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Hoffmann ou le temps mythique

II.1. Traits d’écriture

II.1.2. Influence biographique

De prime abord, l’auteur Hoffmann est considéré comme le créateur du genre fantastique en littérature, est aussi un magistrat, un bourgeois socialement respecté comme tel. C'est ce que Henry Egmont, son troisième traducteur, après Loive-Weimars et Théodore Toussenet, rappelle dans la notice qui précède les Contes Fantastiques de l'édition Camuzeaux (1836). Henry Egmont insiste sur la culture, le sens rassis et moral, la constance et la fermeté d'âme, et surtout l'honorabilité de Hoffmann. C'est l'antilégende.

Hoffmann, avec un cœur sensible et bon, une imagination brûlante, un goût exquis des arts, fut doué d’un esprit vaste, original, d’une aptitude rare aux travaux les plus arides et les plus ardus comme aux plus frivoles badinages (…) Ses amis de toute la vie, qui ne songèrent jamais à s’en plaindre, lui ont voté comme dernier hommage et comme un acte de justice solennelle l’inscription suivante gravée sur son tombeau :

ERNEST-THEODORE-GUILLAUME HOFFMANN

Né à Koenigsberg le 24Janvier 1776

Mort à Berlin le 25 Juin 1822

Conseiller au Kammergericht

HOMME REMARQUABLE

Comme MAGISTRAT,

Comme MUSICIEN

Comme PEINTRE1

Entre légende et antilégende, à nous de discerner quelle fut la vocation d'artiste de Hoffmann et comment il l'a réalisée. Ce qu'il importe avant tout d'avoir sans cesse présent à l'esprit, c'est la singularité de son caractère. Selon Marcel Schneider, Loêve-Weimars, dans la préface à sa traduction, insiste sur ce point :

Son humeur était des plus variables ; dans son journal il a laissé une foule d'expressions par lesquelles il désignait les différentes dispositions d'esprit qu'il remarquait en lui ; en voici quelques-unes: humeur romantique et religieuse humeur exaltée, humoristique, tenant de la folie humeur exaltée musicale, humeur romantique désagréablement exaltée, capricieuse à l'excès, poétiquement pure, très confortable, roide, ironique, très morose, excessivement caduque, exotique mais misérable, humeur poétiquement pure dans laquelle j'éprouvais un grand respect pour moi-même..2

Schneider ajoute dans sa biographie sur Hoffmann, que même Baudelaire dont l'admiration pour le conteur allemand n'a cessé de se fortifier, appelle le baromètre de Hoffmann. Il le loue d’avoir dressé un singulier baromètre psychologique destiné à lui représenter les différentes températures et les phénomènes atmosphériques de son âme, et cite quelques-unes de ces divisions :

Esprit de solitude avec profond contentement de soi-même ; gaieté musicale, enthousiasme musical, tempête musicale, gaieté sarcastique, insupportable à moi-même ; aspirations à sortir de mon moi, objectivité excessive, fusion de mon être avec la nature3.

1. Marcel Schneider, Hoffmann E. T. A. biographie, Paris, Julliard, 1979, p.30.

2. Ibid., Hoffmann E. T. A. biographie, p.31.

Que l'on voit dans l'existence de Hoffmann le comble du prosaïsme étouffant ou bien au contraire l'extravagance de la bohème, il faut tenir les yeux fixés sur ce baromètre pour comprendre quelque chose à pareille aventure.

Nous aborderons par la suite comment Hoffmann, à travers son génie de compositeur musicien tente de reproduire des partitions romanesques fantastiques, où le temps chevauche entre l’imaginaire et la réalité.

II.1.3. Du fantastique

En France, on a souvent refusé à voir dans le roman gothique l’origine du fantastique, car l’apparition ainsi que la définition du Fantastique sont traditionnellement attachées à l’œuvre d’Hoffmann1, surtout avec son conte le plus célèbre L'Homme au sable, E.T.A. Hoffmann est surtout un romantique. Et c'est aussi ce titre de romantique qui explique l'influence immense qu'il eut en France, surtout après que Madame de Staël eut publié de L'Allemagne, en 1810, un ouvrage consacré aux auteurs germaniques. Les Allemands sont en effet engagés dans l'exploration du monde de la rêverie et Hoffmann avec ses figures d'automates étrangement doués de vie, de miroir ou de chanteuse à la voix miraculeuse les représentent très bien.

