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Accès aux populations : construire la confiance « S’introduire » dans les lieux d’enquête

En préambule, je reviens sur la manière dont je suis « entrée » sur le terrain et sur la manière dont j’ai accédé aux populations enquêtées. En 2012, date à laquelle j’ai commencé mes travaux dans la vallée du Río Negro, je me suis présentée aux élus des municipalités, généralement le maire ou son adjoint. L’objectif était d’expliquer les raisons de ma présence, de bénéficier de leurs orientations et de leur soutien, et de légitimer mon accès au terrain pour, notamment, assurer ma sécurité dans cette zone frontalière parfois dangereuse du fait des trafics en tout genre. Dans le même temps, j’ai pu accéder à certaines localités rurales lors d’assemblées plénières menées par des techniciens agricoles de Nitlapán dans le cadre des projets d’appui et de conseils techniques conduits dans la région.

Cependant, les élus ne constituaient pas forcément les meilleurs « alliés » pour la conduite de mon travail de terrain (Beaud et Weber, 2010), non pas parce qu’ils étaient réfractaires à m’appuyer dans ma recherche, mais parce qu’ils n’étaient pas les mieux informés sur les réalités notamment migratoires de leur commune (voir conclusion). Tout au long de la recherche, j’ai privilégié la rencontre directe avec la population locale me présentant donc comme femme et

126 Pour rappel, dans la zone d’étude, trois cycles agricoles sont recensés, leur nombre varie selon les espaces. Tout d’abord, la primera de mai à août, correspond aux premières pluies, généralement irrégulières, qui en font un cycle de culture risqué selon les agriculteurs qui renoncent parfois à semer. Le second cycle est nommé, la postrera, de septembre à novembre, correspond à la saison des pluies. Enfin, le dernier cycle potentiel est l’apante, de décembre à avril, correspond à la saison sèche. Dans tous les cas, ces mises en culture sont soumises aux incertitudes du climat : manque d’eau et canicule pendant la primera ; excès d’eau pendant la postrera ; enfin, en apante, manque d’eau et risques d’inondation selon les zones (voir les chapitres 1 et 5).

117 étrangère à la zone d’étude. « Ce que l’enquêteur montre immédiatement, c’est aussi son appartenance sexuelle, son âge approximatif, sa corpulence, la couleur de sa peau. Il faut bien sûr ajouter ses vêtements, sa démarche, sa manière de se tenir qui « disent » son appartenance sociale, saisie au moins grossièrement, même si les enquêtés ont en tête que « l’habit ne fait pas forcément le moine ». Viennent ensuite son accent et son registre langagier dès qu’il se met à parler. Ce que l’enquêteur peut dire de son enquête ne vient qu’après, en complément de tous ces éléments, et ne dispense pas l’enquêté d’un travail de mise en cohérence et d’interprétation de ces différentes informations élémentaires. » (Fournier, 2006: 8). Cette situation inévitable qu’est la relation entre enquêteur et enquêté peut peser diversement, être un atout ou un frein, ou l’un et l’autre à des moments différents de la même enquête (Monjaret et Pugeault, 2014). Dans tous les cas, cela implique donc pour le chercheur de penser sa présence et de fixer sa posture (Agier, 2004). Dans mon contexte, ma situation de femme a été un atout pour obtenir certaines confidences127 des femmes, et ainsi « faire saillir les enjeux tacites qui les supportent » (Mélice, 2006: 69). En revanche, elle a pu être un frein dans un contexte d’étude où le machisme est important, ce qui m’obligeait parfois à renforcer certaines distances sociales avec les hommes enquêtés. Quant à mon jeune âge, il a permis dans certains cas de créer un rapport d’équité et de compréhension mutuelle concernant certaines phases de vie communes ; ou bien d’inciter des individus plus âgés, qui me percevaient jeune et inexpérimentée, à expliciter davantage leur propos.

