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Cinq types de morphologie de multi-localisation familiale

4. Articuler la migration avec les mobilités circulaires

La dispersion familiale adopte des morphologies socio-spatiales très différentes. La question se pose cependant de savoir comment, pour un même groupe familial, l’espace de dispersion migratoire s’articule avec celui des mobilités circulaires. Les groupes familiaux les plus migrants ils également les plus circulants ? Ou à l’inverse, les groupes circulants sont-ils ceux qui migrent le moins (ou vice-versa) ?

Malgré la difficulté à appréhender les mobilités circulaires181, celles-ci semblent moins fréquentes que les mobilités résidentielles : 42% des groupes familiaux (14 des 33 groupes familiaux) n’y recourent pas au moment des enquêtes182. Par ailleurs, l’intensité de dispersion liée à ces mobilités est limitée : faible pour 33% des groupes familiaux, moyenne pour 6% et forte pour seulement 18% d’entre eux. En matière de polarisation, à l’exception de quelques mobilités de distance-temps intermédiaire au Costa Rica (5%), ces mobilités s’orientent majoritairement – et de façon assez logique – vers des localités au sein de la zone d’étude (catégorie 0 : 65%). Les destinations dans des lieux proches (catégorie 1 : 33%) rendent compte de mobilités interdépartementales.

L’analyse de la relation entre migration et mobilités circulaires fait ressortir deux tendances. Les groupes familiaux « les plus migrants », c’est-à-dire dont la dispersion est marquée ou forte, ne recourent pas ou très peu à la mobilité circulaire. Ils misent davantage sur la migration comme stratégie familiale de moyen ou long terme, tandis que la mobilité circulaire est pour eux une pratique très ponctuelle, et raisonnée individuellement. Les groupes familiaux de Lionel (type 3) et Angela (type 4), précédemment présentés, rendent compte de cette tendance. Lorsque la dispersion est forte, les mobilités circulaires sont interdépartementales (catégorie 1 : lieux proches) alors que les mobilités circulaires dans la zone d’étude se font à l’échelle locale (catégorie 0).

181 Mon immersion prolongée dans la zone d’étude m’a permis de prendre la mesure de l’importance de ces mobilités circulaires, de durées courtes (de fréquence quotidienne, hebdomadaire ou plus, mais toujours inférieures à six mois). Pour autant, elles ont été plus difficiles à mesurer avec précision, car moins formulées par les enquêtés, en particulier lorsque l’individu potentiellement concerné est renseigné indirectement.

182 Pour information, seulement 2 groupes familiaux n’ont aucune pratique de mobilité, résidentielle ou circulaire, au moment des enquêtes. Il s’agit de groupes familiaux pour lesquels cette unité familiale se superpose à la famille nucléaire, en phase de transmission. Ces individus sont assez âgés et certains n’exercent plus d’activité.

194 Certains groupes familiaux, en revanche, articulent migrations et mobilités circulaires, notamment ceux dont la dispersion est embryonnaire ou affirmée, comme pour Renaldo (type 2). Dans ces cas, la mobilité circulaire prévaut sur la migration en matière de stratégie de moyens d’existence, et les destinations sont aussi bien des localités au sein de la zone d’étude que des lieux proches ou intermédiaires. Ces groupes familiaux privilégient cependant la circulation vers des lieux en dehors de la zone d’étude où les opportunités sont plus importantes. Pour les autres groupes dont la dispersion est embryonnaire ou affirmée, le recours à la mobilité circulaire est faible.

Lorsque les groupes familiaux n’ont pas de migrant, tous les types de mobilité circulaire sont représentés. Toutefois, pour ces groupes familiaux, la mobilité circulaire est de proximité et majoritairement interne (catégorie de distance 0 ou 1). Ces mobilités circulaires se présentent donc comme une alternative à la migration. Les deux profils qui se distinguent sont clairs et traduisent des situations opposées. Le constat est donc celui d’une sorte de segmentation entre pratiques migratoires et pratiques de mobilité circulaire, laquelle traduit des différenciations dans les capacités des familles à « faire avec l’espace », point qui sera approfondi dans les prochains chapitres.

Conclusion

Ce sont principalement des jeunes individus (moins de 30 ans), souvent qualifiés, et de plus en plus de femmes, qui participent à la construction et au renouvellement de la multi-localisation familiale. Ces jeunes partent à des moments clés de leur cycle de vie, lors de leur prise d’indépendance et de la formation de leur propre famille nucléaire, portés par des projets souvent destinés à être réalisés dans le lieu d’origine.

À destination ou dans la vallée du Río Negro, les migrations sont à l’origine de multiples formes d’arrangement résidentiel, révélatrices des cohésions familiales. En effet, les logiques de co-résidence répondent souvent à des regroupements entre les membres des groupes, voire des sphères familiales, à la fois dans les lieux d’origine et de destination. Ces logiques témoignent de liens actifs, à la fois inter et intra-générationnels, mettant à jour une forte cohésion familiale. Les familles de la vallée du Río Negro témoignent, en ce sens, d’une capacité à s’organiser collectivement Cette reconfiguration des manières d’habiter, liée à la séparation physique des familles nucléaires, se traduit surtout, dans le lieu d’origine, par des rapprochements entre parents et enfants. Dans les lieux de destination migratoire, en revanche,

195 les arrangements résidentiels se jouent davantage entre les membres de la fratrie ou de la sphère familiale élargie. Ce constat interroge, de fait, la redéfinition des géographies résidentielles de la famille rurale nicaraguayenne en contexte de multi-localisation. Il rend également compte des stratégies mises en œuvre par les familles pour faire face à la séparation physique des couples, des parents et de leurs enfants, qui doivent affronter le poids de l’absence.

Ainsi, les formes d’organisation et de solidarité familiale – tout au moins en matière de stratégies résidentielles – s’adaptent à un champ migratoire qui ne cesse de s’élargir. Cela étant, l’analyse des morphologies de multi-localisation incite à relativiser la fluidité et l’homogénéité des pratiques migratoires ou de mobilité circulaire. Comme attendu, ces pratiques varient en fonction des étapes du cycle de vie. Par exemple, elles sont particulièrement vives lorsque les familles nucléaires sont en phase de formation. Au-delà, la différenciation des morphologies de la dispersion, selon les groupes familiaux, indique clairement que tous ne recourent pas à la mobilité avec la même intensité, et que tous ne mobilisent pas l’ensemble des lieux. L’aire de dispersion de chacun des groupes familiaux est en réalité relativement concentrée, avec un nombre de lieux de destination assez restreint. Le renforcement de leur espace de dispersion passe davantage par une réactivation des départs dans certains lieux préférentiels ou, dans une moindre mesure, par une plus forte articulation entre migration et mobilité circulaire, plutôt que par l’insertion dans de nouveaux lieux. Autrement dit, si le champ migratoire et celui des mobilités circulaires, qui se sont construits au fil du temps depuis la vallée du Río Negro, se structurent aujourd’hui par des filières communes, à la fois en interne ou à l’international, les lieux sont mobilisés de façon différenciée par les familles. De même, la relative segmentation entre pratiques migratoires et pratiques de mobilité circulaire, indique des manières hétérogènes de « faire avec l’espace ». Pour comprendre pleinement ces réalités socio-spatiales, il est pertinent de s’intéresser aux stratégies d’existence de ces familles, en particulier aux activités économiques qu’elles exercent.

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Chapitre 5