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Dormir et manger « comme des êtres humains » Conditions de vie et de logement des travailleurs espagnols à la lumière de la mobilisation

Partie II : Le syndicalisme français face à l'immigration espagnole Discours et pratiques militantes

4.1. Revendiquer autrement Sur la spécificité des luttes des travailleurs espagnols 1 Les lieux communs du mécontentement et leurs circulations

4.1.4. Dormir et manger « comme des êtres humains » Conditions de vie et de logement des travailleurs espagnols à la lumière de la mobilisation

D’autre part, les exemples exposés témoignent de la pluralité de facteurs s’entremêlant dans la genèse de conflits outre leur motivation spécifique. Quelques-uns réapparaissent souvent dans différentes situations examinées. L’un des plus représentatifs dans ce sens est celui du logement. Érigé en modèle du mal-logement, le bidonville occupe une place privilégiée aussi bien dans l’imaginaire collectif que dans la littérature scientifique au croisement des domaines d’histoire de l’immigration et de l’urbain332

. Ce phénomène ne devrait cependant pas dissimuler les autres espaces de l’insalubrité et la discrimination concernant les formes d’habitat. Deux exemples emblématiques de cette problématique, en rapport avec notre objet d’études, furent les chambres collectives dans les foyers des entreprises et les chambres de bonnes, situées aux derniers étages voire aux combles des immeubles des patrons. D’autres solutions, comme la chambre d’hôtel pour travailleurs et surtout la conciergerie, se sont ajoutées à ces cas à l’aune du prolongement du projet migratoire et l’évolution des stratégies à la fois familiales et professionnelles333. Autant dire que, très fréquemment, la dimension du travail et celle du logement, nettement liées l’une à l’autre, ont articulé une réalité hybride façonnant l’existence en France de cette

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Ibid.

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De ce point de vue, Marie-Claude Blanc-Chaléard affirma que le bidonville était le « symbole de la ségrégation dans la ville des trente glorieuses ». Voir Marie-Claude Blanc Chaléard, « Les immigrés et le logement en France depuis le XIXe siècle. Une histoire paradoxale », Hommes & Migrations, nº 1264, 2006, p. 20-34 et encore Id., En finir avec les bidonvilles. Immigration et politique du logement dans la

France des Trente Glorieuses, Paris, Publications de la Sorbonne, 2016.

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Ana Isabel Fernández Asperilla, « Trayectorias laborales de las mujeres españolas emigradas en Francia » dans Natacha Lillo et alii., Un siglo de inmigración…, op. cit., p. 65-78 ; Laura Oso, « “Chambras”, porterías, “pubelas” y “burones”: estrategias de movilidad social de las españolas en París » dans Natacha Lillo et alii., Un siglo de inmigración…, op. cit., p. 79-99.

123 population migrante. Ce fut donc sur cette dualité, spécifique à l’expérience des acteurs étudiés, qu’un agenda revendicatif particulier s’est fondé de la part de cette population. Si l’on revient encore sur l’exemple de Panhard, suite au mouvement de grève sauvage en novembre 1961, le dispositif de revendication chez ces travailleurs bascula nettement vers la baisse des prix du logement (des chambres insalubres pour huit personnes) et, en janvier 1962, une réduction de 3.000 francs, soit la moitié du tarif initial, fut concédée par la direction de la firme334. Neuf mois après, dans la même entreprise, 400 ouvriers immigrés à forte majorité d’Espagnols engagèrent une grève de deux jours dénonçant l’insalubrité. La CGT œuvra à cette occasion pour encadrer définitivement le conflit en organisant une réunion avec le reste du personnel, dans laquelle « les revendications des travailleurs immigrés ont été étudiées » et « nombreuses adhésions à la CGT furent réalisées »335. On peut citer dans la même lignée l’exemple de la grève de Roth Frères à Strasbourg, menée par des ouvriers français et immigrés – dont plus de 500 Espagnols - en septembre 1963. Parmi les revendications élaborées, concernant surtout le salaire et les semaines de congés, la main-d’œuvre immigrée inclut une exigence particulière, à savoir, une « inspection sanitaire des baraquements où ils habitent ».336 Également, une démarche similaire apparut en octobre 1964 dans une réunion organisée par la CGT de Roanne (Loire), où une quarantaine d’Espagnols rendirent compte de leurs impressions sur les conditions de vie et d’existence dans la résidence de Baron d’Echier : « les WC se trouvent à 200 mètres des baraquements, les draps ne sont changés qu’une fois par mois. En été la chaleur est irrésistible et en hiver le froid est insupportable […] »337

