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Tout au long des années trente, l’agriculture américaine connait une agitation d’une intensité et d’une amplitude sans précédent : 275 grèves rassemblent plus de 175 000 grévistes. L’arrivée sur le marché du travail dans ce secteur de milliers de petits exploitants ruinés, de « fermiers » et de métayers expulsés par leurs propriétaires et de chômeurs de l’in-dustrie, la baisse des salaires et l’absence de législation sociale contri-buent à créer une situation explosive. Au début de la Grande Dépression, les organisations agricoles, à l’image des syndicats urbains, déclinent ou disparaissent, mais à partir de 1933 les conflits se multiplient. : d’une part jamais les salaires n’ont été aussi bas — ils sont inférieurs à ceux de la période 1910-1914 ; d’autre part, le passage duNational Industrial Recovery Act(NIRA), quoique ne concernant pas les ouvriers agricoles, sti-mule néanmoins leur activité. Environ 56 800 d’entre eux participent à 61 conflits. Le mouvement continue dans les années qui suivent, mais sur une plus petite échelle : on compte 191 grèves et plus de 100 000 grévistes entre 1933 et 19393.

L’ampleur de ces grèves est très variable : de 1933 à 1939, 43 réunissent 100 personnes ou moins ; 32 de 100 à 500 ouvriers ; cinq de 500 à 1 000 ; huit de 1 000 à 2 000 ; deux de 2 000 à 3 500. Sur l’ensemble de la décen-nie, on compte 50 arrêts de travail de 1 000 travailleurs et plus, et dans

1. Roy C. Rodriguez,Mexican-American Civic Organizations : Political Participation and Political Attitudes(San Francisco : 1978) 14.

2. Jamieson 261. 3. Jamieson 32, 17.

quelques cas, on atteint ou dépasse les 10 000 — 15 000 grévistes dans la vallée de San Joaquin en septembre 1939, par exemple1.

17 États sont concernés par ces conflits en 1933, et 28 au cours de la décennie, mais les grèves sont néanmoins très concentrées géographique-ment. Ce sont les régions où dominent les grandes exploitations commer-ciales et spécialisées, grosses consommatrices de main d’œuvre, qui sont le plus affectées — coton, agrumes, tabac, légumes. La Californie est par-ticulièrement touchée : 140 grèves mobilisent plus de 125 000 personnes entre 1930 et 1939, alors qu’on y trouve 4,4 % seulement des ouvriers agri-coles du pays et 25,9 % des travailleurs des industries de transformation. Mais c’est dans cet État que le processus de concentration et de spécialisa-tion est le plus avancé : 2 892 grosses exploitaspécialisa-tions, soit 36 % de celles des États-Unis, sur un total de 150 000, dominent la production et emploient la majeure partie des saisonniers. Dans ces fermes-usines, les conditions de travail et les relations employeurs-employés rappellent celles de l’in-dustrie2.

Les revendications des grévistes sont multiples : augmentation des salaires, journée de huit heures, paiement à l’heure et non à la pièce, suppression du système des embaucheurs, égalité des salaires pour les hommes et les femmes, interdiction de l’emploi des enfants, fin de la discrimination raciale et ethnique, reconnaissance du syndicat par l’em-ployeur. Sur l’ensemble de la période, les ouvriers agricoles obtiennent, sinon satisfaction, du moins des améliorations dans à peu près la moitié des cas.

