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La diversification des standards de référence : objets de confiance dans les relations donneurs

III. Les limites de la normalisation

Les normes occupent une place importante aux yeux des entreprises, des consommateurs et des pouvoirs publics. Pour les entreprises, les normes contribuent à créer un langage commercial commun. Elles garantissent que les composants produits de part et d'autres des frontières sont compatibles et que les réseaux sont interopérables. Elles réduisent les coûts de fabrication et d'entreposage. Pour les consommateurs, les normes réduisent les coûts qu'ils doivent généralement supporter lorsqu'ils choisissent des options, par exemple le temps et les efforts qu'ils consacrent à leurs recherches. En général, les normes restreignent les coûts liés à l'incertitude, en particulier les coûts liés aux propriétés fonctionnelles, puisqu'elles facilitent les comparaisons. Pour les pouvoirs publics, les normes facilitent la déréglementation et une meilleure gouvernance du fait qu'elles aident à réduire le niveau de détail des réglementations aux exigences essentielles nécessaires à la réalisation des objectifs légitimes tels que la protection de la santé, de la sécurité et de l'environnement. Les normes permettent de réduire les risques d'enfermement dans une technologie particulière et de promouvoir la diffusion des savoir-faire. Cependant, la multiplication des normes engendre certaines limites : l’inévitable avantage compétitif à celui qui érigera et légitimera sa norme (1), la question de la légitimité des normes actuelles (2) et l’hypothétique universalité d’une norme (3).

3.1 L’avantage compétitif : être le premier à imposer une norme.

Se dirige-t-on vers une domination par la norme ? Cette question revient de plus en plus dans les conférences, colloques et autres cercles professionnels et académiques traitant des problématiques liés à la normalisation.

Le fait d’imposer une norme obéit dans un premier temps à des enjeux économiques : c’est un moyen pour l’acteur dominant d’un marché donné d’imposer des règles et de se ménager ainsi un avantage compétitif important. De plus, lorsqu’une organisation, privée ou institutionnelle, impose la technologie, les process qu’elle maîtrise, les réglementations qu’elle respecte, cela lui permet de détenir un avantage indéniable vis-à-vis de ses concurrents actuels (s’ils existent) et futurs. Les coûts d’accès au marché seront élevés.

La problématique de l’avantage compétitif est centrale, notamment dans les discussions régulières à l’OMC, marquées par des conflits d’intérêts. Prenons l’exemple de la fixation des normes en matières d’émission de gaz à effet de serre, celles-ci ont engagé un double bras de fer politico-économique. Dans un premier temps, on trouve une opposition entre les positions des entreprises américaines et celles des entreprises européennes ; puis, dans un deuxième temps, entre les pays du Sud et ceux du Nord. De fait, le vainqueur imposera ses règles, ses normes, ses valeurs qui constitueront un avantage concurrentiel indéniable.

L’opposition la plus marquée reste celle existante entre le vieux continent et la culture nord-américaine. Cette dernière prédomine, à ce jour, dans l’établissement des normes internationales. L’illustration sur les concepts sociaux et sociétaux est parfaite, notamment dans la relation avec les partenaires sociaux et les agences de ratings. Cette opposition des cultures s’observe également dans la représentation des pays au sein des organisations internationales mandatées pour créer les normes de demain. L’exemple du GRI apparaît représentatif : un seul français figure parmi les quatorze directeurs et aucun au sein du groupe de travail chargé de mettre à jour les critères de reporting. Les entreprises américaines représentent, elles, 25% des membres contre 60% aux entités européennes. La tendance qui se dessine serait une sur-représentation des britanniques et des Scandinaves, notamment les suédois. Les entreprises représentant les pays du Sud sont laissées pour compte. Cependant, cette tendance s’inverse au profit du continent Nord-américain sur les entreprises de certification : Price, KPMG ou Deloitte sont très actifs pour structurer les méthodologies et contrôler l’entrée d’éventuels auditeurs indépendants. Après avoir imposé l’EVA (Economic Value Added), ces cabinets pourraient rapidement prescrire leur modèle développement durable…

