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cathédrale du temps

III.2. Proust ou l’entreprise temporelle

III.2.2. Construction temporelle : La Cathédrale

En second lieu, nous tenterons d’établir un lien entre la construction temporelle et l’édifice religieux qui est La cathédrale, pour expliquer dans une certaine mesure, comment le temps est bâti Dans La Recherche.

Au commencement du roman proustien, il y a donc un instant qui n’est précédé par aucun autre, selon Georges Poulet toujours, un instant qui est premier, comme un vide. Mais si cet instant est de simplicité première, il demeure cependant le point initial de l’immense développement qui s’ensuit, ce n’est pas vers un devenir qu’il se trouve orienté, c’est vers ce rien, ce vide, qui le précède :

Dès le matin, la tête encore tournée contre le mur et avant d’avoir vu, au-dessus des grands rideaux de la fenêtre, de quelle nuance était la raie du jour, je savais déjà le temps qu’il faisait.1

Le premier moment n’est pas ici un moment de plénitude ou d’élan. Il n’est gonflé ni par ses possibilités futures, ni par ses réalités présentes. Et s’il révèle un dénuement fondamental, ce n’est pas parce qu’il lui manque quelque chose en avant, mais bien en arrière : quelque chose qui n’est plus, et non pas quelque chose qui n’est pas encore. On dirait le premier moment d’un être qui a tout perdu, qui s’est perdu,

parce qu’il est mort. On a trop dormi, on n’est plus. Le réveil est à peine senti, mécaniquement sans conscience2, le dormeur qui s’éveille sort donc du sommeil, plus dénué que l’homme des cavernes. Son dénuement est un dénuement de la connaissance. S’il est réduit à l’état où il est, c’est parce qu’il ne sait qui il est. Et il ne sait qui il est parce qu’il ne sait pas qui il a été. Il ne sait plus. Il est un être à qui on a enlevé l’être parce qu’on lui a enlevé mémoire et passé :

…Moi, qui encore endormi commençais à sourire, et dont les paupières closes se préparaient à être éblouies, un étourdissant réveil en musique.Ce fut du reste surtout de ma chambre que je perçus la vie extérieure pendant cette période.3

1 Op. Cit., La Prisonnière, p.23.

2 La Prisonnière, p.30.

Alors de ces sommeils profonds on s’éveille dans une aurore, ne sachant qui on est, n’étant personne1, neuf, prêt à tout, le cerveau se trouvant vidé de ce passé qui était la vie jusque-là. Et peut-être est-ce plus beau encore, quand l’attirrissage, le réveil se fait brutal et que nos pensées du sommeil, dérobées par une chape d’oubli, n’ont pas le temps de revenir progressivement, avant que le sommeil ne cesse.

Or, comment cette chose qui est là, en un moment hors du temps et des mesures,2 va-t-elle sortir de ce moment qui l’isole en avant comme en arrière ?3

Le roman de Proust est l’histoire d’une recherche : une recherche c’est-à-dire une suite d’efforts pour retrouver quelque chose que l’on a perdu. C’est le roman d’une existence à la recherche de son essence4.

Dans la pensée proustienne la mémoire joue donc le même rôle surnaturel que la grâce dans la pensée chrétienne. Elle est ce phénomène inexplicable qui vient s’appliquer à une nature déchue, irrémédiablement séparée de ses origines, non pour lui rendre d’un coup intégralement sa condition première, mais pour lui donner l’efficace qui lui permet de trouver les voies de son salut5. Le souvenir est un secours d’en haut qui vient à l’être « pour le tirer du néant d’où il n’aurait pu sortir tout seul ».6 Aussi apparait-il continuellement dans l’ouvre de Proust sous une forme à la fois humaine et supra-humaine. Il est à la fois chose imprévisible, involontaire, qui s’ajoute à l’être, et l’acte même de cet être, l’acte le plus personnel puisque constitutif de la personne.7

1Op. Cit., étude sur le temps humain : Proust, p.400

2 Op. Cit., La prisonnière, p.35.

3 Op. Cit., étude sur le temps humain : Proust, p.401.

4 Op. Cit., La prisonnière, P401.

5 Op. Cit.,étude sur le temps humain : Proust, p.405.

6 Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, 1954, p.11.

L’acte d’imagination pure ; tantôt en trouvant et en reconnaissant au fond de nous-mêmes cette même équivalence est l’acte propre du souvenir. « Toute impression, dit Proust, est double, à demi engainée dans l’objet, prolongée en nous-même.

Entre le souvenir qui nous revient brusquement et notre état actuel, la distance est telle que cela suffirait en dehors même d’une originalité spécifique, à la rendre incomparables les uns aux autres. Ce que nous croyons notre amour, notre jalousie, n’est pas une même passion continue, indivisible, ces souvenirs se composent d’une infinité d’amours, successifs, de jalousies différentes, et qui sont éphémères, mais par leur multitude ininterrompue, donnent l’impression de la continuité, l’illusion de l’unité.1

D’un autre côté le roman de Proust apparait, à la façon des autres romans, comme embarrassant la durée d’une existence. Mais cette existence est une existence rétrospective. Elle n’est pas une unité avançant dans le devenir. Elle est une « unité ultérieure découverte entre des morceaux qui n’ont plus qu’à se rejoindre ».2 C’est d’une pluralité préalable que lentement elle se dégage et toujours sous la forme d’une perspective rétrograde qui se découvre en arrière quand on avance dans l’œuvre pour ainsi dire à reculons. Car il n’y a pas une ligne dans le livre qui n’ait pour office de pouvoir sur le lecteur comme d’une mémoire improvisée, de produire en lui le souvenir répété et tardivement significatif, de ce qu’il a déjà lu. Tout y est disposé sous forme de rappels, si bien que le livre entier est une immense « caisse de résonance »3.

1 Op. Cit., Du côté de chez Swan, p.142.

2 Op. Cit., La Prisonnière, p.219.

3 Cité dans l’Etude du temps humain : Marecel Proust, Pastiches et mélanges, Paris, Ed. La Nouvelle Revue Française, 1921(12eme ed.), p. 108.

Caisse de résonnance où ne se distinguent pas seulement les temps d’une existence individuelle et les traits intemporels d’un génie particulier ; mais où rétrospectivement, se retrouvent aussi tous les temps de la pensée française1.

La recherche du temps n’est pas le seul thème de l’œuvre proustienne, quoi qu’en ait dit ou pensé son auteur. Le roman de Proust a un sens plus large, plus « catholique » que celui qu’il lui a été conféré volontairement et consciemment. La « part des dieux » comme dit Gide, Proust présente sa souffrance dont les tortures temporelles sont seulement une partie, qu’il nous délivre : la souffrance de la réclusion2

des êtres, des objets, des portions de la durée. Il faut donc se garder de réduire la signification de l’œuvre au message conscient dont l’a chargé son auteur, et de la suspendre toute entière au volume de Temps Retrouvé.