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Des plaines aux montagnes : un milieu productif sous contraintes

La vallée du Río Negro est considérée comme un refuge paysan du corridor sec méso-américain. Elle est située à l’interface de la plaine du Pacifique, la plus fertile mais aussi la plus inégalitaire du pays (Jahel, 2013), et d’une zone montagneuse aux conditions agro-écologiques et socio-économiques contraignantes.

54 L’interface est défini comme « […] un objet géographique qui naît de la discontinuité et/ou est établi sur celle-ci. Elle assure avant tout une fonction de mise en relation de différents systèmes territoriaux […] ». (Groupe de recherches « interfaces », 2008: 2)

48 Le corridor sec mésoaméricain s’étend de l’état du Chiapas au Mexique jusqu’au Nicaragua. Il englobe un ensemble d’écosystèmes propres à l’écorégion de la forêt tropicale sèche. Ce corridor se distingue par des sécheresses cycliques liées au phénomène d’« El Niño de la Oscilación Sur » (ENOS). Il s’agit d’un phénomène océanique de grande échelle du Pacifique équatorial, affectant le régime des vents, la température de la mer et les précipitations. Depuis 1950, 10 évènements ENOS ont été recensés d’une durée variant de 12 à 36 mois dans ce corridor. La zone d’étude est située à la limite ouest du corridor. Impactée par des phénomènes de sécheresse, elle est classée par l’Institut Nicaraguayen des Études Territoriales (INETER) en zone à risque « très sévère » (communes de Somotillo et de Santo Tomas del Norte) et « sévère » (commues de Villanueva, San Juan de Cinco Pinos et San Pedro del Norte). Les déficits de précipitation moyens annuels peuvent être de 10% à 30% par rapport à la moyenne du pays 55 (voir annexe 2). Cette réalité impacte les activités agricoles de la zone d’étude (FAO, 2013).

Les conditions climatiques de la vallée du Río Negro sont soumises à un climat tropical de savane, sec et semi-aride. L’année est rythmée par une saison sèche, de décembre à avril, et une saison des pluies, de mai à novembre, avec un pic de précipitation au mois d’octobre et une petite canicule de mi-juillet à mi-août. Cet épisode de chaleur différencie les deux principaux cycles de production de la saison des pluies : tout d’abord, la primera (de mai à juillet) et la postrera (d’août à novembre). Un troisième cycle de culture peut se réaliser de novembre à mars nommé el apante. La grande variabilité des précipitations au cours de la saison des pluies constitue l’un des risques principaux pour l’agriculture locale.

En me référant à la littérature et au travail de terrain56, je distingue deux zones agro-écologiques dans lesquelles les familles ont développé des systèmes de production distincts (Carte 3). Je reviens plus en détail sur ces aspects dans le chapitre 5.

55 Sur l’ensemble du territoire, les précipitations annuelles varient de 800 mm, dans les zones les plus sèches, à 5000 mm dans les zones les plus humides. Dans la région Pacifique, ces précipitations oscillent de 800 à 2000 mm avec une moyenne de 1979 mm (1971-2000) (INETER, 2012). Dans la zone d’étude, ces précipitations annuelles varient de 1790 à environ 2000 mm selon les espaces.

56 Le zonage agro-écologique de la zone d’étude a été réalisé avec l’appui de C. Hédouin, ingénieure agronome, en mobilisant la méthodologie du diagnostic agraire (Cochet et Devienne, 2006; Ferraton et Touzard, 2009; Cochet, 2011).

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Carte 3 : Zonage agro-écologique de la vallée du Río Negro. Sources : données terrains et Levard et al., 2000; Guinau et al., 2005. Réalisation : S. Coursière et auteure, 2018.

Au sud-ouest de la zone d’étude, dans les communes de Somotillo et de Villanueva, prédomine une zone de plaine. Dans ces terres basses, l’altitude est inférieure à 100 mètres et les pentes n’excèdent pas 30%. Le climat est aride et sec, avec des températures moyennes supérieures à 27°C et des précipitations de 1790 mm/an57. Les sols sont formés par les alluvions argileuses des affluents du Río Negro. De ce fait, l’agriculture ne peut être exercée dans l’ensemble de la zone (voir chapitre 5). Au bord du fleuve et sur les replats, le maïs et le sorgho sont cultivés durant la primera et la postrera et le sésame, voire la pastèque, durant l’apante. L’élevage bovin extensif domine dans la zone de plaine, à cause de la faible fertilité des sols et de la présence d’un arbre spécifique, le jícaro (Crescentia cujete). Cet arbre a des propriétés

57 L’INETER se charge de collecter les données climatiques sur tout le territoire mais il dispose de peu de stations météorologiques et les mesures réalisées ne sont pas toujours fiables. Les mesures officielles relèvent une température moyenne de 27°C mais durant la petite canicule (mi-juillet à mi-août) les températures peuvent s’élever à plus de 35°C à l’ombre. Les données relatives aux précipitations ont été recensées pour la période 1970-2007 par l’INETER.

