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L’expulsion des misérables ou le revers de la médaille du Plan de stabilisation

Partie I : Les migrants face aux États : stratégies opposées dans la construction des projets migratoires

Chapitre 1 – Logiques étatiques et stratégies individuelles dans la construction des projets migratoires

1.1. L’expulsion des misérables ou le revers de la médaille du Plan de stabilisation

La main-d’œuvre agricole excédentaire espagnole se déplace progressivement vers les régions françaises, ce qui implique une grande économie, puisque la quantité de devises qui entrent en francs en Espagne à cause de ces mouvements d’émigration est énorme […]. Les chefs d’entreprise français ont fait preuve d’une sincère satisfaction […]. Ils insistent sur le fait que le producteur110 espagnol, par ses propres vertus raciales (et ce n’est pas de la pure rhétorique, mais la stricte réalité), est en train de déplacer la main-

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La forme castillane productor fait partie de la terminologie propre au régime franquiste en matière socioprofessionnelle. Productor fut le concept employé pour englober à la fois le patron et le salarié. Cela s’inscrivait dans les logiques fascistes de la dictature, selon lesquelles la sauvegarde de la « communauté nationale » et son « essence » impliquait de se tenir à l’écart des luttes de classe et de la conflictualité sociale caractéristiques du « capitalisme libéral et du matérialisme marxiste ». Pour une analyse de l’encadrement dictatorial des travailleurs, voir Carme Molinero et Pere Ysàs, Productores disciplinados y

minorías subversivas. Clase obrera y conflictividad laboral en la España franquista, Madrid, Siglo XXI,

51 d’œuvre italienne en France. L’ouvrier espagnol est apprécié pour sa dignité, sa sobriété et son sens du devoir […]. Les autorités françaises insistaient sur le fait que, en raison de la situation que traverse la France […] du fait du développement industriel, la France aura besoin de main-d’œuvre, et cette main-d’œuvre, elles souhaitent sincèrement qu’elle soit espagnole111

.

Ainsi formula ses propos, en guise de résumé, Carmelo Lacaci González, phalangiste et hiérarque de l’Organisation syndicale espagnole (OSE)112

, suite à une semaine de visite officielle en France devenue séjour printanier en juin 1961. La délégation qu’il présidait avait joui, lors de ce voyage, de réunions affables – à ses yeux – avec les hommes et les femmes vivant et travaillant dans différents noyaux d’immigration espagnole, et surtout avec les patrons et les autorités politiques locales. Ses déclarations, outre le fait qu’elles soient vraisemblables ou non, témoignent bien des perceptions des pouvoirs politiques et économiques des deux pays à l’égard d’une nouvelle étape dans l’histoire migratoire franco-espagnole qui, à ce moment-là, était en train de commencer. Elles suggèrent, de surcroît, les contours des intérêts qui, des deux côtés de la frontière, se réunissaient dans les vies mouvementées de centaines de milliers, puis de millions de personnes ; à savoir, leurs devises pour les uns, leur soumission pour les autres. Les autorités disposaient de projets bien définis pour ce processus migratoire et les conclusions de Carmelo Lacaci permettent de saisir, en d’autres termes, les axes principaux qui inspirèrent ces projets. Ce serait néanmoins une erreur de ne pas mettre ces considérations en relation avec les dynamiques propres à l’histoire des deux pays. En ce qui concerne l’Espagne, l’on n’est pas en mesure de comprendre l’ampleur du phénomène migratoire dans les années 1960 sans s’interroger précédemment sur les bouleversements politiques et économiques qui eurent lieu dans les années 1950. De par leur ampleur, ceux-ci inaugurèrent la deuxième étape du régime. Leur synthèse fut le Plan de stabilisation, adopté en 1959 et préparé par les nommés « technocrates » de l’Opus Dei, au pouvoir depuis 1957, qui visaient à

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Archivo General de la Administración (désormais, AGA), Sección Sindicatos (SS), (14)03, 17202, Rapport officiel du voyage en France effectué par une délégation du service (11-20 juin 1961) – Délégation nationale des syndicats - Service national d’encadrement et collocation, signé par Carmelo Lacaci González.

