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Hoffmann ou le temps mythique

II.1. Traits d’écriture

II.1.1. L’influence musicale

L'intérêt des contes rendus musicaux du créateur du célèbre Kreisler, personnage éminemment mythique de l'artiste romantique, est multiple. Ce sont des documents irremplaçables de la vie musicale de toute une époque, ils contiennent non seulement un exposé précieux des idées romantiques sur la musique, mais ce sont des analyses précises, faites par un homme de l'art, critiques judicieuses, avisées, pittoresques, pleines d'humour et d'enthousiasme, riches de rêves et d'imagination, qui offrent de Palestrina à Spontini, de Bach à Beethoven, de Reichardt à Méhul, de multiples invitations à pénétrer concrètement les secrets de l'harmonie qui ouvrent les portes d'ivoire du royaume enchanté.

La musique nourrira littéralement son œuvre1, et des compositeurs tels que

Haydn, Mozart, Gluck, Beethoven surtout lui inspireront certaines de ses plus belles pages. Quelle place la musique occupe-t-elle dans les écrits de Hoffmann ? Une place essentielle, sans aucun doute largement aussi importante que la veine fantastique, même si elle fut longtemps moins connue ou reconnue.

1. Ibid., « E.T.A. Hoffmann »communication de Stéphane Lelièvre, le 10 avril 2002.dans le cadre des conférences « Littérature et Musique ».

Sous quelles formes ces discours sur la musique apparaissent-ils ? Ils font, tout d’abord, partie intégrante de certains récits de fiction, certains contes dans lesquels la musique joue un rôle prépondérant.

Ces contes musicaux, très souvent, laissent également s’épancher la veine fantastique : ces deux thématiques et esthétiques ne s’excluent pas, au contraire. (Pensons par exemple à l’une des œuvres les plus fameuses de Hoffmann : Le Violon de Crémone, ou le Conseiller Crespel.

Dans ces écrits, la musique est intégrée à la trame narrative, dont elle constitue un élément essentiel ; elle est représentée, assumée, incarnée par un personnage de fiction, une chanteuse souvent : Julie ou Antonie, un violoniste : Crespel, un compositeur : Gluck… Hoffmann, critique musical de première importance, suit une méthode qui est à peu près toujours la même1. Après avoir parlé du caractère et de la structure de l'œuvre en général, occasion fréquente d'un survol historique lui permettant de dégager sa propre conception et les principes sur lesquels il s'appuie, il passe à l'analyse détaillée des mouvements principaux et des passages qui lui semblent remarquables, en faisant chaque fois que cela est possible des citations de la partition pour que le lecteur se fasse une idée précise et concrète. Il rejette tout dogmatisme, affirmant la liberté fondamentale du créateur, à condition que celle-ci soit utilisée à des fins acceptables. L'étude précise et assidue de la partition est une condition indispensable. Hoffmann n'a pas l'esprit philosophique, ce n'est pas un esthéticien ni un théoricien. Bien plus, à travers ses différentes critiques, il se contredit parfois, du moins en apparence et il emploie des termes esthétiques qui font l'objet de nombreux débats, et donc fortement connotés, d'une manière vague, générale et imprécise, ce qui pourrait induire à la confusion et à l'occultation des véritables apories de sa conception, si l'esprit

1 Alain Montandon, Écrits sur la Musique, traduction de Brigitte Hébert et Alain Montandon, Lausanne, l’Âge d’Homme, 1985, P.11.

du lecteur n'était sollicité à dépasser la lettre pour saisir l'esprit qui anime les intuitions qu'il développe et s'efforce de justifier.

Exprimer par le moyen du langage le monde indicible de la musique est une entreprise paradoxale, car la seule analyse de l'écriture musicale et du contrepoint court le risque de rester purement formelle et de ne pas rendre compte de l'esprit qui anime l'œuvre. En revanche, évoquer le seul pouvoir magique de l'indicible nostalgie que font naître les sons, de l'aspiration ineffable qui caractérise cet art romantique dont « l'infini est l'objet », peut engendrer un discours plein de stéréotypes extrêmes et de superlatifs creux dont les répétitions font ressortir l’incapacité d’expliquer la composition à travers l’analogie et la comparaison entre les deux art en étudiant la métaphore d’une telle transposition.

D’après les textes théoriques, musicologiques, critiques, que l’on peut lire en français dans le recueil composé par Alain Montandon1 et auquel a été donné le titre d’Écrits sur la musique. Chez Hoffmann, la musique se fait drame, tout comme chez l'écrivain la fiction devient opéra : « le Vase d'or n'est-il pas la version hoffmannienne de la Flûte enchantée ?2 ».

Il existe un autre genre de textes, dans lesquels se donnent également à lire : critiques, essais musicologiques, réflexions sur l’art… Ces textes appartiennent autant à l’auteur Hoffmann qu’au narrateur fictif qui les signe : ce sont les écrits du Maître de Chapelle, Johannès Kreisler.