Il est bien évident qu’avant tout, c’est pour ses contes fantastiques que Hoffmann est célèbre en France, même si ce titre : Contes fantastique, ne fut pas explicitement donné par l’écrivain à l’un de ses recueils. Hoffmann contribua en grande partie à l’émergence, au développement et au succès de la vogue du fantastique en France.

Dans l’histoire de la littérature germanique, Hoffmann est un jalon : en lui réside toutes les tendances romanesques de son temps. Il a initié une littérature de l’étrange. Le recueil Contes nocturnes a été assemblé en 1817 à partir de huit nouvelles inédites.

L’unité de l’ensemble est faible, mais révélatrice de la richesse du talent de Hoffmann. Sur un schéma de narration à peu près identique, un fait étrange affecte un personnage étranger qui mènera son enquête et finira par se faire expliquer le fin mot de l’histoire, les huit récits développent des histoires profondément dissemblables.

Il est possible de classer ses récits par type1. Trois d’entre eux sont clairement du domaine du fantastique : pour L’Homme au sable, satanique pour Ignaz Denner, fantomatique dans Le Majorat. Ces trois nouvelles posent les jalons de ce qui deviendra par la suite une branche extrêmement féconde du récit fantastique. L’homme au sable, est peut-être la plus visionnaire des nouvelles de ce recueil. Le fantastique ne trouve pas sa source dans l’inexplicable, c’est rarement le cas chez Hoffmann, mais dans la confrontation de plusieurs temps, le présent, l’avenir et le temps intermédiaire, celui de l’imagination et des rêves. Le mystère, soigneusement entretenu, ne se dévoile qu’avec parcimonie tout au long d’une nouvelle haletante, très en avance sur son temps.

Dans Ignaz Denner, l’évènement fantastique, c’est l’irruption des puissances démoniaques dans le monde réel. L’inexpliqué ne trouve pas sa source dans le passage du temps, dans un progrès technique ou scientifique incompris, mais bien dans l’intervention du vieux monde, celui des démons et des incubes. Le bouleversement de l’univers est l’œuvre du malin : sa présence envahissante perturbe l’ordre logique. Et petit à petit émerge un monde dont les règles ont changé. Moins en avance sur son temps que L’homme au sable, Ignaz Denner ouvre la voie aux romans ésotériques. Le Majorat, plus longue nouvelle du recueil, mêle un évènement fantastique à des

évènements réels déjà perturbateurs. Sans jamais devenir autre chose qu’une perception de personnages étrangers au drame originel, le fantastique envahit peu à peu l’espace du narrateur. La manifestation présumée fantastique n’est pourtant ici que le générateur du

1https://brumes.wordpress.com/about/.Préludes fantastiques : Les Contes nocturnes d’E.T.A. Hoffmann 8 novembre 2009, Consulté le 14 janvier 2012

récit : après avoir subi la perturbation de l’irrationnel, l’histoire revient peu à peu dans son lit rationnel. Contrairement aux deux autres nouvelles, le fantastique sert ici d’alibi à la mise en place d’un décor mystérieux et romantique dans une Prusse de cauchemar. Il n’est pas l’objectif de la nouvelle, à laquelle il s’avère peu à peu, sinon étranger, tout du moins accessoire. Probablement le récit le plus riche de l’ensemble, il dépeint une atmosphère mystérieuse qui nourrit, presque seule, les aspects présumés fantastiques du récit.

D’autres nouvelles ne sont pas clairement fantastiques1, naissant d’un terreau

psychologique perturbé. Dans L’église des Jésuites, Hoffmann évoque la folie du créateur à la recherche de l’idéal. Le peintre romantique, artiste absolu, perdu dans son art, s’avère incapable de communiquer avec le monde humain. La perturbation psychique qu’entraîne sa quête artistique le mène sur les rivages de la folie et du crime. Seule une recherche de perfection dans une tâche prosaïque – peindre du stuc – peut d’ailleurs lui offrir une rédemption, car l’exigence d’absolu l’a consumé. Son exil est triple : retiré dans un couvent, absorbé par sa tâche misérable - au vu de son talent -, devenu étranger à toute passion humaine. Le peintre ne pourra jamais plus revenir dans le monde des vivants car désormais après avoir frôlé la frontière de l’irrationnelle, il se retrouve coincé dans le monde de la folie. Le Sanctus place aussi l’artiste perturbé en personnage central. Sauf qu’ici, sa malédiction n’est pas intérieure. La jeune chanteuse a perdu la voix pour avoir interrompu un récital religieux. La première lecture laisse croire à l’intervention du divin, qui, fâché, enlève le don à la jeune fille pour se venger de l’offense subie. Or, à y regarder plus en détail, l’évènement fantastique – la perte de la voix – n’est qu’une manifestation psychique, un blocage personnel. Et il ne suffit pas de grand-chose pour rétablir l’ordre du monde : quelques mots habiles et la patiente est

1Ibid., https://brumes.wordpress.com/about/. Préludes fantastiques : Les Contes nocturnes d’E.T.A. Hoffmann 8 novembre 2009, Consulté le 14 janvier 2012

rétablie. Le salut de la chanteuse est aisé, alors que celui du peintre se révélait impossible.