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Le syndicalisme corporatiste devint la seule forme d’organisation du travail autorisée et, en quelque sorte, gérée par l’État franquiste. En ce sens, l’OSE, aussi connue comme le Syndicat vertical, créée en 1940 à partir des organisations professionnelles du parti unique, Phalange espagnole traditionaliste et des Juntes d’offensive nationale-syndicaliste (FET y de las JONS, en castillan), constituait un instrument central d’encadrement, contrôle, dissuasion et répression envers les travailleurs. L’OSE eut également, dans un premier temps, les compétences en matière d’émigration. Carme Molinero et Pere Ysàs,

52 libéraliser l’État et l’économie franquistes suite aux échecs de la stratégie autarcique113. Natacha Lillo résuma ainsi les grandes lignes de cette manœuvre pour le développement économique, au cœur de laquelle se produisit la réinvention des politiques migratoires :

En 1959, la nouvelle équipe de technocrates au pouvoir lança un plan de stabilisation de l’économie, qui visait à en finir avec l’autarcie précédente à travers une forte dévaluation de la peseta, le gel des salaires et une industrialisation accélérée, sacrifiant l’agriculture. Ses premières conséquences furent un accroissement du chômage rural et une dégradation du pouvoir d’achat ouvrier. C’est dans cette période que de nombreux Espagnols choisirent l’émigration afin de profiter de salaires plus élevés et surtout de pouvoir épargner, ce qui était impensable dans leur pays à l’époque114

.

Les nouvelles orientations économiques de l’Espagne à l’heure du Plan de stabilisation et le processus migratoire étudié ici entretiennent donc une relation étroite. D’après Ana Fernández Asperilla, « la grande vague migratoire vers l’Europe se produit à l’époque de plus grande croissance économique et industrielle du franquisme, dans une période d’augmentation des revenus salariaux et du niveau de vie de la population »115

. Il existe donc, dans l’exemple espagnol, « une corrélation positive entre émigration extérieure et croissance économique »116. L’une relève de l’autre. Plus concrètement, l’émigration fit partie d’un circuit économique par lequel l’Espagne exportait de la main-d’œuvre et recevait, en revanche, des marchandises et des investissements étrangers de capitaux117. En outre, le régime franquiste gagnait progressivement de l’acceptation par l’Occident. D’autre part, le thème de l’émigration fit l’objet de l’un des plus extraordinaires virages idéologiques engagés par le régime franquiste. On fait référence ici aux perceptions des autorités espagnoles à l’égard des départs de leurs ressortissants, qui durant la première moitié du XXe siècle – lorsque l’émigration se dirigeait notamment vers l’Amérique Latine118 – furent connotés de façon péjorative, perçus en tant que catastrophe à la fois nationale et individuelle119. Or un changement radical de regard s’opéra sur cet aspect au cours des années 1950. « À partir de cette date – constate Natacha Lillo –, le discours

113

María José Fernández Vicente, « Cruzar las fronteras, evitar los Estados: los caminos de la emigración española a Francia, 1956-1965 » dans Natacha Lillo et alii., Un siglo…, op. cit., p. 47.

114

Natacha Lillo, Espagnols en banlieue…, op. cit., tome II, p. 560.

115

Ana Isabel Fernández Asperilla, « La emigración como exportación… », art. cit., p. 66.

116 Ana Isabel Fernández Asperilla, « La emigración como exportación… », art. cit., p. 66. 117

Ibid., p. 67.

118

María José Fernández Vicente, « Cruzar las fronteras, evitar los Estados: los caminos de la emigración española a Francia, 1956-1965 » dans Natacha Lillo et alii., Un siglo…, op. cit., p. 47.

