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Aux États-Unis et en Espagne, je n’ai sélectionné qu’un seul site par pays sur les 7 sites recensés respectivement dans ces deux pays : La Nouvelle-Orléans aux États-Unis et Saragosse en Espagne. Pour des raisons logistiques évidentes, j’ai privilégié les lieux où se concentraient le plus de membres des sphères familiales. Chaque lieu regroupait généralement les membres d’une seule sphère familiale.

J’ai sélectionné le site de La Nouvelle-Orléans, malgré son caractère atypique par rapport aux destinations migratoires classiques des migrants nicaraguayens aux États-Unis117 pour conduire des enquêtes (Carte 10). La principale raison renvoie aux liens de confiance que j’avais pu établir avec les membres de deux sphères familiales grâce à des conversations à distance entretenues depuis 2012. Ces contacts présageaient donc d’une bonne fiabilité des

117 La population migrante nicaraguayenne résidant aux États-Unis est estimée à 348 202 individus selon le recensement de 2010 et à 401 743 selon les estimations de 2016. Elle réside principalement dans les États de Floride et de Californie (US Census ACS, 2013, 2016). Quant à la communauté hispanique dans son ensemble, elle réside principalement dans les États de Californie (25,8%) ; du Texas (14,2%), de Floride (13%) même si cette population se diffuse aujourd’hui sur l’ensemble du territoire (US Census, ACS, 2010).

111 données collectées. Les migrants rencontrés résidaient, pour la majorité, en périphérie de l’agglomération de La Nouvelle-Orléans, dans le quartier de Métairie118, au nord-ouest de la ville. J’ai ainsi pu enquêter 5 individus appartenant à ces deux sphères familiales119.

Carte 10 : Lieu de l’enquête famille aux États-Unis. Source : enquête famille. Réalisation : auteure.

En Espagne, Saragosse a été le seul site d’enquête, principale filière migratoire dans ce pays identifiée dans la zone de référence. J’ai enquêté les populations migrantes dans leur lieu de résidence et de travail, ou encore dans les lieux de sociabilité de la communauté nicaraguayenne. Tous ces lieux sont situés dans le centre de la ville. J’ai enquêté 8 migrants parmi les 12 recensés lors de l’enquête famille, qui sont membres de deux sphères familiales120

(Carte 11).

118 La population hispanique à La Nouvelle-Orléans se répartit sur l’ensemble de la ville, avec ses variations selon les quartiers. Les communes et les quartiers du nord de l’agglomération concentrent plus fortement cette population (Sluyter et al., 2015). Dans le chapitre 6, je reviens sur certains éléments relatifs à la distribution de cette population dans la ville.

119 Certains migrants identifiés par l’enquête famille résidaient à Dallas (4 individus), à Houston (1), à Miami (1), à New York (1), à Indianapolis (1). À La Nouvelle-Orléans, j’ai pu enquêter 8 membres des familles étudiées lors de la collecte de données de 2012.

120 La ville de Séville, où un seul individu a été recensé, aurait pu constituer un site d’enquête. Une nouvelle filière migratoire est en pleine émergence face à « l’engorgement » de la filière vers Saragosse. Les opportunités de travail y sont devenues moindres et les niveaux de rémunération moins intéressants, en particulier pour les nouveaux arrivants. Des migrantes dites « pionnières » se sont rendues vers Séville au cours des années 2014 à 2016 où elles décrivent un contexte plus favorable attisant les projets de départ dans la vallée du Río Negro.

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Carte 11 : Lieu de l’enquête famille en Espagne. Source : enquête famille. Réalisation : auteure.

4. Retour réflexif sur la démarche méthodologique

Mes pratiques de recherche s’inscrivent dans une démarche compréhensive et réflexive121. Mon objectif est de rendre compte des visions d’« en bas » autour d’un sujet dont je tente de démontrer l’épaisseur des pratiques socio-spatiales. « Faire du terrain122 » devient alors un enjeu scientifique et épistémique afin de mettre à l’épreuve mes catégories préétablies, et entamer un processus de déconstruction pour proposer une autre manière de décrire le monde. Cela implique de créer une familiarité avec l’inconnu et, dans le même temps, de créer une distance avec le connu (Agier, 2004; Calberac, 2007). La réalisation d’un terrain relativement long (14 mois au total) est donc un choix scientifique. Cette posture s’inscrit dans le débat actuel de l’éthique scientifique autour des terrains de recherche, dimension de plus en plus discutée, en particulier dans le monde anglo-saxon (Widdowfield, 2000; Bondi, 2005; Proctor, 2005;

121 Par réflexivité, j’entends le fait de confronter mes démarches de recherche à la réflexion et la critique, en prenant notamment en compte les contextes dans lesquels les données ont été collectées.