50 nutritives précieuses et entre dans l’alimentation des bovins, en particulier lors de la saison sèche.

Les exploitations agricoles varient de 1,4 hectare à plus de 210 hectares, avec des troupeaux pouvant aller de quelques bêtes à plus de 200 animaux. Les stratégies agricoles sont donc plurielles allant de l’autoconsommation à la vente des productions.

Comme déjà mentionné, cette zone a été concernée par la réforme agraire des années 1980. De nombreuses coopératives ont été créées sur des superficies importantes, puis démantelées conduisant à une individualisation des exploitations agricoles et à des phénomènes de concentration foncière qui expliquent l’hétérogénéité des situations agricoles. En 1998, l’ouragan Mitch a particulièrement affecté le sud-ouest de la zone d’étude dégradant la fertilité des sols et déplaçant le Río Negro de son lit, ce qui a entraîné la baisse des surfaces cultivables en bord de fleuve.

Au nord de la zone d’étude, la zone montagneuse d’altitude comprise entre 100 et 1500 mètres d’altitude comprend les communes de Santo Tomas del Norte, de San Juan de Cinco Pinos et de San Pedro del Norte. Le relief et les pentes sont de degrés variables ce qui influence les textures et les fertilités des sols. Dans les hauteurs de la zone d’étude, le relief est particulièrement escarpé et les pentes sont abruptes (plus de 50%). De ce fait, l’érosion des sols limite. La déforestation contribue également à la perte de fertilité des terres. Selon l’altitude, les températures varient de 20°C à 26°C. Les précipitations annuelles peuvent dépasser les 2000 millimètres dans les parties les plus hautes58.

La texture sableuse des sols, suite au lessivage des argiles en bas de pente permet l’instauration de la culture du maïs et du sorgho dans les bas-fonds. Le haricot est cultivé sur les hauteurs adéquates à cette culture durant la primera et la postrera. De petites et moyennes exploitations familiales (1,4-35 hectares), combinée parfois avec une activité d’élevage bovin (2 à 40 têtes) se côtoient. Il existe également quelques grandes exploitations familiales (environ 70 hectares).

La zone de montagne a été peu concernée par la réforme agraire. Pour rappel, 5% de la superficie agricole de San Juan de Cinco Pinos a été redistribuée. Certaines familles ont été déplacées vers la zone de plaine pour désengorger les hauteurs et les éloigner des conflits armés le long de la frontière hondurienne. La problématique de l’accès au foncier agricole reste la

58 La station météorologique de Palo Grande (à l’ouest de la zone de plaine) enregistre des précipitations de 129 mm pour la saison sèche et celle de Somotillo (au nord-est de la zone de plaine) enregistre 150 mm de précipitation. Quant à la station météorologique de San Juan de Cinco Pinos, elle enregistre 226 mm de précipitations à la même période (INETER, 2007).

51 principale difficulté pour ces familles rurales et les générations descendantes. Les principales raisons sont la saturation de l’espace agricole et la division du foncier à chaque génération ne permettant pas de maintenir des exploitations agricoles viables.

L’espace de proximité : des opportunités sans cesse renouvelées de part et d’autre de la frontière, entre villes et campagnes

Une connexion historique au Honduras et la nouvelle attractivité du département de Chinandega

La position d’interface de la vallée du Río Negro, entre franges frontalières et plaine du Pacifique, explique certaines de ses dynamiques démographiques, sociales ou encore économiques. Comme déjà mentionné, la dynamique de peuplement de la vallée du Río Negro résulte de l’expulsion de la petite paysannerie depuis les plaines du Pacifique dès le début 19ème siècle. À cela s’ajoute l’arrivée de populations honduriennes vers 1840, puis au début du 20ème siècle, lesquelles ont participé également au peuplement des communes de la vallée du Río Negro59. Dotées alors de moyens de production, elles introduisent notamment l’élevage bovin (Bernard et Bigourdan, 2001). Sur le plan politique, la frontière est un lieu d’opposition dans les années 1980. La cristallisation du conflit et l’instauration d’un embargo économique, de mai 1985 à mars 1990, développent le commerce de contrebande entre les localités frontalières. Ainsi, la frontière qui borde la zone d’étude est source de discordes et d’échanges selon la conjoncture. Aujourd’hui, la proximité de la frontière crée un espace régional complexifié par la combinaison de marchés ruraux et urbains, nationaux ou non. Cette dynamique transfrontalière s’organise autour de trois pôles urbains : Chinandega au Nicaragua, Choluteca et El Triunfo au Honduras (Carte 4).