53 officiel se mit à présenter l’émigration comme un bienfait et non plus comme une trahison envers la patrie »120. Ainsi, en 1960, l’émigration n’était plus considérée comme une « dysfonction », mais plutôt comme un droit irréprochable, rapporté à « la personnalité humaine » et à « la liberté de l’individu […], source puissante de liens et de relations entre les peuples, qui peut apporter des résultats bénéfiques sur le plan social et économique et dans d’autres domaines de la vie humaine »121

. Si l’on considère le cadre idéologique dans lequel s’inscrivait le régime, ces affirmations figurent parmi les textes législatifs le plus paradoxaux de la dictature franquiste. Cette actualisation prit moins de dix ans. En effet, comme les hommes et les femmes, aussi migrèrent les concepts122. Une telle réadaptation du discours s’avérait nécessaire aux yeux des idéologues du Plan de stabilisation. La constitution de l’Institut espagnol d’émigration (IEE) en 1956 et le rattachement de celui-ci au Ministère du travail deux ans plus tard, en 1958, témoigne des principes sur lesquels s’appuya le processus migratoire espagnol123. Ana Fernández Asperilla saisit ainsi cette instrumentalisation de l’émigration par le gouvernement :

Cette image du phénomène migratoire répondait aux intérêts stricts du régime. Premièrement, parce que l’émigration vers l’Europe constituera un mécanisme de réduction d’une offre de travail que le processus espagnol d’industrialisation était incapable d’absorber. Deuxièmement, parce qu’elle permettait de réaliser des économies en termes de reconstitution et de reproduction de la main-d’œuvre (santé, assurances sociales, éducation et formation de la main-d’œuvre, etc.) […]. Enfin, l’émigration entraînera un important flux de devises vers l’intérieur du pays, et l’État lui-même cherchera dès le début du processus migratoire à contrôler ce flux124.

L’émigration contribuait à réduire le nombre de chômeurs et de travailleurs précaires, et donc à équilibrer le marché du travail. Ce constat apparaît de façon assez nette dans le texte de la loi de bases sur l’émigration adoptée en 1960, qui posait que « les plans et les opérations d’émigration assistée […] seront appliqués, en particulier, aux contingences de chômage involontaire125 ». Il faut pour autant nuancer ces propos, puisque ceux qui

120

Natacha Lillo, Espagnols en banlieue…, op. cit., tome II, p. 560.

121

« Ley de Bases de la Emigración », préface, Boletín Oficial del Estado (BOE), 23 décembre 1960. Cité dans Ana Isabel Fernández Asperilla, « La emigración como exportación… », art. cit., p. 73.

122

Nancy L. Green, Repenser les migrations…, op. cit., p. 69.

123 Natacha Lillo, Espagnols en banlieue…, op. cit., tome II, p. 559. 124

Ana Isabel Fernández Asperilla, « La emigración como exportación… », art. cit., p. 73.

125

Cité dans José Babiano et Ana Isabel Fernández Asperilla, « Elementos del proceso de la emigración española de los años sesenta: la voz de un pasado reciente », Gaceta sindical: reflexión y debate, nº 3, 2003, p. 281.

54 fuirent le chômage furent moins nombreux que ceux qui, touchés par un sous-emploi endémique dans un pays qui n’inventa un système de sécurité sociale qu’en 1966, partirent en quête de meilleures conditions d’existence : 26% et 38% respectivement126. Outre la régulation du marché du travail, l’émigration favorisa également les entrées de capitaux127. L’apport de devises lié à l’envoi d’argent des migrants aux familles restées au pays devint la deuxième source de richesse pour l’économie espagnole à l’époque du Plan de stabilisation. La seule activité plus importante que les entrées de devises était le secteur du tourisme de masse, qui avait connu une croissance insolite au point d’être considéré comme un secteur stratégique ainsi que l’un des aspects les plus représentatifs de la période nommée comme le second franquisme. « Franco n’a à vendre – évoquait Andrée Audoin dans une enquête parue dans L’Humanité – que le soleil de son ciel et la peine de ses travailleurs »128. D’après les informations fournies par l’Office de travail de l’ambassade espagnole à Paris, les transferts d’argent des migrants espagnols en France vers l’Espagne en 1961 supposèrent environ 75 millions de dollars129