122 Je renvoie à la définition proposée par A. Volvey (2003) dans le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés coordonné par J. Lévy et M. Lussault : le terrain est une « entité spatio-temporelle et une instance épistémique où se manifeste l’attitude empirique d’un chercheur dans sa tentative d’établissement des faits scientifiques » (Volvey, 2003: 904).

113 Valentine, 2005; Wood, 2006; Morelle et Ripoll, 2009; Collignon, 2010; Veith, 2010)123. L’enjeu est de pouvoir contribuer à ce débat en restituant la manière dont j’ai « investi » des réalités sociales et, d’une certaine façon, la manière dont j’ai co-construit les données avec les enquêtés. De fait, les matériaux de la recherche ne sont pas neutres. Ils sont emprunts des réalités du terrain et des représentations qu’en a le chercheur tout comme l’enquêté dont il va à la rencontre. J’ai principalement appréhendé mon terrain en mobilisant la méthode que constitue l’enquête de terrain multi-située. Celle-ci a forgé ses propres formes de vigilances méthodologiques. Sa rigueur ne pouvant être démontrée par des indicateurs chiffrables (comme pour l’enquête par questionnaire), elle est à démontrer par l’explicitation des réalités auxquelles je me suis confrontée et des choix faits face à ces situations. Comme l’explique J-P. Olivier de Sardan (1995), il est pertinent d’expliquer la « politique » qui guide le travail du chercheur afin de dissiper, autant que se peut, ce « flou »124 du terrain.

La rencontre avec l’enquêté, condition pour obtenir des données et permise dans le cadre de l’entretien, met le chercheur face à un dilemme entre conduire l’entretien à sa manière, afin d’obtenir les données recherchées, ou laisser l’enquêté s’exprimer et mener l’enquête vers les thématiques qu’ils souhaitent davantage documenter (ibid.). J’ai constaté que lorsque l’enquête de terrain est déployée à une échelle familiale et dans plusieurs sites d’étude, ces situations sont amplifiées. Je restitue ainsi le processus d’enquête avec l’objectif de rendre compte de la manière dont j’ai manié mes présupposés du terrain, qu’ils soient sociaux ou de genre, et mes conditions et me moyens de production de mes données, qu’elles soient économiques, ethnographiques ou biographiques. L’objectif est de révéler les difficultés et les champs de contraintes qui ont pesé sur les choix méthodologiques et leur application concrète. Je fais

123 Les travaux sur l’éthique dans la recherche et notamment dans la pratique du terrain abondent, en particulier dans le monde anglo-saxon. J’ai sélectionné certains d’entre eux qui portent plus spécifiquement sur les émotions du chercheur face au terrain (Widdowfield, 2000; Bondi, 2005) ; la question de l’éthique en géographie (Proctor, 2005; Valentine, 2005) et en France (Morelle et Ripoll, 2009; Collignon, 2010). À noter qu’en France, ces questionnements sont notamment abordés en anthropologie réflexive (Ghassarian, 2002). Je me suis également inspirée des travaux de B. Veith (2010) pour savoir comment aborder et gérer les sujets délicats (traversée illégale du Nicaragua aux États-Unis, l’absence de proches partis en migration) et en particulier comprendre les silences ou « zones blanches » qui font partie intégrante de l’entretien (Veith, 2010). Les travaux en Sciences Politiques et sur des terrains de conflits, d’E. Wood (2006, 2007) ont alors été particulièrement éclairants et complémentaires. Elle propose une réflexion sur le consentement des enquêtés à participer à sa recherche. Je m’en suis inspirée et je me suis alors efforcée de toujours revenir auprès des individus ayant pu être potentiellement affectés par l’entretien. L’objectif était de leur donner la possibilité d’en discuter à nouveau (et pour moi de m’ôter l’impression d’avoir collecté des données relatives à l’intimité des enquêtés sans envisager les conséquences potentielles pour eux).

124 Par « flou » du terrain, J.-P. Olivier de Sardan (1995) fait référence au manque d’explicitation des conditions de production des données de terrain lorsque l’enquête de terrain est la méthode retenue. Critique souvent adressée aux sciences sociales, l’auteur explique que ce « flou » a tout intérêt à être dissipé en explicitant les pratiques de l’enquêteur et les formes de vigilance méthodologiques appliquées, afin de montrer toute la teneur (forces et faiblesses) de la démarche méthodologique appliquée.

114 référence aux conditions d’accès aux populations et à la mise en confiance avec les enquêtés qui ont donné lieu à des ajustements permanents dans la conduite du travail de terrain. Ces réalités ont également été génératrices de doutes, de frustrations et de limites.