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Le Tribunal des Trois-États, une institution centrale

Principal requérant du code civil, le Tribunal des Trois-États est un corps com- plexe au fonctionnement parfois énigmatique. Créé au XVe siècle pour assister les Audiences, le Tribunal des Trois-États revêt en premier lieu une fonction judiciaire. Au milieu du XVIIe siècle, il remplace les Audiences390, « […] profi-

tant de la désuétude dans laquelle tombent les audiences, coûteuse et procédu- rières […] »391. L’étendue des fonctions des Trois-États mérite d’être précisée, puisque ce tribunal d’appel en matière civile revêt un rôle de premier ordre dans l’élaboration des lois, mais pas de leur approbation. L’importance des Trois- États est par ailleurs capitale sur le plan politique, le for en matière de succes- sion princière lui appartient. Sur l’ensemble du XVIIIe siècle, si les corps

390 MATILE 1838, Institutions, p. 145-148. 391 JELMINI 1991, Procès, p. 59.

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129 intéressés à la codification reconnaissent tous sa nécessité à un moment ou à un autre, les Trois-États sont les seuls à renouveler très régulièrement leur de- mande. Regroupant des membres de plusieurs autres corps actifs sur la question de la codification, les Trois-États présentent un caractère hétérogène. Cette ins- titution possède une position centrale, à la rencontre de deux corps supposément opposés et en conflit.

Des fonctions étendues

Lors de sa création au milieu du XVe siècle, les Trois-États ont pour rôle premier celui de tribunal d’appel et de dernière instance en matière civile. Philippe de Hochberg fonde ce corps pour décharger les Audiences, qui ont jusqu’à 20 ans de retard pour des recours mineurs. En 1655, les Trois-États commencent à édicter des lois, prérogative jusque-là réservée aux Audiences qu’ils supplantent progressivement392. Pouvoir judiciaire et législatif se retrouve réunis sous la même autorité. À ces fonctions s’ajoute celle de statuer dans les conflits suc- cessoraux pour la souveraineté de la principauté. Bachmann, évoquant la suc- cession de 1707, démontre que cette prérogative est ancienne : « Contrairement

à la question des modalités juridiques de la succession, celle de l’organe com- pétent pour en décider était claire, au moins dans la principauté. Cette compé- tence relevait du tribunal suprême, les Trois-Etats, qui, depuis 1551, avait déjà statué cinq fois dans des cas de succession contestée. »393 Il précise toutefois « […] au moins dans la principauté […] » ; d’un point de vue international,

cette compétence leur est reconnue depuis 1699. En 1694, une querelle de suc- cession éclate entre Marie de Nemours et le prince de Conti, lorsque le prince

392 Loi des Trois-États sur la prescription et la représentation des neveux en matière successorale

(16 octobre 1655). FAVARGER/TRIBOLET 1982, Sources, p. 320-321. FAVARGER 1972,Lois,

p. 189 évoque alternativement l’année 1654 et 1655, nous n’avons toutefois pas trouvé de lois édictées par les Trois-État en 1654.

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de Neuchâtel Jean-Louis d’Orléans-Longueville meurt sans descendance. Marie de Nemours, à qui Louis XIV a déjà retiré la tutelle de son frère Jean-Louis, revendique la principauté de Neuchâtel en qualité de sœur de feu le prince. Quant au prince de Conti, tuteur désigné par le roi de France, il allègue un tes- tament du défunt lui accordant la principauté. Alors que le Parlement de Paris accorde la succession au prince de Conti, le Tribunal des Trois-États reconnaît Marie de Nemours comme successeur légitime. Le prince de Conti conteste la décision et demande la création d’un tribunal indépendant. L’affaire se dénoue en 1699 à Neuchâtel, en présence de Conti et de Nemours, sur fond de négocia- tions diplomatiques, de traités secrets et de crainte d’un affrontement interna- tional. Après la publication de l’acte d’union et d’association du 24 avril 1699, Louis XIV rappelle le prince de Conti et la décision du Tribunal des Trois-États est confirmée. Le for des Trois-États en matière de succession princière à Neu- châtel est alors reconnu internationalement. Cette prérogative est confirmée lors de la succession de 1707394. Si l’impartialité de ces jugements sur fond de ten- sions politiques internationales peut laisser songeur, la reconnaissance du for aux Trois-États est capitale. L’indépendance judiciaire de la principauté, voulue par les Orléans-Longueville, est donc complète. Cette affirmation de la souve- raineté de la principauté constitue l’aboutissement d’un projet débuté au XVe siècle avec la création du Tribunal des Trois-États, comme le montre Rémy Scheurer :