. Quatre ans plus tard, en 1965, ce chiffre avait augmenté jusqu’à 107 millions (soit 5,50% d’incrément par rapport aux résultats de 1964)130. C’est pourquoi il était important aux yeux de l’État d’alimenter le « mythe du retour », ce qui assurait la continuité de l’afflux de capitaux : « le régime ne cherchait pas à réintégrer immédiatement les émigrants en Espagne, mais plutôt à leur faire croire qu’ils reviendraient un jour »131. D’où l’intervention de l’État. Il s’avérait crucial, par conséquent, de ne pas empêcher les départs, mais aussi d’être en mesure de les contrôler efficacement. Les différents offices de travail à l’extérieur, gérés par l’OSE et rattachés aux ambassades et aux consulats, furent les organismes consacrés – dans une première étape du moins, avant l’adoption de ces compétences par l’IEE – à ce contrôle : « leur importance résidait dans le fait qu’ils permettaient une présence et l’intervention de l’administration, sur le terrain, dans ces endroits où se développaient des colonies d’émigrés espagnols »132

. D’après le compte rendu de la réunion du

126

Ibid., p. 281-282.

127

Axel Kreienbrink, « La política de emigración a través de la historia del IEE » dans Luís M. Calvo Salgado, María José Fernández Vicente, Axel Kreienbrink, Carlos Sanz Díaz et Gloria Sanz Lafuente (dir.), Historia del Instituto..., op. cit., p. 20.

128

Andrée Audoin, « Bonnes à tout faire dans les grandes familles », L’Humanité, 3 décembre 1964.

129

AGA, SS, (14)03, 17228, Annexe informatif – Office de travail de l’ambassade d’Espagne à Paris – Enjeux, questions et projets abordés lors de la visite de travail à Paris du directeur général de l’Institut espagnol d’émigration (Clemente Cerdá), signé par José Sanz Catalán le 3 mai 1962.

130

AGA, SS, (14)03, 17202, Rapport extraordinaire de 1965, signé par José Sanz Catalán.

131

José Babiano et Ana Isabel Fernández Asperilla, La patria…, op. cit., p. 38.

132

55 Conseil de l’IEE du 29 janvier 1958, cet encadrement devait s’appliquer d’une manière qu’ « il ne stimule l’émigration ni ne la freine non plus en fermant d’éventuelles voies d’émigration futures dans lesquelles la concurrence d’autres nations est notoire »133

. En effet, l’émigration n’était plus l’affaire d’un seul État : elle se situait désormais au carrefour des relations et négociations diplomatiques. La bilatéralité entre l’Espagne et chacun des différents pays d’accueil fut donc ce qui caractérisa la réglementation des conditions d’entrée, d’embauche, de résidence ou encore les prestations sociales. Ces résolutions étaient finalement recueillies dans les accords signés par les deux États concernés. Quant aux flux vers la France, l’accord bilatéral de 1961 – signé dans un contexte de normalisation progressive des relations franco-espagnoles134 – pour l’émigration des travailleurs permanents fut le plus important dans ce sens. Celui-ci se succédait, à son tour, aux accords sur les travailleurs saisonniers (1956), sur la sécurité sociale (1957) et sur les regroupements familiaux (1958)135. Outre le fait que, comme nous l’exposerons plus loin, une immense partie des migrants espagnols décidèrent de contourner les mécanismes officiels, l’accord de 1961 instituait, en définitive, une relation imbriquant les pouvoirs des deux pays136 : d’un côté, les ministères espagnols du travail, des affaires étrangères et de l’intérieur, l’IEE et l’OSE ; de l’autre côté, l’ONI et les ministères français des affaires étrangères, de l’intérieur, du travail, de la santé publique, de l’agriculture et des finances – par lesquels on entendait la voix du patronat. L’accord les érigeait, en somme, en tant que responsables dans ce processus historique.

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