pour élucider la pluralité interne qui caractérisait ces acteurs ni les nombreuses nuances dissimulées sous la tout simple catégorie « étranger » ou « immigré ». Par ailleurs, cette classification n’était pour la CGT qu’une « particularité » aux côtés de « jeunes » et « femmes », sans pourtant les analyser à partir de leur intersectionnalité, mais séparément229.

Cette attitude rentre en relation avec les principes du « syndicalisme de classe » que défendaient les cégétistes, peu attentifs pour autant à tout ce qui pourrait « diviser l’unité » supposée d’une certaine conception de la classe ouvrière. Plus encore, la CGT dénonça, lors du 34ème Congrès en 1963, que la main-d’œuvre immigrée constituait un instrument des « monopoles et le gouvernement gaulliste » au travers lequel ceux-ci comptaient « affaiblir le mouvement ouvrier français », « aggraver l’exploitation de la classe ouvrière », « augmenter les fabuleux bénéfices », « poursuivre leur politique antisociale de réaction » : en définitive, « utiliser les travailleurs immigrés

226

Ana Isabel Fernández Asperilla : « Introducción… » dans Id. (dir), Gente que…, op. cit., p. 6.

227

José Babiano et Ana Isabel Fernández Asperilla, La patria..., op. cit., p. 104-105.

228

Frank Georgi, L’invention de la C.F.D.T., 1957-1970. Syndicalisme, catholicisme et politique dans la

France de l’expansion, Paris, Éditions de l’Atelier-CNRS, 1995 ; Claude Roccati, La politique internationale de la CFDT (1964-1988), thèse de doctorat d’histoire, Le Havre, Université du Havre,

2014 ; Cole Strangler, La CFDT et les travailleurs immigrés dans « les années 68 » : la solidarité et ses

limites, mémoire de master d’histoire 2, Paris, Université Paris I, 2018.

229

Nous pouvons identifier visiblement le traitement différencié de ces trois « particularités » dans la division thématique de la collection de numéros de l’organe officiel de la CGT, Le Peuple, publiés à l’époque, conservés à l’Institut d’histoire sociale de la Confédération générale du travail.

89 comme main-d’œuvre à bon marché à opposer à la main-d’œuvre nationale »230. C’était donc cette éventuelle menace des droits et des conditions des autochtones, implicite à la concurrence des ouvriers immigrés, ce qui préoccupait prioritairement les organisations syndicales et donc ce qui avait fondé leur action face à cette population au début de la décennie. Ainsi, la lutte pour l’égalité et les droits des migrants apparaît comme une mesure nécessaire pour garantir le statu quo des Français231. Cela représente l’une des voies dans lesquelles les migrants furent conceptualisés en tant que « problème » et, à sa façon, rejoint les perceptions sociologiques qu’y porta à l’époque Maryse Tripier :

L’aspiration des syndicats à intégrer les revendications et à unifier les luttes ne peut donc être qu’utopique ou démagogique et se résoudre finalement dans la défense prioritaire des nationaux dont la pression sur les directions syndicales est la plus décisive232.

Si bien assez tôt les militants de la CGT prirent conscience de la nécessité de prendre en considération la défense de la main-d’œuvre immigrée233, la CFTC n’était cependant pas indifférente à ce sujet, malgré la faible action menée dans ce sens. Par exemple, parmi les résolutions adoptées par le Congrès de l’Union des syndicats CFTC de la région parisienne, tenu en mars 1964 à Argenteuil, on retrouve un document consacré à l’immigration qui témoigne à la fois des inquiétudes et du manque d’initiatives mises en place en regard de cette main-d’œuvre par le syndicat chrétien. En outre, la sémantique du « problème » revient également dans celui-ci de manière assez précise :

Le taux de syndicalisation des travailleurs étrangers est très faible en France. […] En considérant la gamme des problèmes auxquels la C.F.T.C. doit faire face à l’heure actuelle, il est bien évident que celui des étrangers, aussi crucial soit-il, n’est pourtant pas le plus important. Mais il se pose d’une manière immédiate. […] La C.F.T.C. a conscience qu’elle est en face d’un problème grave et devant lequel elle entend prendre ses responsabilités […]. Des moyens d’action et de travail adaptés à ces exigences doivent être recherchés. Ce sont ces moyens qui font encore trop défaut. […] Un

230

« Main-d’œuvre immigrée », Le Peuple, nº 679-680, juin 1963, p. 45.

