• Aucun résultat trouvé

Hoffmann ou le temps mythique

II.2. Le temps mythique

II.2.2. Le temps fantastique dans Le Chevalier Gluck

Pour commencer, l'on est en présence d'un dispositif narratif simple et cohérent : le temps de la fiction et celui de la narration sont superposables, à quelques détails près, le récit est conçu, sous forme de métalepse1, nous dégageons deux niveaux de narration, du niveau I en niveau II, un glissement flagrant entre fiction et imagination, lorsque l’inconnu émerge brutalement dans le récit d’un rêve, où il raconte des évènements imaginaires et fantastiques au royaume des rêves en brouillant les frontières du réel.

Nous noterons l’usage de l’ellipse2 lors d’une importante compression du temps

de la fiction "quelques mois s’étaient écoulés, quand j’ai couru [...] se précipita vers mon appartement sur la Friedrichstrasse", un flash-back3 lorsque l'inconnu relate une grosse bévue commise par l'opéra de Berlin4. Cette adéquation est renforcée par le fait qu'une bonne partie de la nouvelle consiste en dialogues retranscrits au discours direct entre l'étrange personnage et le narrateur homodiégétique : notre lecture est censée prendre le même temps que l'énonciation des paroles échangées par les deux protagonistes5.

Il n'y a pas à proprement parler de changement de narrateur. Le "Je-narrateur" du début conserve la primauté de la narration. En effet, même lorsqu'au centre de la nouvelle, l’inconnu relate les disposions d'esprit dans lesquelles il composait autrefois, le récit est d'ordre poétique, non daté chronologiquement, il est comme hors du temps. La relation de sa vie antérieure à l'action de la nouvelle plonge dans un passé

1Op. Cit., Gérard Genette, Figure III : La durée, Le seuil, Paris, 1972, p.127.

2 Ibid., La fréquence, p.178.

3 Ibid., L’ordre, p-p.78-82.

4. Op.Cit., E.T.A. Hoffmann, Contes fantaisies à la manière de Callot : Le chevalier Gluck, P.-P.25- 36.

immémorial1 Des années durant, je soupirai dans le royaume des rêves…"2 Elle se présente plus comme le récit d'un rêve que comme celui d'une action. En outre, le point de vue narratif est unique et stable. La perspective n'est jamais infléchie ou remise en question par l'intervention d'une instance étrangère à l'action. Dans ce premier récit d'Hoffmann, l'action se développe de manière linéaire entre deux pôles qui la délimitent clairement : en amont, la rencontre d'un inconnu, le pronom "il" dans la formulation" murmura-t-il à côté de moi..." ; en aval le dévoilement de son identité "Je suis le Chevalier Gluck"3.

Considéré sous l'aspect de sa forme d'ensemble, le texte se décompose à première vue d’une introduction, un développement et une conclusion brutale en manière de chute. L’introduction consiste en une description de l'atmosphère du Zoo vers la fin de l'automne. Le style est réaliste, la description presque topographique, fort éloignée des conventions de l'écriture romantique :

L’arrière-automne, à Berlin, compte habituellement quelques beaux jours encore. Un doux soleil perce les nuages, l’humidité s’évapore dans l’air tiède qui souffle par les rues…4.

Au vu des premières lignes, l'on pourrait s'attendre à lire quelque chose comme un carnet de notes, le récit d'un voyage, par exemple. Mais Hoffmann met rapidement en œuvre une série de moyens stylistiques pour opérer un glissement progressif vers la fiction :

- L'orchestre d'agrément vient s'insérer dans la multiplicité des sons ambiants et y ajoute sa note cacophonique. C'est lui qui sert de

1 Jean Milly, Poétique des textes : les temps verbaux, Nathan, Paris, 1992, p.127.

2. Op.Cit., E.T.A Hoffmann, le chevalier Gluck, P.31.

3. E.T.A Hoffmann, le chevalier Gluck, P.40.

déclencheur à la mise en intrigue inaugurée par l'exclamation du narrateur : «Quelle musique forcenée ! Quelles abominables octaves !»1. - L'observateur anonyme de l'activité du Zoo, signalé par le pronom

indéfini "on", se transforme dans l'espace de trois lignes en un narrateur précis « c’est là que je m'assois et me laisse aller au jeu de mon imagination ; elle m’amène des gens sympathiques avec lesquels je

m’entretiens de science, d’art...2», L’usage du présent peut encore laisser croire que ce narrateur est en train de nous décrire l'une de ses occupations coutumières.

- Quelque chose heurte subitement l'oreille du lecteur : c'est la poursuite de l'usage du présent alors qu'est narrée l'exclamation de mécontentement vis à vis de la déplorable interprétation de l'orchestre "rien ne me distrait, rien ne peut effaroucher ma société imaginaire. Seul le maudit trio d’une

valse souverainement ignoble m’arrache au monde des rêves ...et involontairement [...] je m’écrie : [...] ". Ici l’auteur ne saisit pas la mise en intrigue, qu’est la protestation pour changer le temps de la narration. Or, c'est le contraire qui se passe : le narrateur n'effectue la transition que lorsqu'il commence à décrire l'inconnu. Il est vrai que l'usage du passé est légitimé par la relation avec les données d'expérience passées du narrateur, destinées à souligner le caractère extraordinaire de l'apparition de l'inconnu «Je n'ai jamais vu une tête, jamais un personnage qui eût produit sur moi, si vite, une si profonde impression»3.