Avec le recul, j’ai conscience d’un terrain favorisé par l’ouverture des populations, curieuses de rencontres et d’échanges et ce, malgré le caractère chronophage des entretiens et l’absence de retombées directes pour les populations. Dans les localités de la vallée du Río Negro, la première approche des sphères familiales a toujours pris le caractère d’une visite rapide, spontanée, d’un entretien souvent improvisé. Ce n’est qu’ensuite, et au fur et à mesure, que je programmais mes rencontres et visites, soit par téléphone, soit de vive voix. Dans les lieux de destination, à l’inverse, j’avais établi des contacts en amont de mon arrivée.

En termes logistiques, je logeais dans le bourg de Somotillo dans une famille connue de l’institut Nitlapán, devenue par la suite « ma famille d’accueil ». J’ai logé plus ponctuellement chez quelques familles parmi celles étudiées pour comprendre certaines pratiques du quotidien.

127 Ma démarche qualitative et immersive sur le terrain implique que « […] le registre de la confidence ne fonctionne pas à sens unique. Le chercheur est amené, parfois malgré lui, à se livrer, à parler de son métier mais aussi de sa propre vie. Loin d’être un réceptacle à discours impassible et désaffecté, il lui arrive de sortir de son illusoire neutralité en déclinant son identité et en évoquant des passions ou des propriétés sociales proches de celles des expatriés [ici enquêtés]. » (Dauvin et Siméant, 2001: 122).

118 Néanmoins, j’ai priorisé ma base à Somotillo, compte tenu de l’exiguïté des logements et du risque de « déranger ». Il s’agissait aussi, comme développé plus loin, de contrôler mon degré d’immersion pour éviter d’être associée à telle ou telle autre famille. Dans les sites à destination, j’ai tantôt logé chez des membres des familles enquêtées afin d’observer au plus près leurs réalités quotidiennes (Saragosse, Atenas), tantôt dans des hébergements à part lorsque le séjour était de plus longue durée, selon les possibilités d’accueil des familles et le lien établi (La Nouvelle-Orléans, San José).

Évidemment, certaines portes ne se sont pas ouvertes. J’ai identifié plusieurs raisons. La première relevait d’une certaine méfiance et pudeur quant à l’intimité des informations collectées concernant la migration. Cette méfiance était également liée au fait que nombre d’individus partis en migration se trouvaient en situation illégale dans le pays de destination. Cet élément, couplé à celui de mon statut d’étrangère, rendait compréhensible le fait que les parents proches des migrants n’aient parfois pas voulu s’exprimer sur leurs situations. Dans les sites d’enquête à destination, cette méfiance était d’autant plus renforcée et le fait d’avoir connu au préalable leurs proches au Nicaragua s’est avéré des plus stratégiques pour entrer en contact avec les migrants. La deuxième raison relevait de facteurs propres au contexte local, et notamment au fait que cette zone frontalière est sujette à la contrebande et aux trafics en tous genres (de drogue et d’êtres humains) (Fanjul Lizarralde et al., 2014; MIRIAM, 2014)128. Sur ce point, mon statut d’étrangère a probablement joué.

Participer et « s’immerger » au cœur des familles

« L’un des écueils majeurs d’un terrain prolongé – le difficile équilibre entre distance et proximité et, plus encore, le risque des affinités électives et des alliances contingentes – se révèle scientifiquement heuristique. » (Mélice, 2006: 70). Je souhaite décrire ici cette situation qui marque le temps de ma présence (non continue) dans la zone d’étude, dans l’intimité des vies de famille.

Comme déjà dit, les liens maintenus entre les membres des familles dispersées ont déterminé la mise en œuvre de ma démarche d’enquête multi-située. Le choix de cette méthode a nécessité une véritable immersion dans les familles nucléaires rencontrées d’abord au Nicaragua, afin d’établir une solide relation de confiance avec elles. Cette immersion,

128 Le phénomène de la traite d’être humain est difficile à mesurer dans la vallée du Río Negro, et peu de travaux renseignent cette réalité. La position frontalière de la zone d’étude en fait un lieu de transit, notamment au niveau de son axe El Guasaule - Somotillo. La demande pour le marché sexuel est donc significative et la prostitution des femmes et des enfants est une réalité dans cette région.