. L’insalubrité concernait non uniquement les baraquements et les chambres des foyers de travailleurs, mais aussi leurs cantines. Ainsi, tel qu’on l’a remarqué à plusieurs reprises, cette question façonna également la conflictualité et mobilisation socioprofessionnelles des migrants espagnols. Un bel exemple pour illustrer ce phénomène est cette pétition envoyée au directeur d’un foyer en Moselle, nommée « Au bois », en automne 1964 :

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IHS-CGT, « La lucha de los obreros de Panhard ha dado sus resultados », Trabajo : informations de la

CGT en langue espagnole, nº février 1962, p. 3.

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IHS-CGT, « En la fábrica Panhard », Trabajo : informations de la CGT en langue espagnole, nº septembre-octobre 1962, p. 3.

336

IHS-CGT, « La huelga de la Roth Frères de Strasbourg », Defensa obrera : informations de la CGT en

langue espagnole, nº septembre-octobre 1963, p. 6.

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IHS-CGT, « Importante asamblea en Saint-Étienne… y en Roanne », Defensa obrera : informations

124 Monsieur, un groupe de travailleurs espagnols nous adressons à vous pour vous faire part de la réclamation suivante : […] Nous voulons une cuisine avec des réchauds suffisants pour que ceux qui le désirent puissent cuisiner. Pour cela, nous exigeons des casiers, des tables et des banques pour pouvoir manger comme des êtres humains et ne pas avoir à le faire comme des cochons. Comme vous le savez, nous payons nos chambres. Nous sommes venus travailler, nous avons signé un contrat avec l’entreprise et, tout comme nous respectons ce contrat, nous voulons que l’entreprise nous respecte, sinon nous ne tolérerons pas tant d’injustices […]. Nous vous demandons de faire tout votre possible pour qu’il y ait une cuisine et une salle à manger en bon état […] et que les repas soient bons et mangeables. Tant qu’il n’y aura pas ces conditions que nous vous demandons, ne nous embêtez pas et ne nous infligez pas de sanctions, car nous ne sommes pas prêts à les payer ni à supporter les visites constantes de la police dans nos chambres. Attention : nous nous adressons à vous par écrit et attendons votre réponse si vous voulez éviter une manifestation devant la porte de votre bureau. Comme nous sommes tous d’accord sur ce point, nous avons nommé une commission ouvrière pour remettre ce document au nom de tous les Espagnols résidents de la cantine […].338 D’autres initiatives comme celle-ci furent recueillies par la presse dans d’autres régions. À l’origine de certaines démarches de revendication engagées par la main-d’œuvre issue de l’immigration espagnole, qu’elles fussent dirigées par un syndicat ou non, se trouvait l’expérience spécifique de ces acteurs. Ainsi l’affirment José Babiano et Ana Fernández Asperilla dans leur investigation sur l’aventure migratoire de cette colonie : « dans la définition de la condition ouvrière des migrants espagnols, les conditions de logement s’avéraient aussi importantes que l’emploi […]. Les témoignages ne cessent d’insister sur le fait que la question du logement des migrants constitua un véritable problème, à cause parfois de sa rareté, parfois comme conséquence des prix élevés et toujours en raison de la surpopulation des logements, le manque d’hygiène et de confort minimum et les très mauvaises conditions d’habitabilité […] Une forte tension nerveuse et un risque accru d’accident étaient quelques-uns des résultats de cette condition »339

.

4.1.5. Ruptures et continuités des luttes de l’immigration. Le « tournant

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