Ce renouveau de l’activité dans l’agriculture revêt des formes diffé-rentes selon les régions. Il arrive qu’aucune formation ne parvienne à se mettre en place, mais si les actions spontanées donnent souvent nais-sance à des syndicats locaux, c’est en général la présence d’organisateurs ayant une expérience syndicale ou politique qui permet le développe-ment de mouvedéveloppe-ments forts et bien structurés. Le Parti communiste, par exemple, met sur pied ses propres organisations ou exerce une influence sur d’autres, indépendantes ou affiliées à l’AFL. En 1930, les communistes fondent l’Agricultural Workers Industrial League, qui devient en 1931 le

Cannery and Agricultural Workers Industrial Union. LeCAWIUest affilié à laTrade Union Unity League(TUUL) qui regroupe tous les syndicats du parti. LeCAWIUest ouvert à tous les ouvriers de l’agriculture, qu’ils tra-vaillent dans les champs, les conserveries ou les usines d’emballage, sans discrimination aucune. Les cotisations sont peu élevées, 25 cents par mois,

1. Subcommittee on Education and Labor,American Farmers and the Rise of Agribusiness

307, 174 ; Jamieson 32.

et 5 cents pour les sans-travail, alors que l’AFLréclame un dollar, et les sections locales sont composées de représentants élus. Les organisateurs, peu ou pas payés, vont d’exploitation en exploitation, de camp en camp, nourris et logés par les sympathisants. La mise en place de conseils de chô-meurs dans les villes leur permet de rester en contact avec les ouvriers agricoles sans emploi. Entre 1930 et 1934, les communistes sont présents dans plusieurs États, mais surtout en Californie : en 1933, 25 grèves — sur 31 — sont menées par leCAWIU. Toutefois, la dissolution de laTUULen 1935 met fin à ces actions1.

Dans les mois qui suivent, c’est l’AFLqui va regrouper les organisations d’ouvriers agricoles. Indépendantes, liées auCAWIUavant sa dissolution, ou bien nouvellement constituées par des militants communistes, ces for-mations sont implantées dans plusieurs États dont la Floride, l’Arizona, le Michigan, l’Ohio, le New Jersey, et la Californie. En janvier 1935, un comité national est chargé de coordonner les activités, d’obtenir la coopé-ration des syndicats industriels et des conseils de chômeurs, ainsi que l’ap-pui des petits exploitants. À la suite de cette campagne, le nombre de sec-tions syndicales augmente très vite, et il y en aurait 40 en 1936.

Néanmoins, en 1937, la direction de l’AFLrejette un projet de fédération des organisations existantes. Ces dernières se réunissent alors à Denver — une centaine de délégués de 24 États représentent 56 syndicats indépen-dants ou affiliés à l’AFL, et environ 100 000 membres –, décident de consti-tuer leUnited Cannery, Agricultural, Packing and Allied Workers of America

et de s’affilier auCongress of Industrial Organizations(CIO). Divisé en sept districts régionaux composés de sections locales, l’UCAPAWAs’adresse à tous les travailleurs de l’agriculture et des industries de transformation, et encourage également la coopération entre ouvriers agricoles et petits exploitants. Fin 1938, il y aurait 408 sections et plus de 125 000 membres à travers le pays. Le syndicat participe à quelques grèves, mène cam-pagne contre les lois et arrêtés limitant l’action des travailleurs, milite pour une meilleure protection sociale et pour l’augmentation du salaire minimum, parvient parfois à se faire reconnaître comme porte-parole des ouvriers agricoles par les autorités d’État et fédérales, ouvre des centres de formation pour les organisateurs et dirigeants, publie un bulletin, UCA-PAWA News, fait circuler des informations sur divers sujets touchant à la vie et au travail de ses membres. Mieux implanté que les organisations précédentes, mieux soutenu par les syndicats de l’industrie, l’UCAPAWA

obtient quelques succès. D’après ses dirigeants, en 1938, 200 contrats couvrant 40 000 travailleurs auraient été signés, incluant des

tations de salaire, l’amélioration des conditions de travail, et l’octroi de congés payés. Plusieurs contrats non écrits seraient également passés au moment des récoltes. Toutefois, l’UCAPAWAdevient bientôt le syndicat des industries de transformation couvertes par leNLRAet n’ayant parfois qu’un lointain rapport avec l’agriculture. Les raisons sont essentiellement financières : entre 1938 et 1940, l’UCAPAWAconsacre une grande partie de ses fonds aux ouvriers agricoles, mais sans grand résultat, et de nom-breuses grèves, mal préparées et très coûteuses, sont perdues. En 1940, l’UCAPAWAne joue plus de rôle important dans ce secteur1.