119 parallèlement aux entretiens répétés129, est passée par l’observation et la participation aux activités du quotidien des familles. Il s’agissait d’être présente lors des étapes clés des pratiques agricoles à différentes périodes de l’année (semis, récolte, recrutement des travailleurs agricoles), des évènements familiaux (anniversaire, fête des mères) et de la communauté (culte religieux, fête du patron local). Quand c’était possible, et que je détenais l’information, j’ai cherché à être présente à des moments importants de « la vie migratoire de la famille ». Ces moments pouvaient se matérialiser par un rendez-vous téléphonique avec un migrant (à domicile ou au cybercafé), par la réception dans les agences locales de l’argent envoyé par un proche en migration ou encore, dans les pays de destination, par ma présence le jour de paie ou de recrutement.

De fait, être accueillie à destination impliquait d’avoir préalablement la confiance des membres résidant dans la vallée Río Negro. Ces derniers pouvaient me fournir les coordonnées de leurs proches en migration, mais surtout leur assurer de me connaître et les inciter à collaborer. Il faut noter, à ce titre, que l’ordre dans lequel les collectes de données auprès des migrants se sont déroulées – à savoir Costa Rica, Espagne puis États-Unis – tient en grande partie à la manière dont j’ai pu construire progressivement ce lien de confiance. Par ailleurs, l’accès aux populations en migration a été également déterminé par la force et la nature des relations qu’entretenaient les membres des sphères familiales entre eux. Une compréhension préalable de ces relations (affinités, tensions) a été nécessaire pour adopter moi-même la posture favorable à la conduite des entretiens menés dans les lieux de destination. Au final, toutes les rencontres programmées, sur la base de la phase initiale d’entretien au Nicaragua, ont été possibles.

Cette construction d’un rapport de confiance a changé, parfois, la perception que les individus enquêtés avaient de ma place et de mon statut. En effet, le lien social s’est noué au fil de passages répétés, du temps consacré aux entretiens et des moments de partage des activités du quotidien. Si dans certains cas une forte proximité sociale s’est créée, il était essentiel d’entretenir ce lien dans le cadre d’une démarche professionnelle, c’est-à-dire en étant soucieuse d’une rigueur et d’une éthique dans l’explication des objectifs de mon recherche et du travail mené en collaboration avec les familles. En somme, il fallait trouver le bon dosage

129 Si les entretiens ont été menés en espagnol, ils n’ont pas tous été enregistrés. Mes prises de note et mes retranscriptions ont été faites parfois en espagnol, mais le plus souvent en français en retranscrivant systématiquement les termes spécifiques en espagnol. À l’exception des entretiens portant sur la caractérisation des activités agricole pour les « Ego » réalisés par une ingénieure agronome, j’ai mené moi-même l’intégralité des entretiens.

120 entre impératifs scientifiques de distanciation et le nécessaire engagement social face aux réalités humaines étudiées.

Cette immersion dans les familles comporte évidemment certains risques, puisque j’ai parfois été prise dans les « jeux de famille ». Même si ces situations furent rares, j’ai dû y être vigilante et les analyser avec recul comme des signaux révélateurs des liens intra-familiaux. Dans quelques situations, je me suis même trouvée « instrumentalisée » par certains membres des familles. Dans un cas, ma rencontre avec deux membres en rupture a permis de renouer le contact et, dans un autre cas, cela a conduit au détournement de mes propos, ce qui a cristallisé, au contraire, des tensions entre les deux membres interviewés. Le multi-situé catalyse dans un sens ou l’autre ces situations classiques.

