• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 4 : PLACE DES EMOTIONS EN CLASSE

4.8 Limites des émotions en classe

Nous abordons, tout au long de notre analyse, la question des limites des émotions en classe. Nous avons dégagé de nos entretiens deux lignes de conduite concernant les émotions d’un enseignant. La première est que tout enseignant reste attentif aux excès : il y a une ligne à ne pas dépasser. La deuxième est de veiller à maintenir une constance dans nos réactions même sous le coup d’émotions afin d’offrir aux élèves une stabilité.

Maintenir une ligne de conduite

Certains enseignants nous apportent un éclaircissement sur la ligne de conduite touchant les excès :

« […] on peut pas toujours être dans l’excessif alors faut aussi avoir cette ligne et la dépasser parfois mais sans être dans les excès. Etre toujours dans l’excessif en haut en bas, c’est qu’il y a des problèmes. Tu vois ce que je veux dire par cette ligne ? Erica : Tout à fait. Ça peut pas être une ligne plate, il faut des haut et des bas mais sans aller dans les extrêmes. Exactement. » (Sylvie)

« Je veux dire qu’on est quand même à l’école, y a quand même une certaine retenue à avoir dans le sens qu’on peut dire : “voilà aujourd’hui, je vais pas bien” ou

“J’ai plus de voix”. […] Voilà, je pense que jusque-là, on peut aller aisément. Et au-delà de se plaindre de soi-même, je pense que la limite elle est là, je pense que quand on commence à se plaindre et à dire : “vous comprenez, j’ai pas de chance, ça me tombe dessus,…”. Voilà, je pense que quand on rentre là dedans c’est la limite du trop. » (Natacha)

« Alors de dire, qu’on se sent pas bien, ça je pense que ça peut tout à fait se faire, mais de commencer à expliquer ses problèmes familiaux ou avec son amie ou je sais pas quoi aux enfants ça n’a pas de sens enfin. » (Eric)

« Ouais et pis après se dire : “j’y vais ou j’y vais pas. Ouais, mais si j’y vais…

j’y vais comment et pis avec quoi ? Et, si j’y vais pas… bah j’y vais pas, mais je dois pas culpabiliser, parce que j’y vais pas. J’y vais pas parce que c’est bien trop dangereux et que c’est plus mon job” ». (Liu)

Ces quatre premiers passages nous démontrent que de nombreux enseignants sont conscients qu’il existe une ligne qui définit le raisonnable avec en haut et en bas les excès.

Cette ligne n’est pas utilisée selon nos quatre interviewés de la même manière. Sylvie et Natacha font référence à la limite du trop, de l’extrême. Elles nous font comprendre qu’il ne faut pas franchir cette ligne pour aller dans les extrêmes, mais elles ne nous disent pas ce qui en fait partie. Eric et Liu rejoignent l’idée de cette ligne. Néanmoins, ils y définissent des points de repère. Par exemple, Eric voit dans la « zone extrême » tout ce qui concerne les problèmes familiaux, tandis que Liu entend par là, la limite de son champ d’action envers les élèves quand ses émotions la poussent à agir. Dans ce cas-là, Liu nous donne comme limite la dangerosité ou les attentes institutionnelles fixées dans notre profession. En effet, quand les émotions nous incitent à agir dans un domaine qui ne fait plus partie de notre travail, nous ne devons pas entrer dans l’action.

Contrairement à cette ligne de conduite, caractérisée par une limite représentée par un excès, Stéphanie nous arbore une vision différente des limites :

« Et, je crois qu’un enseignant qu’est très mal, qu’est triste, s’il a un décès ou s’il a appris qu’il a une maladie grave. Je crois qu’il faut qu’il prenne simplement le temps pour dire aux enfants : “je vais être un peu triste ces temps, il m’arrive quelque chose de difficile dans ma vie”. Même s’il n’explique pas quoi quelque chose de difficile : “mais sachez que ça n’a rien à voir avec vous, je vais essayer de faire de mon mieux pour que vous ayez des bonnes conditions de travail, mais je serai peut-être pas toujours très gaie”. ». (Stéphanie)

Elle pense qu’il est impératif de prendre le temps pour dire aux élèves notre état sans entrer dans les détails. Elle s’oppose en quelque sorte à Eric. La limite d’Eric étant les problèmes familiaux. Stéphanie pense que nous devons éclaircir notre état face aux élèves même s’il s’agit d’un litige familial. Cependant, elle met une faible limite dans l’approfondissement de l’explication. Une ambiguïté reste tout de même quant à la limite entre le problème familial et le personnel ? Dans l’entretien, Stéphanie aborde sa dépression qu’elle a dévoilée, parce que les élèves commençaient à endosser la responsabilité de son état émotionnel. Elle n’a pas hésité à faire part d’un domaine très personnel. En agissant ainsi, n’a-t-elle pas communiqué son malaise à ses élèves ? N’existe-t-il pas un risque dans une telle confidence ? A-t-elle bien fait ? Les élèves ont-ils vraiment été soulagés par cette révélation ? Stéphanie a pu entendre au moment de ces propos un soulagement du côté de ses élèves. Mais est-ce idéal pour eux d’avoir une enseignante à la limite de la dépression ? Tant de questions resteront sans réponse dans le cadre de notre mémoire car il faudrait, pour cela, interroger les élèves.

