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L’éloignement géographique entre Neuchâtel et Berlin confère aux échanges épistolaires un rôle primordial. Le Conseil d’État et le gouverneur soumettent chacune de leurs décisions au roi qui les approuve ou donne ses ordres au moyen de rescrits. Il exige par ailleurs d’être informé de tous les faits notables dans sa principauté. Cette abondante correspondance fournit une bonne représentation de la gestion de Neuchâtel depuis Berlin. Elle permet également de mieux com- prendre le fonctionnement politique de la principauté, mais révèle aussi les dif- ficultés occasionnées par ce média. Frédéric II affirme en 1755 qu’il peut « […]

avoir pour le plus tard dans l’espace de 15 jours par des Estaffettes des nou- velles de tout ce qui se passe dans la Province la plus eloignée […] »343. Ce délai demeure toutefois trop long pour gouverner efficacement un État lointain.

342 GStA PK, I. HA Rep. 64 Nr. 780, n. f., lettre des Quatre-Ministraux au roi (16 avril 1753). 343 GStA PK, I. HA Rep. 64 Nr. 781, n. f., cinquième acta « de ad 1754 et 1755 », (28 janvier

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Les difficultés rencontrées avec la codification au milieu du XVIIIe siècle révè- lent les limites de cet outil d’administratif. La sécurité inhérente à ce moyen de communication peut également être analysée, car plusieurs personnes semblent craindre pour la confidentialité de leurs envois. Finalement, il est intéressant de se pencher sur la composition des rescrits. La compréhension de leur construc- tion est nécessaire pour bien identifier la volonté de Berlin. Quant au ministère duquel ils émanent, il témoigne de la véritable place occupée par la principauté de Neuchâtel dans l’appareil bureaucratique berlinois.

La lenteur des échanges

Au début de la période prussienne, Frédéric Ier ne repourvoit pas la charge de gouverneur et décide d’en référer directement au Conseil d’État. Le procureur général adresse à Metternich une remarque très réaliste sur la question : « La

difficulté est de pouvoir informer la Cour, comme il conviendrait, si ce doit etre par des Ecritures, cela prendra un temps infiny, et ce ne sera jamais qu’impar- faitement puisqu’il y a plusieurs articles et mesme de simples mots sur lesquels il faut une Especes de Commentaire pour les rendre intelligibles. »344 Malgré le rétablissement de l’office de gouverneur par Frédéric-Guillaume Ier, le pro- blème persiste en raison du manque d’indépendance des gouverneurs ; il sub- siste durant tout le XVIIIe siècle. En moyenne, un courrier entre Berlin et Neu- châtel met deux à trois semaines pour effectuer un trajet. Le souverain doit donc attendre au minimum un mois pour être sûr que ses ordres ont été appliqués. Ce cas de figure idéal, d’un seul échange, reste rare et, en général, le délai s’allonge considérablement. Lorsque les ordres du roi sont discutés, il n’est pas rare de voir certaines affaires s’étendre sur plusieurs années. Si le prince peine parfois à imposer sa volonté en raison de ses problèmes de communication, les autorités neuchâteloises en pâtissent également. Le Conseil d’État requiert parfois l’avis

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117 du roi sur certaines questions et ce dernier tarde, laissant son Conseil dans l’em- barras. La volonté de Frédéric II de codifier le droit civil, peu après son arrivée au pouvoir, fournit un parfait exemple de cette laborieuse gestion épistolaire.

Le 23 mai 1754, Frédéric II rappelle George Keith, en poste à Paris ; il le nomme gouverneur le 18 juillet345. Les premières instructions qu’il lui destine datent du 18 août346, elles lui parviennent le 20 septembre à Neuchâtel347. Le 30 octobre, il annonce à Podewils, et non au roi348, que le projet de Boyve lui sera remis par des marchands, en raison de son volume excluant un envoi postal349. Le 17 novembre, Frédéric II remercie Keith pour l’envoi du coutumier de Boyve qu’il n’a pas encore reçu350. Dans une lettre adressée à titre personnel à Keith et non au gouverneur, Frédéric II lui fait part de son vœu de réformer le droit et de la possibilité d’envoyer pour cela quelqu’un de Berlin351. Keith ne se pro- nonce pas sur cette éventualité, mais transmet au roi le 30 janvier 1755 un mé- moire du conseiller d’État Ostervald, qu’il lui recommande pour la codification du droit neuchâtelois ; l’envoi arrive à Berlin le 15 février déjà352. Le 24 mai, le roi ayant reçu le coutumier de Boyve, ainsi que le mémoire d’Ostervald, an- nonce à Keith sa satisfaction pour le travail d’Ostervald, alors que l’ouvrage de Boyve lui paraît insuffisant. Il donne ses ordres concernant la suite du projet d’Ostervald : une fois terminé, il doit être examiné par quatre personnes à

345 FRÉDÉRICII 1852, t. XX, Œuvres p. XVIII.

346 GStA PK, I. HA Rep. 64 Nr. 824, fol. 571r/v (18 août 1754). 347 FRÉDÉRICII 1852, t. XX, Œuvres, p. XVIII.

348 La lettre est adressée à « Votre Excellence » et le roi confirme dans sa réponse qu’il s’agit bien

de Podewils. GStA PK, I. HA Rep. 64 Nr. 824, fol. 574r (17 novembre 1754).

