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2. Le développement lexical chez l’enfant

2.1. Le développement lexical chez l’enfant avant l’âge de 2 ans

2.1.4. Les représentations phonologiques des mots

Des auteurs ont suggéré que, lorsque les enfants commencent à traiter les mots comme des entités chargées de signification, ils n’accordent pas beaucoup d’importance à des modifications minimes apportées à ces formes phonologiques (Halle & de Boysson-Bardies, 1996). Hallé et de Boysson-Bardies ont ainsi mis en évidence au moyen d’un paradigme de conditionnement à l’orientation de la tête que les enfants âgés de 11 mois sont insensibles à certains changements effectués sur les mots. Selon ces auteurs, les enfants de cet âge semblent ne pas remarquer des modifications effectuées sur les mots présentés, notamment en ce qui concerne le mode articulatoire et le voisement (p.ex. poupée /pupe/ devient /bupe/). Ces résultats iraient dans le sens d’une représentation holistique des mots chez les enfants de cet âge, qui deviendrait de plus en plus spécifiée avec l’accroissement du vocabulaire (Metsala & Walley, 1998). Metsala et Walley ont proposé un modèle appelé de restructuration lexicale selon lequel les représentations lexicales seraient très globales au début du développement langagier (en ce qui concerne l’information segmentale) et deviendraient de plus en plus spécifiées en fonction de l’augmentation de la taille du vocabulaire. Il serait cependant possible, comme il a été suggéré par Stager & Werker (1997) que les demandes de traitement associées à la tâche « cachent » la spécificité des représentations phonologiques disponibles. En effet, ces auteurs ont mis en évidence avec un paradigme d’habituation que les enfants âgés de 14 mois n’arrivent pas à percevoir la différence entre deux mots phonologiquement très proches (bih / dih) dans une tâche référentielle, alors que cette tâche est réussie par les enfants âgés de 8 mois. Stager &

Werker ont interprété ces résultats suggérant que les enfants âgés de 8 mois n’appréhendent pas la tâche proposée comme une tâche référentielle, mais plutôt comme une tâche de discrimination phonémique, contrairement aux enfants de l’âge de 14 mois. Associer des mots avec des objets est plus compliqué que de simplement faire la différence entre deux sons de la langue. Werker et Tees (1984) ont suggéré que ceci pourrait faire partie d’une « réorganisation fonctionnelle » : les enfants déplaceraient leur attention de la discrimination phonologique vers l’association « mot-objet » pendant cette phase d’acquisition lexicale. Werker & Fennell (2009) ont émis

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l’hypothèse d’une limitation dans les ressources suggérant que la représentation phonologique est toujours constante en ce qui concerne la quantité d’information phonologique, mais que des limites dans le traitement effectué interfèrent avec la capacité de l’enfant à distinguer correctement les détails phonémiques la composant.

Cette hypothèse de limitation dans les ressources à disposition irait dans le sens de ce que d’autres auteurs (Swingley & Aslin, 2000, 2002) ont mis en évidence, utilisant le paradigme du regard préférentiel, moins « exigeant » pour l’enfant. Ces auteurs ont montré que les enfants âgés de 14, 18 et 23 mois regardent plus longtemps les mots connus qui sont correctement prononcés que les mots qui contiennent une déformation phonologique. En outre, ces auteurs ont souligné que leurs résultats n’étaient pas liés à la taille du vocabulaire mesurée au moyen d’un rapport parental. Ils ont ainsi conclu que la spécificité phonologique dans la construction du lexique n’était pas due à un besoin de différenciation des mots phonologiquement proches, contrairement à ce que propose le modèle de Metsala et Walley (1998). Bailey & Plunkett (2002) ont confirmé ces résultats. Ils ont également utilisé le paradigme de regard préférentiel avec des enfants âgés de 18-24 mois et ont trouvé des résultats similaires à ceux obtenus par Swingley et Aslin. En effet, les enfants de cet âge semblent sensibles à des déformations phonologiques même minimes des mots présentés, regardant moins longtemps les images lorsque les mots correspondants sont tant soit peu modifiés. Zesiger et collaborateurs (in press) ont également mis en évidence avec ce même paradigme que les petits francophones possèdent dès l’âge de 12 mois des représentations phonologiques spécifiées des mots qui leur sont familiers.

