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3 . 2 Les réticences de l’Église catholique

Toutefois, dans un État aussi conservateur que le Texas, l’AFL-CIOest relativement mal implantée, la législation limite grandement la marge de manœuvre des syndicats, leParti démocrateest toujours aux mains des conservateurs et les « libéraux » n’ont qu’une audience limitée. Par consé-quent, il n’est guère surprenant que l’enthousiasme soulevé par la marche de l’été 1966 ne se transforme pas en mouvement de soutien durable et solide. L’attitude de l’Église catholique est certainement l’exemple le plus frappant de la fragilité de l’appui que peuvent espérer les ouvriers agri-coles.

Au début de l’année 1967, Lucey semble en effet soudain moins dési-reux de voir des écclésiastiques participer au conflit et prend un certain nombre de mesures. Le père Sherrill Smith, transféré dans une autre église de San Antonio, a moins de temps à consacrer à La Huelga, et lorsque Smith et Killian retournent dans la vallée, malgré l’interdiction de Lucey, et sont arrêtés pour trouble de l’ordre public avec huit autres personnes, les deux hommes sont envoyés en pénitence au Nouveau-Mexique. D’autres prêtres, tous très populaires, reçoivent de nouvelles affectations, et quatre sont suspendus pour avoir appelé à enfreindre les ordres de l’archevêque. Ce revirement n’affecte pas uniquement l’agri-culture, car Lucey refuse également d’intervenir en faveur d’une section syndicale en grève contrePioneer Flour Mills à San Antonio, et blâme Sherrill Smith pour avoir participé à trois séances de négociations entre l’International Union of Electrical Workerset la compagnieSteves Sash and Door.

Le mécontentement de certains fidèles explique en partie ce revire-ment. Après avoir plus ou moins toléré, pendant des années, les décla-rations et les programmes de Lucey, la classe dirigeante de San Antonio se sent menacée par le militantisme croissant des Mexicains-Américains, qui commencent à revendiquer haut et fort leurs droits en tant que

tra-vailleurs et en tant que citoyens, remettant ainsi en cause le système en place. Un certain nombre de ces dirigeants sont catholiques, et, avec l’aide des membres les plus conservateurs du clergé, ils usent de leur influence auprès de la hiérarchie.

Les dissensions internes sont également capitales. Le clergé de la vallée et le nouvel évêque de Brownsville, Humberto Madeiros, dont dépend Rio Grande City, n’apprécient guère l’intervention de prêtres étrangers à leur diocèse, et la présence active de Killian et de Smith suscite de nombreuses réactions négatives. Selon Monsignor Daniel Laning, de Mis-sion — comté de Hidalgo —, par exemple, les prêtres de San Antonio ne sont que des « imposteurs » et des « intrus » qui trahissent l’Église. D’après le père Robert Pena, de la paroisse Saint Michel à Los Ebanos, à 30 km de Rio Grande City, l’irruption de prêtres peu familiarisés avec le contexte social de la vallée ne peut que perturber le « délicat équilibre » maintenu entre les différents groupes par les responsables religieux locaux. Quant au prêtre de la paroisse où se déroule les grèves, il refuse d’intervenir, car il n’est pas favorable à l’action du syndicat, même s’il avoue qu’une telle attitude n’est pas nécessairement dans l’intérêt de l’Église catholique et dit rappeler régulièrement à ses fidèles que cette dernière s’est aliénée une partie de la classe ouvrière en Europe et au Mexique en « prenant trop souvent la défense de l’ordre établi ». L’évêque de Brownsville, enfin, se refuse à prendre parti, malgré les pressions multiples. Fidèle à la doc-trine sociale de l’Église catholique, Madeiros reconnait que les salaires sont trop bas et les conditions de travail déplorables, que les travailleurs ont le droit de s’organiser et de faire grève lorsque les négociations ont échoué, mais il se borne à espérer que travailleurs et employeurs arri-veront à s’entendre. Pour lui, le rôle des prêtres est simple et clair : ils doivent prêcher l’Evangile pour que les deux côtés écoutent la voix de la raison et trouvent un terrain d’entente ; l’Église doit se contenter de jouer un rôle de médiation et de conciliation1.

Aux yeux de Smith, ces prises de position reflètent bien les contradic-tions de l’Église catholique dans la vallée : son apparente neutralité se maintient au détriment des ouvriers, l’élément le plus démuni de cette société, et, de fait, renforce le pouvoir des employeurs. Or, souligne Smith, c’est justement dans ce type de situation que l’entrée en scène d’élé-ments étrangers est crucial, essentiel, car il permet de briser l’isolement descampesinos. Mais, regrette le prêtre, l’Église de la vallée, partie inté-grante du « système féodal » en place, n’est pas prête de changer.