349 GStA PK, I. HA Rep. 64 Nr. 824, fol. 572r (30 octobre 1754). 350 GStA PK, I. HA Rep. 64 Nr. 824, fol. 574r (17 novembre 1754). 351 FRÉDÉRICII 1852, t. XX, Œuvres p. 289 (31 décembre 1754).

352 GStA PK, I. HA Rep. 64 Nr. 824, fol. 575r (30 janvier 1755, réceptionné le 15 février 1755) ;

GStA PK, I. HA Rep. 64 Nr. 824, fol. 576r-581v (s. d. joint à la lettre de Keith du 30 janvier

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Neuchâtel avant de lui être envoyé pour approbation353. Le 21 août, Keith in- forme le roi de l’avancement du projet d’Ostervald, joignant une missive de l’auteur destiné au roi354. Berlin réceptionne ces documents le 13 septembre seulement. Keith précise à la fin de son courrier : « […] je ne manquerai pas

d’en faire de tems en tems mon Rapport à Votre Majesté. »355 Ce n’est pourtant que le 3 mai 1756 qu’il écrit à nouveau au roi concernant le coutumier d’Oster- vald. Il lui en transmet le plan qu’Ostervald lui a communiqué le 21 février et, contrairement à la volonté du roi, propose que le commissaire général Meuron se charge seul de l’examen avant l’envoi du manuscrit à Berlin ; le courrier est réceptionné le 16 mai356. Étudié à Berlin, le plan d’Ostervald fait l’objet de di- verses notes entre Podewils, Finkenstein et Jarrige. Ils estiment que Meuron n’est pas à même de mener seul l’examen357. Le roi suit cet avis dans son rescrit du 27 juin 1756358. Il ordonne ainsi à Keith de procéder conformément à son rescrit du 24 mai 1755 et répète dans ce nouveau rescrit les modalités d’examen du futur coutumier. Ce n’est que le 18 novembre que Keith répond au roi, lui indiquant le nom des quatre membres nommés pour évaluer le coutumier d’Os- tervald et précisant que le Conseil d’État a approuvé la composition de cette commission. Sur cette lettre s’arrête la correspondance entre Berlin et Neuchâ- tel à propos du coutumier d’Ostervald, sans doute à cause du début de la guerre de Sept Ans qui détourne Frédéric II d’une question devenue secondaire.

Cette laborieuse énumération de l’ensemble des échanges concernant le coutumier d’Ostervald fournit un bon aperçu de la lenteur et des complications qu’entraîne la gestion épistolaire. Quand bien même les lettres ne mettent que

353 GStA PK, I. HA Rep. 64 Nr. 824, fol. 586r-587r (24 mai 1755). Ainsi que AEN 2ACHA-17

(24 mai 1755).

354 GStA PK, I. HA Rep. 64 Nr. 824, fol. 588r-590v (7 et 21 août 1755). 355 GStA PK, I. HA Rep. 64 Nr. 824, fol. 588r (21 août 1755).

356 GStA PK, I. HA Rep. 64 Nr. 824, fol. 591r-595v (21 février et 3 mai 1756, réceptionné à Berlin

le 16 mai 1756).

357 GStA PK, I. HA Rep. 64 Nr. 824, fol. 596r-599r (31 mai 1756-7 juin 1756). 358 GStA PK, I. HA Rep. 64 Nr. 824, fol. 600r/v (27 juin 1756).

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119 deux semaines pour parvenir au destinataire, le besoin d’informations complé- mentaires, de correctifs et la prise de décision ralentissent la communication. La question de la codification demeure finalement un problème de moindre im- portance, puisque si l’état du droit et de la justice neuchâtelois déplaisent à Fré- déric II, ses sujets semblent s’en accommoder. Tel n’est pas toujours le cas, comme en témoigne l’affaire Gaudot où le retard des ordres de Berlin a eu des conséquences fâcheuses et aurait pu l’être bien plus encore sans l’efficace in- tervention de Lentulus et Clavel de Brenles. Ce dernier ne manque d’ailleurs pas de dénoncer la lenteur et l’éloignement de Berlin359.