Les villes de Choluteca et d’El Triunfo60 sont situées, respectivement, à 1h15 et 30 minutes de bus de Somotillo, en passant par le poste de frontière d’El Guasaule. Les mobilités circulaires vers ces villes sont multiples. Choluteca et El Triunfo ont été privilégiées par les habitants de la vallée par rapport à la ville de Chinandega, située à un temps

59 Au début du 20ème siècle s’amorce à nouveau une longue phase de migration du Honduras vers ces communes du Nord. Cette seconde vague migratoire hondurienne résulte d’une forte sécheresse ainsi que d’une invasion de sauterelles ayant affecté le département de Paraíso (département hondurien frontalier avec le Nicaragua). Plusieurs milliers de personnes sont concernés. Ces évènements ont incité de nombreuses familles honduriennes à rallier le sud du Honduras et le nord du Nicaragua.

60 Selon l’Institut National de Statistiques hondurien, Choluteca est une ville de plus de 100 000 habitants et 45 000 habitants sont estimés à El Triunfo en 2016.

52 de parcours équivalent, en raison des produits disponibles et moins coûteux sur le marché. En effet, les habitants de la vallée se rendent dans ces villes honduriennes pour s’approvisionner en marchandises qu’ils revendent dans les localités de la vallée ou pour vendre leur production agricole (fromage, pâtisserie).

La ville de Chinandega61 est le poumon économique du département. Au cours du 20ème siècle, ce sont surtout les plaines de Chinandega qui étaient attractives pour les habitants de la zone d’étude. Ils y partaient de manière saisonnière pour y travailler comme ouvrier agricole. Aujourd’hui, les opportunités sont plus diversifiées. La ville comporte de nombreux services et infrastructures : un marché de rayonnement régional, des universités et des instituts privés, des hôpitaux et des cliniques ou encore le consulat costaricain. Les habitants de la vallée du Río Negro s’y rendent donc pour s’approvisionner, étudier, se soigner ou obtenir un passeport et un visa pour le Costa Rica.

Les populations de la zone d’étude fréquentent désormais autant Chinandega que Choluteca, alors que les enquêtes de terrain révèlent une préférence des habitants de la zone montagneuse pour Choluteca jusqu’à la fin des années 2000.

Les échanges et les mobilités tissent également d’étroites relations transfrontalières. Les honduriens viennent par exemple se faire soigner dans les centres de santé des communes montagneuses nicaraguayennes. Du petit commerce frontalier est également réalisé et, chaque année, des vols de bétail revendu sont signalés par les paysans des deux côtés de la frontière.

À ce renforcement de l’effet frontière au cours des dernières années, s’ajoutent de nouvelles connexions avec des villes plus éloignées. L’amélioration des infrastructures routières et du réseau de transport permet aujourd’hui aux habitants de la vallée du Río Negro de se rendre à León sur la journée (notamment les jeunes qui étudient à l’université publique). En résumé, la zone d’étude est longtemps restée à l’écart des dynamiques du reste du département de Chinandega, un des pôles de développement pour le pays tout au long du 19e et 20ème siècle. Sa position frontalière avec le Honduras a souvent exposé la vallée du Río Negro en première ligne des discordes entre les deux pays. Aujourd’hui, avec des disparités entre la partie basse et la partie haute de la vallée, cette zone est davantage connectée à l’environnement régional grâce au développement du réseau de transport et à l’attractivité renforcée des pôles urbains avoisinants. La vallée du Río Negro cultive ainsi sa position d’interface en jouant à la

53 fois sur l’effet-frontière avec le Honduras et en construisant ce lien rural-urbain avec les principales villes alentour.

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Carte 4 : L’environnement régional de la vallée du Río Negro. Source : élaborée à partir des estimations de l’INIDE (2016) et des données de l’INETER (2011). Réalisation : auteure.

55 Le développement des réseaux routiers, vecteur de nouvelles connexions

La vallée du Río Negro est connectée à la frange pacifique du pays, en particulier au reste du département de Chinandega, et au Honduras, par la route asphaltée CA3 (Carte 4 et Photographie 1). Cette route correspond à un des axes de dédoublement de l’Interaméricaine, nom donné au tronçon centraméricain de la route Panaméricaine qui relie l’Amérique du Nord à l’Amérique du Sud62. Le tracé de l’Interaméricaine traverse la façade pacifique, la plus peuplée du Nicaragua, où la circulation est la plus intense, tout comme dans les autres pays de l’isthme centraméricain et ce, depuis l’époque précolombienne (Medina-Nicolas, 2007).