Ballem et Plunkett (2005) ont aussi montré que ces résultats ne se limitent pas aux mots connus de l’enfant. Ces auteurs ont entraîné des enfants âgés de 14 mois avec des mots connus et des mots inconnus. Ils ont montré que les enfants sont à cet âge-là déjà capables de détecter des déformations dans la prononciation des mots, que ceux-ci soient connus ou pas de l’enfant avant l’expérience. Mais d’autres auteurs avant eux n’ont pas trouvé les mêmes résultats. Comme nous l’avons déjà évoqué, c’est le cas de Stager et Werker (1997). Il en est de même pour Werker, Fennell, Corcoran et Stager (2002) qui ont montré que les enfants âgés de 14 mois sont incapables d’associer deux

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mots phonologiquement proches à deux objets différents. Cette tâche est réussie sans difficulté par les enfants âgés de 20 mois; de leur côté les enfants âgés de 17 mois manifestent une performance intermédiaire. Les auteurs ont interprété ces résultats comme la preuve d’une évolution développementale. En effet, les enfants plus jeunes ne réussissent pas à faire la différence entre deux mots phonologiquement semblables dans une tâche d’apprentissage de mots, alors que leurs aînés ne présentent pas de difficulté dans cette différenciation. Cependant, nous avons vu que cette apparente contradiction pourrait s’expliquer par les demandes de la tâche expérimentale. Ainsi Ballem et Plunkett suggèrent-ils que les différences observées entre ces résultats et ceux obtenus par Werker et collaborateurs sont dues à des différences dans les exigences des tâches proposées. Le paradigme du regard préférentiel demanderait moins d’effort à l’enfant et permettrait selon ces auteurs, l’accès à des représentations phonologiques moins stables, contrairement au paradigme d’habituation. De sorte que ces résultats s’inscrivent dans une optique proposée également par d’autres auteurs (Floor & Akhtar, 2006; Houston-Price, Plunkett, & Harris, 2005; Tan & Schafer, 2005) suggérant que des très jeunes enfants (de l’âge de 18 mois) pourraient apprendre de nouveaux mots avec un nombre restreint de présentations et de façon très détaillée phonologiquement. Cet apprentissage serait selon certains auteurs (Tsao, et al., 2004; Werker & Yeung, 2005) en lien étroit avec la perception de sons de la parole.

Les études qui évaluent la spécificité des représentations phonologiques chez les enfants francophones sont moins nombreuses. Nazzi et collaborateurs (Havy & Nazzi, 2009;

Nazzi, 2005; Nazzi & Bertoncini, 2009; Nazzi & New, 2007) ont évalué les représentations phonologiques des enfants âgés de 20 mois avec une procédure de « dénomination catégorielle » dans laquelle on présente trois objets visuellement dissimilaires à l’enfant en attribuant la même étiquette verbale à deux d’entre eux ; l’expérimentateur prend ensuite un de ces deux objets et demande à l’enfant de lui fournir «celui qui va avec ».

Ces auteurs ont trouvé que, dans cette tâche où l’enfant doit apprendre de nouveaux mots, celui-ci est sensible à des modifications effectuées sur les consonnes mais pas sur les voyelles. Selon ces auteurs et suivant l’hypothèse proposée par Nespor, Peña et Mehler (2003), ces résultats mettent en évidence le rôle différent des consonnes et des voyelles dans le traitement de la parole et l’acquisition du langage. Les consonnes

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joueraient un rôle plus important au niveau lexical alors que les voyelles seraient plus importantes pour le décodage prosodique et les caractéristiques de la structure syntaxique.

Cette hypothèse n’est cependant pas confirmée par d’autres recherches expérimentales réalisées avec des enfants anglophones. Mani et Plunkett (Mani, Coleman, & Plunkett, 2008; Mani & Plunkett, 2007, 2008, 2010) ont démontré en utilisant le paradigme de regard préférentiel que les enfants âgés de 12, 18 et 24 mois sont sensibles aux déformations phonologiques appliquées aux consonnes et aux voyelles. Selon ces auteurs, ces résultats montrent, au contraire de ce que Nespor et collaborateurs avaient suggéré, que les voyelles joueraient également un rôle important dans l’accès aux représentations lexicales. La question de savoir si cette divergence dans les résultats est imputable à la méthode utilisée (dénomination catégorielle vs regard préférentiel) ou à la langue des petits participants (français vs anglais) a été évaluée au sein de notre Laboratoire. Zesiger et Johr (2011) ont ainsi mis en évidence en utilisant le paradigme de regard préférentiel, que les petits francophones âgés de 14 mois sont plus sensibles aux déformations effectuées sur les consonnes que sur les voyelles, attribuant ainsi la divergence des résultats mentionnée auparavant aux différences inter-langues dans la manière dont les enfants traitent les sons composant les mots. De sorte que dans la recherche que nous avons menée dans le cadre de cette thèse, nous avons proposé des modifications portant exclusivement sur les consonnes dans l’évaluation des représentations phonologiques.

Au-delà de la segmentation de la parole et de la discrimination perceptive des sons de la langue, pré-requis essentiels au développement du langage, plusieurs modèles ont tenté d’expliquer comment l’enfant associe des nouvelles formes phonologiques à leurs référents. Nous présenterons ci-dessous quelques-uns de ces modèles.

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