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cathédrale du temps

III.2. Proust ou l’entreprise temporelle

III.2.1. Les sensations temporelles

Pour comprendre l’entreprise temporelle de Proust, nous ferons appel, en premier lieu aux travaux de Georges Poulet dans son ouvrage intitulé Etude sur le temps humain, où il a consacré une partie de son analyse au temps chez Proust. Nous retenons

son idée sur les sensations temporelles qu’il explique comme suit : lorsque à l'appel de la sensation présente surgit la sensation passée, le rapport qui s'établit fonde le moi parce qu'il fonde la connaissance du moi. L'être que l'on reconnaît avoir vécu devient le fondement de celui que l'on sent vivre. L'être véritable, l'être essentiel, c'est celui que l'on reconnaît, non dans le passé, non dans le présent, mais dans le rapport qui lie passé et présent, c'est-à-dire entre les deux :

L'être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu'elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu'elle avait d'extra-temporel, un être qui n'apparaissait que quand par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir de l'essence des choses, c'est-à-dire en dehors du temps1.

C'est à ce point qu'aboutit la dialectique de l'être chez Proust. L'on voit tout le chemin qu'elle a parcouru.

Au sortir du sommeil le dormeur réveillé s'était d'abord découvert, vidé de son passé, sans contenu, sans lien solide avec des sensations vacillantes, lui-même métamorphosable, méconnaissable, jouet du temps et de la mort. Puis, par la grâce du souvenir profond, avaient surgi en lui des impressions d’un tout autre genre. Elles semblaient affirmer l’existence d’un monde de choses2.

1 Le Temps Retrouvé, p. 570.

Le roman proustien avait commencé par un moment dépourvu de notion de temps, de pas retrouvé le temps lui même. Sans doute, dans un tout contenu. II s'achève en une série d'autres moments aussi différents du premier que possible, puisqu'ils ont pour contenu «des impressions véritablement pleines, celles qui sont en dehors du Temps1». Néanmoins la quête du roman n'est pas encore entièrement accomplie. Parti à la recherche du temps perdu, l'être proustien a trouvé deux choses : des moments et une sorte d'éternité, et dans une certane mesure le temps il l'a vaincu :

Une idée profonde qui a enclos en elle l'espace et le temps n'est plus soumise à leur tyrannie et ne saurait finir2.

Mais si, grâce à l'opération métaphorique du souvenir, l'esprit s'est soustrait à la tyrannie du temps comme de l'espace, le temps et l'espace qu'il a enclos en cette idée profonde, ne sont que le temps et l'espace d'un moment retrouvé. Moment, il est vrai, d'une profusion extraordinaire et qui, comme chez Baudelaire, semble doué d'un pouvoir d'expansion infini :

Une heure n'est pas qu'une heure, c'est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément3.

Mais ce vase est semblable à ceux dont on parle dans les Mille et une Nuits dont Proust faisait une de ses lectures favorites : lorsqu'on les débouche, il en sort un génie capable de se condenser comme de se dilater indéfiniment. Chaque moment est l'un de ces vases, et chaque moment a son génie distinct.

1. Op., Cit., Le Temps Retrouvé p.607.

2. Anne Sauvagnargues, In Le Magazine Littéraire, Proust Retrouvé : se sentir penser, et obliger de

penser, Paris, Avril 2010, p.74.

Le geste, l'acte le plus simple reste enfermé comme dans mille vases enclos dont chacun serait rempli de choses d'une couleur, d'une odeur, d'une température absolument différentes, sans compter que ces vases disposés sur toute la hauteur de nos années pendant lesquelles nous n'avons cessé de changer, fût-ce seulement de rêve et de pensée, sont situés à des altitudes bien diverses, et nous donnent la sensation d'atmosphères singulièrement variées1

Vases clos renfermant chacun leurs qualités particulières et mutuellement exclusives, les moments du temps, enfermés dans la cellule de jours distincts2, les moments retrouvés sont donc, non pas une durée véritable, des atomes de temps plein.

La durée humaine est, aux yeux de Proust, une simple pluralité de moments isolés loin les uns des autres. Or, comme Proust l'a fait remarquer lui-même, la différence de nature entre ces deux durées entraîne nécessairement une différence égale dans les démarches par lesquelles l'esprit s'aventure à les explorer. La recherche du temps perdu est comme un lent et facile glissement en arrière.