La présence dans les Kreisleriana3 de nombreux passages théoriques, d’études musicologiques, a certainement contribué à la confusion qui se fera jour assez vite et qui

1. Ibid., Écrits sur la Musique, P. 10.

2 Idem., Écrits sur la Musique, P.10.

3. E.T.A Hoffmann, kreisleriana, Trad. de l'allemand par Albert Béguin. Préface d’André Schaeffner, Coll. Les classiques allemands, Gallimard, Paris, 1949.

se prolongera dans le temps et hors des frontières allemandes, entre la créature romanesque Kreisler et l’écrivain Hoffmann, contrairement à une idée très largement répandue et partagée, il n’est pas sûr que la personnalité du musicien fictif Kreisler et celle de l’écrivain bien réel Hoffmann se superposent exactement.

Pour Hoffmann, la musique trouve sa forme la plus noble dans le genre instrumental, en ceci qu’il est dégagé de toute contingence humaine, terrestre. On connaît cependant sa passion extrême pour la voix et le chant, mais ce n’est paradoxal qu’en apparence : certes le chant reste tributaire des paroles, donc du langage humain, mais la musique vient transcender ce langage, un air d’opéra ou un Lied en disent évidemment bien plus que les simples paroles qu’ils mettent en musique1.

En d’autres termes, Hoffmann apprécie la voix humaine en tant qu’instrument de musique un instrument de musique privilégié, sans doute le plus abouti, le plus bouleversant, plus que comme medium véhiculant un message. Finalement, plutôt qu’un compositeur érudit mais dont les connaissances ne viseraient que la recherche d’un effet sur le public, mieux vaut un compositeur aux connaissances techniques incomplètes, mais dont les œuvres soient sincères, inspirées au sens premier du terme. Hoffmann, comme d’autres romantiques, s’est d’ailleurs intéressé aux formes d’art ou de musiques simples, d’origine populaire ; c’est un intérêt que partagera en France un Gérard de Nerval, par exemple. Pour Hoffmann, plutôt que de rechercher tel procédé afin de provoquer telle émotion sur l’auditeur, il faut d’abord être soi-même ému, avoir entendu sa « musique intérieure » « seine innere Musik », et les moyens permettant de traduire cette émotion par les sons viendront d’eux-mêmes. Sur ces deux aspects propres à la composition musicale, à savoir l’inspiration et l’importance de la technique. Mais un

1. In E.T.A. Hoffmann et la musique, Actes du Colloque International de Clermont-Ferrand, présentés par Alain Montandon, Berne, Peter Lang, 1987.

compositeur, même génial, n’atteindra jamais la pureté du langage originel, et ne donnera qu’une pâle image de la musique intérieure qui l’aura habité.

Écrire et précisément écrire sur la musique, n’est-ce pas encore d’une certaine manière composer ? Il est d’ailleurs sans doute très significatif que les Kreisleriana1 aient été écrits, griffonnés, au dos des partitions de Kreisler : tout se passe comme si écrire sur la musique, c’était encore écrire de la musique.

Il est souvent délicat, voire périlleux de lire ou d’expliquer une page littéraire à la lumière de métaphores musicales. Ce qui nous autorise à le faire à propos des Kreisleriana c’est, d’une part, le fait que Hoffmann soit musicien lui-même, au moins

autant qu’écrivain, d’autre part, dans les Kreisleriana comme dans toute l’œuvre de Hoffmann, les lettres, la musique, mais aussi les autres arts fusionnent: le théâtre de Shakespeare, l’architecture, la poésie, la peinture et le dessin (Il est à signaler que les Kreisleriana sont inclus dans le recueil des Fantaisies à la manière de Callot) sont tous

convoqués pour, au-delà de leurs spécificités, converger vers un même but: la recherche sans cesse renouvelée, de cette pureté du langage originel.

Ne parlons pas de la musicalité de la langue allemande de Hoffmann qui nécessiterait une étude en soi. Observons plutôt la composition du livre dans laquelle on peut, peut-être, retrouver l’importance que Hoffmann accorde à l’harmonie en matière de composition musicale : les différents Kreisleriana, en effet, ne se suivent ni logiquement, ni chronologiquement. D’où une première lecture parfois déroutante d’un recueil dont les écrits, de tonalités et de genres très divers, (nous y lisons de véritables critiques musicales, mais aussi des contes, des réflexions tantôt pleines d’humour, tantôt on ne peut plus sérieuses…) semblent se succéder selon les lois du plus parfait hasard,

1. Les Kreisleriana sont un recueil de treize nouvelles d'Hoffmann. Publiées dans la presse sous la forme de critiques musicales entre 1810 et 1814, elles sont parmi les premières œuvres littéraires d'Hoffmann et ont été réunies en volume dans les Fantaisies à la manière de Callot (1813-1815).

mais si les Kreisleriana ne se suivent pas, le lecteur attentif a tôt fait de découvrir qu’ils se répondent les uns les autres (celui-ci étant le contre-pied ironique de celui-là, tel autre illustrant par un récit la théorie développée dans le précédent…), pour constituer une œuvre dont l’harmonie secrète se révèle peu à peu.