Cette tendance, précédemment décrite, est illustrée par les recommandations de l’union européenne80 en matière de normalisation. La pratique d’un véritable lobbying international en matière de normes existe :

« Etablir une véritable stratégie de représentation des intérêts européens au sein des

organisations internationales,

Favoriser le développement de labels européens (Cf. Ecolabel environnemental) qui s’imposeraient, ensuite, au niveau international,

Encourager l’Union européenne à se positionner en tant que plate-forme internationale d’élaboration de référentiels,

Promouvoir, dans le cadre bilatéral, la discussion et l'adoption par les pays tiers et "proches" de l’UE de normes basées sur le cadre communautaire ou compatibles avec celui-ci ».

Cette course entre organisations, entre institutionnels, à être le premier ou la première à imposer sa norme, est révélatrice des tensions existantes. Certes, être l’initiateur et l’éditeur d’une norme engage indéniablement un avantage concurrentiel ; mais, il est primordial d’acquérir une forte légitimité pour garder ce dernier.

3.2 Quelle légitimité pour une norme ?

Aujourd'hui, standards, labels et codes de conduite se multiplient comme autant de tentatives d'évaluation des acteurs économiques et des modes de production de biens sur la base de critères éthiques.

Le non-respect de certains de ces standards de base est de plus en plus sanctionné, comme l'ont montré les campagnes de boycott aussi bien vis-à-vis de Danone que de Shell, de Nestlé ou de Nike. Si l'efficacité de ce type d'action peut être discutée, la mobilisation sur ces questions est désormais une réalité incontestable. Les groupes multinationaux doivent désormais compter avec la pression de l'opinion publique et des ONG, comme on l'a vu par exemple dans le cas de la Birmanie.

Cependant, la multiplicité des acteurs, indépendants les uns des autres, qui constitue certes une marque de vitalité, ne va pas sans poser des problèmes de légitimité et de visibilité. L'absence de critères uniques unanimement reconnus rend nécessaire une réflexion sur la standardisation des critères, leur quantification et leur contrôle. Cette pluralité des acteurs tend à redistribuer les cartes, le marché est en train de s’organiser.

Quels normalisateurs pour quelle légitimité ? On trouve d’une part les agences de notations financières puis, d’autre part, les agences extra-financières (sociétales, environnementales, sociales). Les premières se résument à trois grands groupes mondiaux, les secondes sont une

myriade de PME régionales à caractère souvent associatif et sans ressources humaines permettant une ouverture à l’international. Evoluant longtemps dans des sphères différentes, on observe depuis quelques années un rapprochement. Fitch avec CoreRatings, puis avec BMJ CoreRatings, et dernièrement BMJ Ratings avec Altares (issu de la fusion entre Bil et Dun & BradStreet) illustrent cette nouvelle proximité. Les agences de ratings sociétales s’adossent à de grosses structures de certification, de grandes banques ou de grandes entreprises avec pour objectif d’acquérir plus de visibilité et surtout plus de légitimité auprès d’un marché qui tarde à les intégrer. Il est fort à parier que les années à venir donneront une concentration des acteurs pour obtenir une configuration semblable à celle de la notation financière.

Se pose également la problématique de « la distinction entre la fonction de juge extérieur à

l’entreprise et de conseil au service de l’entreprise. La confusion des genres, qui a aboutit aux scandales que l’on connaît, est évidemment encore moins tenable dans une logique de développement durable. Or, des entités dédiées au développement durable existaient dans ces cabinets, aujourd’hui rattachés à la branche conseil […] définissant les normes en cours »

(STEPHANY, 2003).