Je rejoins J. Sarkoyan (2008) lorsqu’elle écrit à propos de la pratique du multi-situé : « […] mener un terrain multi-sites est une option méthodologique répondant à un objectif épistémologique, notamment celui de suivre des trajectoires migratoires, mais contraint le chercheur – plus ou moins – tout dépend du cadre de la recherche – à ne rester sur chaque site que pour une durée limitée. Cette limite temporelle pose des questions de méthode supplémentaires, mais également des questions éthiques concernant la relation du chercheur à certains de ses interlocuteurs : effet de son passage et de sa recherche ; contre-dons honorés difficilement ou manqués ; relation ethnographique parfois très ordinaire (car ponctuelle) c'est-à-dire « pauvre » » (Sakoyan, 2009: 3). Pour le dire autrement, ma recherche sur le terrain m’a de toute évidence « affectée », me plaçant face à ma pluralité identitaire et les questions éthiques qu’elles soulèvent (Favret-Saada, 2009; Bastide, 2013; Ferilli, 2014). Les exprimer et mobiliser ces auteurs est une manière d’exprimer ce souci de « bien faire » mon terrain.

Sous un autre aspect, mon immersion dans les familles m’a conduit à répéter les visites régulières, ce qui entraînait parfois l’exposition des familles enquêtées aux suspicions et critiques du voisinage et de la communauté. Trois des huit individus « Ego » m’ont clairement exprimé leur malaise à ce propos. Pour éviter le risque d’être marginalisés dans leur communauté, notamment pour leur participation dans des projets collectifs, ils ont été contraints de devoir se justifier auprès des autres habitants sur la nature et les raisons de nos échanges130. Au final, malgré mes multiples précautions et efforts pour récolter des informations de qualité, mon travail de terrain comporte nécessairement des incomplétudes. Cela concerne,

130 Il s’agissait notamment d’expliquer qu’il n’y avait pas d’argent ou de projet à la clé. En somme, je me devais d’expliquer qu’il n’y avait pas d’effets immédiats à attendre de ma recherche ni d’impact escompté, en particulier, sur l’amélioration de leurs conditions de vie.

121 d’une part, l’enquête famille pour laquelle j’aurais voulu pouvoir renseigner de façon systématique toutes les situations individuelles et familiales. De fait, selon les lieux d’enquêtes, le degré de facilité à collecter certaines données n’a pas été équivalent.

Conclusion

À travers la notion de système familial multi-localisé, je propose une géographie par le bas, du microsocial, qui donne la priorité à l’analyse des microphénomènes du quotidien, à l’empirique. Le système familial multi-localisé permet alors de repenser un espace local, ici la vallée du Río Negro dans ses liens à l’ailleurs, à savoir l’espace des mobilités. C’est donc une géographie rurale réticulaire qui est ici proposée pour étudier les trajectoires et les stratégies d’existence des familles rurales de la vallée du Río Negro. Pour ce faire, mon cadre d’analyse va de pair avec une forte immersion sur le terrain afin de mettre en œuvre une méthodologie qualitative et multi-située.

Comme le montrent le chapitre 1 et ceux à venir, les familles de la vallée du Río Negro composent au quotidien entre un ici et un ailleurs pour assurer leurs moyens d’existence, jouant sur des liens sociaux qui renvoient à des proximités mais également à des distances sociales et spatiales diverses. Pourtant, cette réalité partagée d’une majorité de familles de la vallée du Río Negro n’est pas celle des élus locaux. En effet, comme le formulait, en 2012, le maire de la commune de San Juan de Cinco Pinos, le phénomène migratoire est peu pris en compte par les autorités locales : « La migration est un phénomène mineur ici. Oui certains partent quand la récolte est terminée mais ce n’est que pour quelques semaines ou quelques mois. Les problèmes des familles sont ailleurs. Nous œuvrons au travers de nombreux projets de santé, d’éducation mais aussi d’investissements pour aider notre commune. ». À la fin de mon stage de 2012, la mairesse de la commune de Santo Tomas m’expliquera toutefois vouloir organiser, au sein de sa commune, des formations en maçonnerie dispensées par des migrants de retour des États-Unis. Les élections municipales opérées avant mon retour en 2013 ont conduit à l’abandon de ce projet et, depuis, je n’ai eu vent d’initiatives similaires au sein des communes d’étude. Cette situation donne un premier éclairage sur le lien entre politique locale et incidence des migrations dans les ruralités de cette région.

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Chapitre 3