1. Michael Allen, « Strike of Texas Farm Workers Splits Clergy Opinion on Role of the Church, »Catholic Messenger6 Apr. 1967.

Face à cette opposition d’une partie du clergé et des fidèles, Lucey défend d’abord Smith et Killian, soutenant leur engagement social. Puis il cède, peut-être par conviction, ou bien sous la menace d’une plainte auprès du nonce apostolique de Washington — Lucey pourrait être amené à se retirer, vu son âge. L’archevêque, lui, estime ne pas avoir changé, mais pense que c’est le contexte qui est différent. Néanmoins, il semble gêné par la tournure des évènements, et son revirement ressemble fort à une reprise en main d’un clergé jugé par trop militant. Il est révéla-teur que, plus tard dans l’année, Lucey en vienne à soutenir la guerre du Vietnam et la politique du président Johnson en critiquant la version du conflit donnée par une certaine presse qu’il juge « irresponsable », et en rejetant l’idée que les États-Unis sont dans une impasse.

3.3 Les hésitations des syndicats et des « libéraux »

L’Église catholique n’est pas la seule à décevoir les espérances des ouvriers agricoles. Très vite leur grève n’est plus une « cause célèbre », les médias n’ont plus de scènes de violence, de marches, de piquets à racon-ter ou à filmer, et l’argent n’arrive plus.

D’aucuns condamnent l’AFL-CIO pour son manque d’enthousiasme quand il s’est agi de soutenir leshuelgistas, la confédération ayant tou-jours préféré s’intéresser aux travailleurs couverts par leNLRA, dont l’or-ganisation est plus aisée et moins coûteuse. Il lui est également reproché, ainsi qu’aux démocrates « libéraux », d’avoir pris le contrôle du mouve-ment. Ainsi, alors qu’en Californie, la marche a été préparée longtemps à l’avance, a été dirigée par lescampesinosde bout en bout, et a permis de recruter environ 7 000 nouveaux adhérents, il n’en a pas été du tout de même au Texas. A Austin, pas un des grévistes ne prend même la parole, monopolisée par les diverses personnalités.

De plus, la grève a été détournée de ses objectifs premiers, c’est-à-dire le droit à l’organisation et à la négociation de contrats. Chavez regrette publiquement que les ouvriers aient été en quelque sorte dépossédés de leur lutte, et que, deux jours après le début de la marche, ils n’aient déjà plus été deshuelgistasmais des travailleurs réclamant une simple aug-mentation de salaire. D’après lui, même en cas d’adoption d’une loi éta-blissant un salaire minimum, les problèmes de ces travailleurs ne seront pas résolus pour autant. En effet, d’une part, il sera très difficile de faire appliquer la loi, et d’autre part, il reste encore la question des moda-lités d’embauche et des avantages sociaux — congés payés, assurance maladie-accident... —, qui ne peut être réglée que par un contrat. Mais, défendre le salaire minimum est, aux yeux de beaucoup, une entreprise

bien moins risquée que militer pour un véritable changement des rela-tions employeurs-employés dans l’agriculture, dans un État où les syndi-cats ne sont pas en odeur de sainteté.

Les hommes politiques, eux, sont également accusés d’avoir utilisé le conflit du comté de Starr pour s’attirer le vote hispanique lors des élec-tions de novembre 1966, et de s’en être ensuite désintéressés au profit de questions moins embarrassantes, comme le contrôle par l’État des jeux de hasard, la vente des boissons alcoolisées ou l’allongement à quatre ans du mandat du gouverneur. Il est par ailleurs reproché auSenate Subcom-mitteed’avoir fait naître de grands espoirs lors des auditions publiques de juillet 1967, mais de ne pas avoir apporté de mesures concrètes.

Enfin, beaucoup ressentent comme une trahison le retrait de l’UFWOC, qui choisit de s’implanter solidement en Californie plutôt que d’éparpiller ses forces et d’aider activement les travailleurs de la basse vallée du rio Grande. L’action de ces derniers ne soulève toujours pas l’enthousiasme du syndicat de Chavez, qui ne sait trop quoi faire de cet « enfant non désiré », une attitude qui va peser lourd à l’avenir dans les relations entre syndicalistes texans et californiens.