La concurrence entre les agences de ratings peut être considérée comme un facteur d’émulation et donc d’amélioration de la qualité des processus d’évaluation. Malgré tout, cette concurrence renforce et modifie les relations entre les agences et les entreprises. Des écarts d’évaluation entre deux agences sont possibles où seul le temps (à long terme) donnera raison à l’une ou l’autre. La dimension temporelle semble être l’unique arbitre de la légitimité de tel ou tel normalisateur. De plus, malgré une prise en compte accrue des préoccupations sociales et environnementales par l'entreprise, on peut s'interroger sur les rapports entre autorégulation et approche normative, et sur leur articulation. L'autorégulation risque de n'être mise en oeuvre que par un trop faible nombre d'acteurs. Elle peut aussi ne pas correspondre à l'intérêt collectif, car elle échappe à la légitimité démocratique. Dans ces situations l'approche normative, d'ordre public, devra être alors préférée (KAMMOUN S. 1997)

3.3 Une norme internationale : une utopie ?

Peut-on plaider en faveur d’un modèle universel ; n’est-ce pas dangereux ? Comme nous l’avons souligné dans les paragraphes précédents, il existe une tension entre une exigence de cohérence, d’équité qui soutient une standardisation et le respect de la diversité culturelle qui incite à éviter toute uniformisation des règles. Plusieurs exemples récents illustrent la difficulté soulevée : serait-il opportun d’appliquer les 35h aux Etats-Unis ? Peut-on imposer la parité homme/femme dans certains pays arabes ? D. Stephany illustre la complexité de la situation par la problématique du travail des enfants. « Ce critère est exemplaire car il fait un

consensus a priori. Il est en effet doté d’une forte charge affective, plus particulièrement dans les sociétés occidentales où le regard posé sur l’enfant s’est profondément transformé depuis un siècle. Sans entrer dans le relativisme culturel qui permet de tout justifier au nom des spécificités culturelles, on peut s’interroger sur la pertinence d’un standard, même s’il ne se réduit pas à une limite stricte et unique. C’est en fait à travers une approche globale et contextualisée plutôt que par l’application d’une norme que l’on peut dépasser la contradiction. Ainsi, faire travailler des enfants de 13 ans dans le respect de conditions de limite de charge, de durée de travail réduite et avec un temps d’accès à une formation générale peut représenter une avancée plus significative que de leur interdire l’accès à l’entreprise et les renvoyer à la mendicité et à la prostitution. A l’inverse, que dirait-on d’un pays qui interdirait strictement le travail des enfants alors qu’il autorise le mariage forcé de fillettes soumises de ce fait à des travaux domestiques harassants et aux abus sexuels ? […] On voit ici, que les enjeux économico-politiques des grandes puissances surdéterminent les normes. »

Il convient également de rappeler le caractère spécifique de chaque entreprise. Les récentes fusions-acquisitions tendent à interpeller sur les difficultés rencontrées vis-à-vis des différences de cultures d’entreprises. Les multinationales sont quotidiennement interpellées sur le problème de l’applicabilité des normes pour l’ensemble de leur site et surtout sur le réseau de sous-traitance. Comment s’assurer que les milliers de fournisseurs opérant en Amérique du Sud, en Asie ou en Afrique respectent scrupuleusement les principes édités par l’OIT ? Le coût pour une multinationale de contrôler le respect de ces principes est énorme. De plus, le parallèle semble opportun dans la mesure de la performance où tout manager connaît les limites de comparaisons intersectorielles. L’ensemble de ces éléments contribue à conclure qu’il existe une multitude de culture et qu’il serait délicat, pour ne pas dire

impossible, de voir s’imposer une culture commune. Même si cette uniformisation est souhaitée par certains, elle apparaît improbable.

A la problématique de l’universalité des normes, il convient d’ajouter celle de la dérive bureaucratique liée aux procédures de certification. La multiplication des normes (sociales, environnementales, qualité, etc.) engendre de nombreuses procédures alourdissant, parfois, les prises de décision et entraînant un désintérêt des collaborateurs et une démotivation du personnel.

Chapitre 2

Quels corps de doctrine pour le