« Cette souveraineté s’affirma surtout par le Tribunal des Trois-États qui depuis le xve

siècle jugeait sans appel même si théoriquement le recours au tribunal d’Empire était encore ouvert. Dès le XVIe siècle et à travers tout le XVIIe siècle, les Orléans-Longueville

récusèrent systématiquement la compétence du Parlement de Paris pour les affaires con- cernant Neuchâtel, et par conséquent le droit du roi d’y intervenir. »395

Au début du XVIIIe siècle, le Tribunal des Trois-États cumule trois fonctions : tribunal d’appel et de dernière instance en matière civile, corps législatif et

394 CHAMBRIER 1840, Histoire, p. 476-491. 395 SCHEURER 1991, Évolution, p. 42.

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131 tribunal souverain dans la désignation des successions princières. En matière législative, il n’agit en aucun cas de manière indépendante. Il ne fait que prépa- rer des projets de loi, à la demande du Conseil d’État. Leur adoption, quant à elle, dépend de l’approbation du prince396.

Une volonté durable de codifier

Dépendant du Conseil d’État pour user de sa fonction législative, le Tribunal des Trois-États peut interpeller cette autorité s’il ressent le besoin d’élaborer de nouvelles lois. En sa qualité de tribunal d’appel, il déclare qu’un code civil à Neuchâtel est nécessaire. À partir du milieu du XVIIIe siècle, il adresse au Con- seil d’État des demandes régulières et insistantes qui ne laissent aucun doute quant à sa volonté de voir la coutume neuchâteloise codifiée.

Depuis 1756 et jusqu’à l’impression du coutumier d’Ostervald, pas moins de douze demandes émanent des Trois-États, espérant que le Conseil d’État agisse pour doter Neuchâtel d’un code. En 1756, les États prient « Monsieur le

Président d’informer le Gouvernement combien il seroit necessaire pour le bien des Peuples de cêt Etat, qu’on dressa un Code de loix, afin qu’il y soit pourvû suivant sa sagesse et en conformité des articles Generaux. »397 Le Conseil d’État semble tenir compte de leur demande assez tardivement, puisqu’il attend le 27 novembre 1758 pour ordonner à Chambrier de Travanet « […] de faire

accellerer l’ouvrage tant desiré par le Public de la compilation ou Code de nos Loix et Coutumes […] »398. Ne voyant pas le code avancer, les Trois-États en 1762 réitèrent leurs : « […] instances aupres de Monsieur le Presid. pour qu’il

soit donné activité à l’etablissement du nouveau Code, qui doit servir de Loix

396 Concernant la procédure d’élaboration des lois à Neuchâtel, voir :FAVARGER 1972,Lois. 397 AEN EN-13, fol. 188r (11 mai 1756).

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aux Peuples de cêt Etat, qui fait l’objet de leurs vœux et de leurs desirs. »399 Puis de même l’année suivante, avec une formulation quasiment identique400 et encore l’année d’après, toujours dans les mêmes termes401. Lorsque Clavel de Brenles travaille à la rédaction du coutumier, les Trois-États cessent leurs ré- quisitions, mais les reprennent dès son décès, quand bien même le procureur général Samuel Meuron affirme qu’un Code de loi est en examen :

« Le Conseil éstimant que lesdits articles ont des raports et des Rélations en grand nombre avec le Code des Loix qui est en Examen, et qu’en les prenant en objet special separé- ment, cela pouroit conséquemment croiser le desir que les Trois Etats ont manifesté à tant de réiteres fois, de voir enfin paroitre ledit ouvrage amené à sa perfection. »402

En 1773, le Conseil d’État annonce que le coutumier d’Ostervald « […] est de

très longue haleine ne pourroit gueres être fini avant quelques années […] »403. Les Trois-États prennent leur mal en patience, mais demandent en 1777 « L’ac-

célération de l’examen & raport de l’ouvrage pour un code de loix. »404 Ils in- sistent l’année suivante, affirmant :