Maintenir une constance

Deux enseignants présentent la deuxième ligne de conduite essentielle dans une classe. Il s’agit de montrer une certaine constance dans nos réactions. C’est-à-dire que nous ne devons pas nous éloigner des limites fixées en classe en début d’année juste parce que nous sommes sous l’emprise d’une émotion. Les propos des enseignants sont les suivants :

« Moi, je pense que ce qui est important, c’est que enfin…. les enfants, ils ont besoin de stabilité quoi. Ils ont besoin d’une personne en face d’eux qui tous les jours euh… dans une situation, dans une même situation, il va réagir un peu près de la même manière. C’est impossible de réagir exactement de la même manière, mais avoir des lignes directrices. Alors si tout à coup, un jour, ils arrivent et pis que tout à coup, l’enseignant il crie après la première petite bêtise, ils vont être complètement déstabilisés par rapport à ce qu’ils ont l’habitude. Donc d’expliquer pourquoi, à ce moment là, on a eu cette réaction bah… ça peut les aider aussi. » (Eric)

« Bah là, ils vont le sentir parce que je vais punir ou des choses comme ça.

Mais, je vais pas punir quelque chose que je ne punirais pas en temps normal où je vais bien. Je vais punir si ça mérite une punition. » (Laurène)

« C’est pas parce que moi je suis fatiguée et irritable que eux, même l’enfant qui a un comportement plus délicat où tu dois faire un peu plus attention, c’est pas eux qui sont responsables de mon état émotionnel. Il faut bien faire la différence.

J’aimerais pas devoir punir parce que je suis fatiguée ou irritable. S’il y a punition c’est que ça vient du côté de l’élève. Même pas des élèves mais de l’élève. » (Sylvie)

Dans ce cas-là, les limites de la place des émotions d’un enseignant demeurent dans la constance des réactions. En effet, Eric, Laurène et Sylvie nous expliquent qu’il faut agir toujours selon des lignes directrices que nous avons prédéfinies avec les élèves. Les punitions ou les réactions qui dépasseraient notre propre façon d’agir, quand nous sommes dans de bonnes conditions émotionnelles, sont impérativement à expliquer. Cette ligne de conduite nous amène à un autre exemple d’excès qui est de rester fidèle à nous-mêmes et au contrat préétabli avec les élèves sous l’emprise de n’importe quelle émotion. Néanmoins, cette voie met une nuance dans les explications des émotions. Effectivement, nous pouvons dévoiler notre ressenti, si celui-ci a pu provoquer une déstabilisation chez les élèves. Eric nous confie cet accent dans l’expression des émotions d’un enseignant au sein même de sa classe.

Il y a donc des limites au niveau de la divulgation des émotions d’un enseignant en classe. Celles-ci sont diverses et touchent des domaines différents, aussi bien le familial que le professionnel. Au niveau du professionnel, il s’agit des actions occasionnées par nos émotions qui dépasseront probablement notre rôle d’enseignant. De plus, nous avons dégagé de nos entretiens l’importance de garder face aux élèves une certaine constance dans nos interventions. C’est pourquoi, un enseignant veille à maintenir ces lignes directrices au niveau de sa discipline, de son autorité. Nous retenons divers aspects des limites en classe.

Premièrement, elles suivent une certaine ligne de conduite propre à chaque enseignant afin de ne pas être sans cesse dans les extrêmes. Deuxièmement, nous apportons aux élèves une stabilité vis-à-vis de nos multiples réactions. Troisièmement, si nous nous écartons de notre vision de la discipline que nous avons instaurée avec les élèves, nous sommes tenus de leur expliciter ce comportement pour qu’ils puissent comprendre notre agissement et retrouver la stabilité installée au cours de l’année. Dernièrement, nous nous autorisons à dévoiler une part de nos émotions à la classe tout en gardant une réserve. Cette dernière représente les

limites qui peuvent nous faire basculer dans l’extrême. Nous pouvons montrer que nous avons des hauts et des bas sans tomber dans l’exagération.

Pour clore ce chapitre de la place des émotions en classe, nous déduisons de nos diverses analyses que les émotions ont une place plus ou moins importante. Cette position s’argumente grâce aux points soulevés dans les propos des personnes interrogées mettant l’accent sur une meilleure communication des émotions pour diverses raisons. Tout d’abord, notre analyse nous a permise de réaliser que la transmission de nos émotions s’effectue de manière inconsciente et quelque soit notre volonté de la communiquer et ce, soit à travers nos paroles, soit notre posture corporelle ou de manière consciente en l’explicitant. De plus, notre ressenti informe les élèves sur nos limites et sur le fait que nous sommes des êtres humains comme eux et non des personnes fictives sans le moindre problème et dépourvus d’émotions. Ensuite, un enseignant montre aux élèves que ressentir c’est quelque chose de tout à fait naturel et indispensable dans la construction d’une personne. Après, les émotions ont sans doute une place dans toute notre formation et à n’importe quel âge, puisque nous avons tous des limites et qu’il est important de les communiquer aux autres afin qu’ils comprennent la personnalité de l’individu qui se trouve en face d’eux. Enfin, nous gardons à l’esprit que l’expression de nos émotions sur notre lieu de travail, ici dans la classe, a des limites prescrites par nous-mêmes (personnalité) et par nos réactions.