231

Ibid.

232

Maryse Tripier, “Concurrence et différence : les problèmes posés au syndicalisme ouvrier par les travailleurs immigrés”, Sociologie du travail, n°3, 1972, p. 332.

233

Nous pouvons soutenir cela dès lors que, par exemple, la CGT encouragea la parution, entre 1961 et 1963, des premiers journaux en langue maternelle pour les travailleurs espagnols, italiens et portugais :

90 programme d’ensemble englobant tous les problèmes des travailleurs étrangers en France n’a pas encore été publié sur le plan national.234

Dans ce contexte, la « prise en charge » des problèmes des travailleurs immigrés devait se faire, selon ces syndicats, par l’encadrement de ceux-ci dans les organisations, c’est- à-dire, par leur syndicalisation235. Sur le plan théorique, leur activité devait être menée de manière conjointe, sans évidemment aucune distinction, avec les camarades français, qui étaient censés apprendre aux étrangers, sans aucune précision non plus, les avantages de l’engagement syndical. Ces positionnements tendaient à homogénéiser au maximum ces acteurs « particuliers » pour unifier efficacement la classe ouvrière « toute entière »236. La réussite de cette démarche fut cependant relative, encore que celle-ci ne cessa jamais d’apparaître dans les discours comme un horizon définitif à atteindre. Pour de multiples raisons, l’adhésion de la main-d’œuvre immigrée aux syndicats français s’avérait être une tâche aussi délicate et infructueuse que nécessaire pour ces derniers237. Ainsi, devant ces problématiques, une nouvelle stratégie s’imposait afin de ne plus aborder le phénomène dans une démarche épidermique, mais dans une approche considérant enfin toute sa complexité interne. Si l’on reprend l’exemple de la CFTC, nous pourrons constater assez clairement la portée de ce virage approximatif :

La C.F.T.C. est désireuse de leur faire partager [aux travailleurs émigrants] son action et de les intégrer dans l’action d’ensemble par la prise des responsabilités, par leur information, et leur formation syndicale. Ceci nécessite forcément des moyens d’action particuliers, une adaptation à leur langue et à leur mentalité, une spécialisation de personnes parlant leur langue, etc… […] [Il y a] peu d’enquêtes approfondies faites jusqu’à présent sur le sort des travailleurs immigrants. Mais il semble que devant l’ampleur du problème plusieurs de nos fédérations et unions départementales vont prendre les moyens pour être mieux informées de ce problème.238

234

Archives confédérales CFDT (désormais AC-CFDT), CH/7/727, Résolution « Les travailleurs étrangers et les organisations syndicales », Congrès de l’Union des syndicats CFTC de la région parisienne, Argenteuil, 23 et 24 mars 1964.

235

IHS-CGT, 105/CFD/11, Résolution générale de la Conférence nationale de la C.G.T. sur la main- d’œuvre immigrée, Paris, 2 et 3 mars 1963 ; AC-CFDT, CH/7/727, Réflexions sur la situation des travailleurs étrangers en France, signé par Ali Bouchama, août 1965.

236

« Main-d’œuvre immigrée », Le Peuple, nº 679-680, juin 1963, p. 45.

237

Bruno Vargas et David Kahn, « Aproximación a… » dans Manuela Aroca (dir.), Presencia y…, op.

cit., p. 65.

238

AC-CFDT, CH/7/727, Résolution « Les travailleurs étrangers et les organisations syndicales », Congrès de l’Union des syndicats CFTC de la région parisienne, Argenteuil, 23 et 24 mars 1964.

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