La maison déserte mêle tous les procédés hoffmanniens : une manifestation réelle

de fantastique – un visage dans un miroir – appuie les mystères d’un lieu – une maison inhabitée dans laquelle semble vivre une belle jeune femme -. L’ambiance étrange qui en émane a pourtant des causes psychologiques relativement rationnelles, dans ce cas, si la folie puisse être une explication rationnelle. La maison déserte – et son occupante – posent problème à un narrateur déjà impressionnable, dont les erreurs d’interprétation constituent le canevas de la nouvelle. Peu à peu, la réalité, moins étrange, se fait jour. C’est parce qu’il percevait le réel différemment que le protagoniste principal a pu croire à la fiction de ses explications extraordinaires. L’artifice fantastique est un construit dont les manifestations égarent le narrateur. Il veut tant croire à l’impossible qu’il finit par interpréter faussement ce qu’il voit. Malgré quelques zones d’ombre, l’explication, un peu convenue, se tient. Libre au jeune Theodor de croire qu’il a eu affaire à un succube.

Le vœu s’appuie également sur des motifs psychologiques : une jeune femme pieuse vient accoucher, dans une respectable maison à laquelle elle est étrangère. Hoffmann retrace une folie amoureuse et passionnelle : la demoiselle affirme être enceinte de son promis, pourtant déjà mort au moment de la conception. Le décor voilé et mystérieux semble annoncer une terrible histoire de revenants. L’auteur prend pourtant au dépourvu son lecteur : un peu de psychologie, un jeune cousin ressemblant au mort, une jeune fille trop passionnée et tout s’éclaire. Le fantastique de ces Contes nocturnes réside surtout dans leur atmosphère : une longue explication permet toujours

de mettre un nom, d’identifier un mécanisme et finalement de comprendre le mystère originel. Ces récits ne mettent pas en jeu le monde réel, par d’habiles artifices, ils

paraissent vouloir le renverser, le menacer. Mais ils n’y arrivent jamais. Au contraire, les certitudes du monde de la raison finissent par triompher, parfois de manière ambiguë, le plus souvent sans ambages.

Le cœur de pierre se présente comme une sorte de variation des thématiques hoffmanniennes : les histoires de famille qui tournent mal, les fantômes, les malédictions, un personnage perturbé mentalement. Sans être clairement humoristique. Le mystère est éventé. Hoffmann décale ses personnages. Ils croient qu’un évènement fantastique se produit, ils sont impressionnables, un peu ridicules et vaguement dépassés par ce qui leur arrive. Le lecteur peut s’interroger au début de la nouvelle, déjà burlesque – lors d’une fête costumée sur le thème historique « 1760 », son organisateur, superstitieux et paranoïaque, croit voir des fantômes – plus le récit avance, plus l’autodérision perce. Hoffmann met ses propres procédés en jeu et parvient, avec beaucoup de finesse, à se caricaturer. L’effet ludique de la nouvelle montre que, déjà, l’écrivain avait ouvert toutes les voies du fantastique, de l’angoissante intervention des démons et des machines à la dérisoire superstition d’individus impressionnables. Pour ses ambiances typiques, par les clichés qu’il a contribué à forger, Hoffmann est un auteur majeur de la littérature fantastique. Le lecteur contemporain trouvera peut-être ces récits convenus. Pourtant, il décèlera là les premiers types-idéaux, primitifs, d’une écriture du fantastique.

Le fantastique occupe le temps d’une incertitude ; dès qu’on choisit l’une ou l’autre réponse, on quitte le fantastique pour entrer dans un genre voisin, l’étrange ou le merveilleux. « Le fantastique, c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel »1. Il faut remarquer encore que les définitions du fantastique qu'on trouve en France dans des écrits récents,

si elles ne sont pas identiques à celle de Todorov, ne la contredisent pas non plus. Nous donnerons quelques exemples puisés dans les textes "canoniques" :

Castex écrit dans Le conte fantastique en France : "le fantastique... se caractérise... par une intrusion brutale du mystère dans le cadre de la vie réelle"1.