Chez Proust, l'exploration du passé apparaît d'emblée comme d'une difficulté si grande que pour la surmonter il ne faut rien de moins que l'intervention d'une grâce spéciale et le maximum d'effort de la part de celui qui en est le sujet. Ainsi aidée, la pensée doit d'abord percer ou dissiper toute une zone de mensonges qui est le temps de l'intelligence et des habitudes, temps chronologique, où la mémoire conventionnelle dispose tout ce qu'elle croit conserver et qui en dissimule la nullité ; puis, ayant dispersé ces fantômes, il lui faut affronter le vrai néant, qui est celui de l'oubli: «Immenses pans

1. Le Temps Retrouvé, p. 722

2. Marcel Proust, A La Recherche du Temps Perdu : La prisonnière, TI Sodome et Gomorrhe III, Paris, Robert Laffont, 1987, p. 55.

d'oubli1 », temps négatif, pure absence, lieu du non-être, dont la vue donne le vertige, et dans le vide duquel, pour atterrir en quelques îles perdues, il faut sauter.

Temps vertigineusement parcouru, temps d'une chute sans solution de continuité l'être tombé du moment présent est dans le temps passé. Et pourtant l'être qui a couru de façon foudroyante ces espaces, en a senti sa profondeur.

En découvrant l'étrange changement d’époque qu’en un éclair il a accompli, l'esprit mesure «l'abîme de la différence d'altitude2 ». Et la conscience de cet écart temporel, le contraste des époques à la fois reliées et séparées par tout ce vide, enfin et surtout le sentiment qu'entre elles s'établit quelque chose d'analogue à la perspective spatiale, tout cela finit par transformer ce temps négatif, ce pur non-être en une apparence sensible, en une dimension:

Cette dimension du Temps..., je tâcherais de la rendre continuellement sensible dans une transcription du mode qui serait bien différente de celle que nous donnent nos sens si mensongers3.

Plus concret déjà que le temps vide, apparaît donc maintenant une autre forme de temps qui est celui que constitue l'ensemble incohérent et divers de tous moments dont se souvient l'esprit. Car l'être qui se souvient de soi ne découvre pas sa vie sous la forme d'une trame continue où insensiblement l'on passe du semblable au moins semblable, et du moins semblable au différent, mais au contraire sous l'aspect d'une dissimilarité perpétuelle et radicale de tous les éléments qui la composent,« Vie qui n'est pas une vie, temps qui est à peine un temps, une simple collection de moments» 4, dont

chacun occupe une position particulière et variable par rapport à tous les autres, en sorte

1. Marcel Proust, Le Côté de Guermantes, Paris, Gallimard, Folio, 1994, p. 80.

2. Ibid., Le Côté de Guermantes, p. 82.

3. Op.Cit., Le Temps Retrouvé, p. 756.

que dans ce temps de la pluralité le problème consiste à essayer sans cesse de relier des univers, des modes de sentir et de vivre qui s'excluent mutuellement.

Tel le temps concret apparaît aux yeux de Proust: temps des exclusions et des résurrections, temps des fragments et des tumultes entre les fragments, temps des éclipses et des anachronismes, temps fondamentalement anarchique, et, puisque s'y retrouver en un point, c'est, ne pas s'y retrouver en un autre, temps irretrouvable, temps définitivement perdu, semble-t-il, pour l'esprit. Dès l'époque des Plaisirs et les jours, Proust constatait déjà ce sentiment d'impuissance spirituelle qu'entre toutes pensées, celle du temps nous fait douloureusement éprouver : Il souffrait seulement de ne pouvoir atteindre immédiatement tous les sites qui étaient disposés ça et là dans l'infini de sa perspective, loin de lui.

L'artiste est obligé, pour rejoindre l'éternité qui est son but véritable, de faire un détour par la voie du temps, et c'est ce détour que symbolise l'épaisseur des seize volumes de la Recherche.

De cette manière, peu à peu se construit le temps proustien comme une entité à la fois spirituelle et sensible, faite de relation entre des moments infiniment écartés les uns des autres, mais qui pourtant, à eux tous, en dépit de leur isolement et de leur caractère fragmentaire, meublent la profondeur des espaces temporels et la rendent visible par la présence de leur multiplicité.