La confidentialité des informations

Un autre inconvénient de la gestion épistolaire réside dans le manque de sécurité que ces écrits présentent. Différents incidents témoignent d’un manque de con- fidentialité de la correspondance entre Berlin et Neuchâtel. Un mémoire codé datant de 1709 illustre pour la première fois la méfiance prévalant pour les com- munications délicates transmises à Berlin. Après avoir été désigné successeur légitime par le Tribunal des Trois-États, Frédéric Ier s’inquiète quant à l’hérédité du droit sur sa nouvelle principauté. Craignant que seule la ligne directe soit reconnue en matière de succession, il commande au banneret de Montmollin un mémoire sur la question de l’extension du droit successoral sur Neuchâtel à tous les princes prussiens. De Montmollin s’exécute, mais prend soin de coder son mémoire de manière à le rendre illisible à quiconque en ignore la clef de chif- frement360. En 1753, une autre affaire révèle l’inquiétude des Neuchâtelois à propos de l’envoi de documents délicats. Un certain conseiller Guy361 prétend détenir un important secret et désir s’entretenir avec le roi. Malgré son grand

359 PIAGET 1934, Clavel de Brenles, p. 53.

360 GStA PK, I. HA Rep. 64 Nr. 718, n. f., mémoire codé de 29 pages du banneret de Montmollin

au roi (11 février 1709).

361 Probablement le conseiller d’État Charles François Guy. AEN Quellet-Soguel, notices, Guy

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âge, il souhaite effectuer le trajet jusqu’à Berlin. Les archives ne permettent pas de savoir si Frédéric II lui a accordé audience, ni même si Guy s’est finalement rendu à Berlin. Elles contiennent en revanche les documents qu’il se refusait à envoyer. Il s’agit d’une liasse, originellement scellée, contenant : la généalogie des Guy d’Haudanger, des certificats de noblesse, ainsi qu’une série de pièces justificatives censées prouver son droit à un héritage par testament. Le testament en question lui aurait été subtilisé, mais ces documents suffisent, d’après l’au- teur de cette demande, à prouver son droit à la somme de 14 millions de France362. Si une grande partie de cette affaire nous échappe, notamment son dénouement, le fait que le conseiller Guy envisage ce voyage, malgré les risques qu’il représente en raison de la distance et de son âge, témoigne des limites de la gestion épistolaire. Les Neuchâtelois ne sont d’ailleurs pas les seuls à se mé- fier de la sécurité de leurs envois. Le gouverneur Keith émet des soupçons en- vers les gens du bureau de Podewils en 1758. Sa crainte porte sur l’éventuel envoi de copies de ses lettres à des particuliers363. Podewils et Finkenstein pren- nent cette affaire très au sérieux et demandent à Keith de leur envoyer les copies en question afin qu’ils puissent mener des investigations, notamment grapholo- giques364. Keith ne peut s’exécuter, car il ne les possède pas. Seule la vantardise du lieutenant-colonel Pury365, prétendant détenir une de ses lettres, propos rap- portés à Keith par un informateur dont il souhaite taire le nom, le décide à faire part de sa suspicion à Berlin366. En raison du manque de preuve dont dispose Keith, l’affaire est rapidement classée. Dans une dernière lettre à ce sujet il écrit : « Je ne sais que conseiller, il me semble qu’il faut opter, ou de laisser

362 GStA PK, I. HA Rep. 64 Nr. 780, premier acta « de ad 1753 et 1754 », liasse ficelée, n. f.

(1753).

363 GStA PK, I. HA Rep. 64 Nr. 827, fol. 259r (17 juin 1758). 364 GStA PK, I. HA Rep. 64 Nr. 827, fol. 258r (12 juillet 1758).

365 Abram Pury, le conseiller d’État ayant une part importante dans l’affaire Gaudot et que Frédé-

ric II tente de destituer. C’est également l’auteur de différents écrits pro helvétiques, dont la chronique des chanoines. Voir : EN.

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tomber cette affaire sans en plus parler, ou d’ordonner au Conseil d’Etat a faire des enquettes sur la conduite de Perregaux et de les envoyer au Roy, […] »367. La première alternative est soulignée au crayon à Berlin et il est écrit dans la marge, également au crayon : « Je suis de cet avis. »368 Ces exemples restent pourtant exceptionnels et la majeure partie de la correspondance durant le XVIIIe siècle ne semble présenter aucun problème de confidentialité. Le principal in- convénient de la gestion épistolaire demeure donc uniquement la lenteur des échanges et non leur fiabilité.