1. E.T.A Hoffmann, le chevalier Gluck, P. 25

2. E.T.A Hoffmann, le chevalier Gluck, P.24.

En fait, l’usage singulier des temps grammaticaux vient du fait que la véritable mise en intrigue, et partant le passage au prétérit (le passé), s'effectue lors de la description du physique de l'inconnu. L'on est ici en présence du premier indice du phénomène fondateur de la fiction dans Le Chevalier Gluck : l'énigme sur l'identité de l'inconnu constitue la trame évènementielle du récit, cette énigme en effet ne sera résolue que vers la fin du conte, maintenant le suspense jusqu’à la dernière phrase du récit1.

Dans le développement du récit, le jeu sur les temps de la conjugaison se poursuit. Lors de la seconde description de l'inconnu ayant pris en main la direction de l'orchestre d'agrément, l'on passe à nouveau au présent. Mais ce présent a maintenant une fonction stylistique : la fiction étant en quelque sorte "déclarée", rien ne s'oppose à ce que la métamorphose de l'étrange musicien (gesticulations un peu grotesques et déformation du visage) ne soit traduite par l'usage du temps dit « présent narratif » dont on sait qu'il rend traditionnellement l'action plus vivante, plus présente2. A la fin de cette séquence, le passé simple retrouve sa fonction habituelle de temps du récit3 et les quelques autres passages racontés au présent servent par exemple à marquer la surprise4, ce qui est fréquent en littérature.

Nous repérons un clin d'œil d’Hoffmann, qui est le changement de tempo dans l'ouverture coïncide avec le changement de temps grammatical dans la narration. Seulement voilà : la métamorphose de l'étranger était déjà amorcée et, parallèlement, le temps du récit était encore au passé simple : « Puis, en remuant doucement le pied gauche, il marqua l’entrée des voix. Alors il releva la tête, jeta un rapide coup d’œil

1. E.T.A Hoffmann, le chevalier Gluck, P.40

2 Op.Cit., Poétique des textes : les temps verbaux, p.125.

3 Idem., Poétique des textes, p. 125.

autour de lui, posa sa main gauche sur la table, les doigts écartés comme s’il plaquait un accord sur le piano et leva en l’air la main droite...»1.

Hoffmann se sert alors du même procédé que celui que nous avons décrit précédemment. Le passage au présent est rendu acceptable pour le lecteur par l'association d'une personnalité avec son activité coutumière : «... c'était un chef d'orchestre, l'orchestre de la survenance d'un autre tempo... »2. Mais ce procédé n'élimine pas le sentiment chez le lecteur d'une narration un peu chaotique dans son usage des temps, puisque le texte se poursuit directement de la sorte : « ...tombe la main droite et l'Allegro commence ! - Une vive rougeur envahit les joues blêmes de l’homme,

les sourcils se rapprochent sur son front ridé ...»3.

L'usage un peu particulier des temps de la conjugaison induit une forte dynamique narrative. Il gomme les délimitations habituelles qui structurent un récit. Ce que nous avons dénommé "introduction" n'en est pas vraiment une : on a l'impression qu'Hoffmann fait des concessions aux règles du bon usage en matière de récit. Mais, on l'a vu, la description introductive bascule insensiblement dans le récit de la fiction et la diction du texte n'est interrompue par aucun marqueur formel. En outre, la réintroduction du temps présent donne l'impression d'une énorme accélération du tempo narratif, le récit est perçu un peu comme une machine qui s'emballe brusquement. D'autres moments du récit sont sujets à une accélération du tempo. Ainsi les disparitions subites de l'inconnu sont-elles narrées avec la précipitation appropriée :

Puis il sourit avec une amertume de plus en plus accentuée. Soudain il s’élança et rien ne put le retenir. Au bout d’un instant il avait disparu et pendant plusieurs jours de suite je le cherchai en vain au Tiergarten …

1.Op. Cit., E.T.A Hoffmann, le chevalier Gluck, p.26

2 Idem., p.26.

Quelques mois s’étaient écoulés ; par un soir froid et pluvieux, m’étant attardé dans un quartier reculé de la ville, je me hâtais vers mon logis de la Friedrichsstrasse…1.

En opposition à ces accélérations et compressions éventuelles du temps de la narration, le discours esthétique de l'inconnu implanté au centre de la nouvelle et comportant deux bonnes pages (p.-p. 36-37), semble a priori induire un ralentissement de la narration.

Nous illustrerons ce rythme dans un tableau tout en faisant la correspondance avec la forme d’une structure musicale, à savoir la sonate, nous viserons dans l’analyse de l’œuvre, l'agencement formel, l'organisation et l'exploitation, de nature rythmique en vue de constituer, une analogie métaphorique, bien entendu, avec l'architecture d’une partition musicale.