Photographie 1 : L’Interaméricaine (entre Matapalo (Villanueva) et Villa 15 de Julio), simple double voie sans marquage au sol, outre les traces des nids de poule rebouchés. À gauche de cette route, les camions transportant la canne à sucre récoltée circulent sur des pistes aménagées par les raffineries.

Au fond, le volcan San Cristóbal. Source : auteure (2015).

Si le goudronnage de la CA3, au cours de la décennie 1950, a permis une meilleure connexion entre le bourg de Somotillo et la ville de Chinandega (Gonda, 2004), cette route est

62 La route Interaméricaine (CA1) traverse le Nicaragua par le centre en passant par les villes de Somoto et d’Estelí. C’est au niveau de Choluteca que l’axe de dédoublement CA3 démarre et se poursuit jusqu’à Managua. Les axes de dédoublement de cette route sont des supports de plus en plus importants du commerce interrégional depuis la fin des années 1980 (Medina-Nicolas, 2007).

56 très encombrée63. Des aménagements récents (2016) ont permis l’ouverture d’une nouvelle route goudronnée au niveau de la localité de Villa 15 de Julio permettant de rallier directement la ville de León sans avoir à traverser l’ouest du département de Chinandega.

L’amélioration du réseau routier concerne également le réseau secondaire et la connexion entre la zone de plaine et celle de montagne qui, jusqu’en 2008 était difficile. À cette date, le Ministère du Transport et des Infrastructures (MTI), grâce à des fonds étatsuniens64, investit dans l’amélioration du réseau routier. L’axe qui relie San Juan de Cinco Pinos à Somotillo est le premier concerné par le projet (route NIC-32). Il est jugé d’une grande rentabilité, car il permet d’approvisionner les marchés régional et national en productions agricoles locales, à savoir en haricot et lait de vache. Cette route rénovée facilite les déplacements de la population de la vallée du Río Negro. Par exemple, les habitants de la commune de San Pedro del Norte peuvent rallier la ville de Chinandega, située à une centaine de kilomètres, en quatre heures de bus environ. Les trajets, qui sont quotidiens, représentent un coût d’environ 2,5 euros, ce qui correspond au salaire journalier d’un travailleur agricole.

Au sein de la vallée du Río Negro, la majorité des localités sont accessibles par des pistes sur lesquelles peuvent circuler les bus. Mais l’isolement demeure un enjeu fort pour de nombreuses familles des localités reculées qui doivent rejoindre ces pistes à pied. D’autant plus que, durant la saison des pluies, certaines de ces pistes ne sont plus praticables, isolant la population ou les obligeant à recourir à d’autres modes de transport (moto, vélo, cheval) (voir annexe 3).

Depuis quelques années, certaines pistes s’ouvrent vers le centre du pays. La route NIC-32 se poursuit au-delà de San Francisco del Norte, sous forme de piste, pour rallier le département d’Estelí, rejointe par différents chemins difficiles d’accès (certains véhicules peuvent les emprunter mais pas les bus) venant du nord-est de la commune de Somotillo (au niveau de la localité de Rodeo Grande).

63 Cette route est praticable toute l’année mais durant la saison des pluies la circulation est plus compliquée voire entravée par des nids de poule. L’entretien de la route est annuel, réalisé juste avant l’arrivée des pluies (en avril-mai) et coûteux. Une réflexion est aujourd’hui en cours pour rénover durablement cette route. L’une des actions entreprises, depuis quelques années, provient des raffineries de canne à sucre et d’arachide implantées dans le reste du département. Elles construisent leurs propres pistes accolées à la NIC-24 ou CA3 afin de faire circuler leurs camions et autres engins agricoles. Ces énormes véhicules perturbent le trafic et détériorent fortement la chaussée (Photographie 1). La même question se pose côté hondurien où le tronçon Choluteca-Guasaule (environ 40 km) est en cours de rénovation.

64 Les fonds ont été versés via le programme « La Cuenta Reto del Milenio » qui est un programme d’aide du gouvernement des États-Unis depuis 2002. Il a, selon leurs mots, pour objectif de réduire la pauvreté par la croissance et le développement économique.

57 Cette amélioration du réseau routier contribue à la croissance des mobilités au sein de l’espace régional, que ce soit pour les études (León) ou pour le commerce (Chinandega ou les communes voisines du département de Chinandega). Les possibilités de déplacements quotidiens ou hebdomadaires dans l’espace de proximité se sont donc multipliées et diversifiées.

Répartition actuelle de la population dans la vallée du Río Negro :