« Lesdits Trois Etats continuent à manifester leur desir déjà souvent exprimé, de la pro- mulgation de l’ouvrage composé par feu Monsieur le Conseiller Samuel Ostervald pour servir provisionnellement de Code dans cêt Etât, le reclamant encore tel qu’il est, et re- querant qu’il soit mis sous presse le plutôt possible à l’effet susmentionné, sauf à y apor- ter toujours sous l’agrément de Prince, tous et tels changemens que le bien public les circonstances et la sagesse feront estimer nécessaires. »405

Rien n’y fait et ils se voient obligés de renouveler leur demande en 1780, récla- mant « […] de faire accélérer l’examen de l’ouvrage de feu Monsieur le Con-

seiller d’Etat Ostervald sur les loix & coutumes de l’Etat pour que cet ouvrage soit publié. »406 En 1782, ils réitèrent encore leur adjuration407 et la rappellent

399 AEN EN-13, fol. 227r (11 mai 1762). 400 AEN EN-13, fol. 230v (5 mai 1763). 401 AEN EN-13, fol. 238v (10 mai 1764). 402 AEN EN-14, p. 61 (5 mai 1772). 403 AEN EN-14, p. 86 (12 mai 1773). 404 AEN EN-14, p. 150 (17 mai 1777). 405AEN EN-14, p. 173 (12 mai 1778). 406 AEN EN-14, p. 224 (17 mai 1780). 407 AEN EN-14, p. 271 (15 mai 1782).

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133 en 1783408. En 1785, ce bras de fer avec le Conseil d’État se termine enfin avec la publication du coutumier d’Ostervald qui, à défaut d’être un ouvrage norma- tif, semble suffire aux besoins des Trois-États ; ils n’adressent plus de nouvelle demande pour un code de loi.

Si les Trois-États se chargent de l’élaboration des nouvelles lois, la rédac- tion du code constitue un projet indépendant, délégué à une personne ou un groupe de personnes constitué pour l’occasion. À aucun moment, il n’est envi- sagé de confier la rédaction du code civil aux Trois-États qui ne la revendiquent nullement. Cette séparation claire entre les tâches de l’organe législatif régulier et une codification complète et extraordinaire exclut d’office la possibilité que les Trois-États demandent le code dans le seul dessein de pouvoir se charger de son élaboration. Des intérêts personnels ne sont toutefois pas à exclure, en rai- son de la manière dont les places aux Trois-États sont pourvues. La composition de ce corps demeure primordiale à une bonne compréhension de sa manière d’agir.

Un corps composé

Réfléchie en fonction de son rôle initial, la composition des Trois-États inter- pelle après l’extension de ses charges. L’évolution de l’attribution des places aux différents « États » — notamment l’éviction du corps clérical — pose éga- lement des problèmes, tout comme l’attribution du banc de la noblesse au Con- seil d’État. Il s’agit donc d’esquisser la composition initiale des Trois-États, puis d’analyser la manière dont elle a évolué et les répercussions que cela re- présente au niveau de la codification du droit civil.

Les Trois-États sont composés de trois bancs, comptant quatre juges cha- cun. Le premier banc est destiné à la noblesse. Autrefois occupé par des vassaux désignés par le gouverneur, il revient depuis 1671 aux quatre plus anciens

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conseillers d’État, à l’exclusion du procureur général. Cette matricule est défi- nie par un arrêt du Conseil d’État409. Le deuxième banc, réservé initialement au clergé, est ensuite attribué aux châtelains410. Favarger relève qu’« Une certaine

incertitude a toutefois régné jusqu’au milieu du XVIIIe siècle dans la composition

du banc des officiers ; on y voit même parfois siéger un receveur qui n’est pas un officier de judicature. »411 Quatre bourgeois désignés par le Conseil de Ville prennent place sur le troisième banc412 ; depuis 1695, les Quatre-Ministraux les remplacent pour les questions législatives413.

La plupart des châtelains faisant partie du Conseil d’État durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, ce corps détient la majorité aux Trois-États face à la bourgeoisie. Il serait donc logique d’observer une attitude des Trois-États en accord avec le Conseil d’État. Ce présupposé concorde parfaitement avec la représentation d’un Conseil d’État favorable à la codification et d’une bourgeoi- sie neuchâteloise s’y opposant. Les Trois-États, majoritairement composés de conseillers d’État, réclament la codification et la bourgeoisie, minoritaire, ne peut y résister que plus tard, mais pas lors des séances des Trois-États. La posi- tion de la bourgeoise mérite pourtant une analyse approfondie, afin de savoir si la résistance qu’on lui prête à propos de la codification de droit est bien réelle.