Louis Vax, dans L'art et la littérature fantastiques : "Le récit fantastique... aime nous présenter, habitant le monde réel où nous sommes, des hommes comme nous,

placés soudainement en présence de l'inexplicable"2.

Roger Caillois, dans Au cœur du fantastique : "Tout le fantastique est rupture de l'ordre reconnu, irruption de l'inadmissible au sein de l'inaltérable légalité

quotidienne"3.

Nous remarquons à travers ces trois définitions qui sont, intentionnellement ou non, des paraphrases l'une de l'autre : il y a chaque fois le mystère, l'inexplicable, l'inadmissible, qui s'introduit dans la vie réelle, ou le monde réel, ou encore dans l'inaltérable légalité quotidienne. Cela se manifeste d’une manière très claire (voir même poussé d’un pas en avant vers la réalité), dans le récit d’Hoffmann, où nous avons constaté une dualité due à la tension inhérente au personnage, entre la satire de société bourgeoise, nourrie d’une grande acuité réaliste, et d’autre part le sens aigu du Fantastique, de l’onirique, des phénomènes inquiétants qui menacent à tout moment d’envahir le quotidien.

Ce qui fait le réalisme fantastique de Hoffmann, c’est son art qui provient, selon Michel-François Demet, de « sa connaissance précise et de son observation minutieuse de la vie réelle des petits-bourgeois qui transforme le fantastique en réalité

1Pierre-George Castex, Le conte fantastique en France de Nodier à Maupassant, Paris, José Corti, 1951, P.8

2 Luis Vax, l’Art et la littérature fantastique, Paris, P.U.F., 1960, p. 5.

troublante1 ». Hoffmann est très tôt attaché au genre romantique fantastique allemand par ses contes et nouvelles. Le thème romantique de la faculté de dédoublement et celui de la communication entre deux mondes étrangers, donne naissance chez lui à un « réalisme fantastique ». Cette dichotomie du vécu est au fondement essentiel de son art. Les nouvelles Les Frères de Saint-Sérapion et La Fenêtre d'angle de mon cousin illustrent, parmi d'autres, cette division.

Passionné depuis son enfance par les histoires de fantômes, Hoffmann parsème ses œuvres de revenants, d'enterrés vifs, de magiciens et sorcières issus du folklore allemand. S'il n'y croyait pas vraiment, il semble que ces personnages lui permettaient d'exprimer de manière appropriée son angoisse. Ses personnages, comme Kreisler par exemple, existent en raison de leurs particularités physiques (souvent grotesques et comiques, de là son intérêt pour Jacques Callot), sociales mais aussi morales. La figure romantique de l'artiste et du poète participe également du fantastique hoffmannien. Voyant pour lequel la vision intérieure a autant de réalité que le monde extérieur, il use de son imagination comme médiation. Le message d'Hoffmann est bien souvent que la réalité est folie et que, a contrario et par un effet de basculement caractéristique de son art et qu'il nomme « principe de Sérapion », le monde imaginaire est réel.

Entre fiction et réalité se pose la question du double, la présence du diable brouille la frontière instable entre rêve et réalité. Du point de vue stylistique, cela se traduit par des modifications permanentes, grâce aux artifices des lettres ou manuscrits de différentes sources. Ainsi, le lecteur navigue entre des points de vue réalistes, objectifs de personnages secondaires et le point de vue du héros principal qui, dans le cas de L'Homme au sable, sombre peu à peu dans la folie. Cela crée une atmosphère des

1 Michel-François Demet, Hoffmann (Ernst Theodor Amadeus) 1776-1822, dans Encyclopédia

plus inquiétantes et l'on ne sait jamais dans quelle mesure la crise de la subjectivité du personnage transforme le réel.

L’écriture Hoffmannienne du fantastique frôle donc, beaucoup plus la frontière de la vie réelle que celle de l’imagination inadmissible, nous utiliserons les indices temporels (le dédoublement du temps, le temps l’histoire réel narrée par l’auteur et le temps imaginaire du fantastique et des rêveries) pour nous servir de guide dans cette hésitation entre ce qui explicable et le Mystère ; dans notre tentative d’analyse du réalisme fantastique chez Hoffmann, nous prenons en considération l’influence de la musique sur les conceptions esthétique et formelle de son écriture.