3.2 Le Texas

Quoiqu’ayant plus d’ouvriers agricoles que la plupart des autres États — 600 000 migrants et saisonniers en 1937 —, le Texas est pourtant relative-ment moins touché par la vague d’agitation des années trente avec six conflits seulement et environ 4 000 grévistes. La vallée du rio Grande est principalement concernée, mais leWinter Garden, l’Ouest, et San Antonio, pour l’industrie de transformation, sont également le théâtre de grèves. Comme dans le reste du pays, les demandes concernent les salaires, les conditions d’emploi, le respect des contrats et l’élimination des intermé-diaires2.

La première formation d’ouvriers agricoles à voir le jour est leCatholic Workers Union(CWU) de Crystal City, dans le Winter Garden. Créé en 1930 avec le soutien de l’Église catholique, le syndicat tente de changer les conditions de travail dans le secteur des épinards, obtient quelques concessions, mais disparaît en 19313.

Dans l’ouest du Texas, ce sont les tondeurs de moutons qui se mobi-lisent en 1933 et 1934, sous la direction duSheep Shearers Union.Affilié à l’AFLen 1912, leSSUest davantage un syndicat de métier que d’ouvriers agricoles. Ses membres, les tondeurs de mouton de la côte ouest et des Rocheuses, constituent un groupe de travailleurs itinérants hautement qualifiés, souvent petits éleveurs eux-mêmes. Les droits d’entrée et les cotisations sont élevés. Peu nombreux, ces tondeurs parviennent à impo-ser leurs conditions aux éleveurs, en particulier dans le Wyoming, le Mon-tana et l’Idaho. La mécanisation des opérations ne semble pas les avoir affectés, l’expansion de l’élevage compensant le temps de travail perdu 1. Jamieson 27, 173 ; Victor B. Nelson-Cisneros, « UCAPAWA and Chicanos in California : The Farm Worker Period, 1937-1940, »Aztlan7 (1976) : 459 ; Subcommittee on Education and Labor,American Farmers and the Rise of Agribusiness170-171 ; Nelson-Cisneros, « UCA-PAWA and Chicanos in California, » 469-470.

2. Jamieson 30. 3. Jamieson 271-272.

par l’utilisation des tondeuses électriques. C’est plutôt l’amélioration des moyens de transport et de communication qui constitue une menace, car les employeurs peuvent recruter plus facilement la main d’œuvre dont ils ont besoin, en général par l’intermédaire d’embaucheurs. Or, une bonne partie de ces nouveaux tondeurs, non syndiqués, venant du Texas, leSSU

décide d’agir à la source, et se lance dans une grande campagne d’orga-nisation dans l’ouest de l’État. Mais les conditions d’emploi sont radicale-ment différentes de celles qui prédominent dans le nord-ouest des États-Unis. On n’a pas affaire, là, à une sorte d’aristocratie ouvrière bien stuc-turée, mais à des groupes de migrants mexicains, qui viennent d’abord deux fois par an, pour des saisons de deux mois, au dix-neuvième siècle. Lorsque l’élevage se déplace vers le nord et l’ouest du Texas, les tondeurs s’installent souvent dans la région, et sont employés le reste de l’année à d’autres tâches. En 1934, avec l’aide duSSU, plusieurs centaines d’entre eux participent à des grèves, les éleveurs ayant refusé de reconnaître le syndicat et d’augmenter les salaires. Le mouvement dure plusieurs mois, s’accompagnant de quelques épisodes de violence des deux côtés, mais n’aboutit pas : la main d’œuvre est abondante, le taux de chômage élevé, et les employeurs déterminés1.

La vallée du rio Grande constituant un important réservoir de main d’œuvre agricole, d’aucuns considèrent que l’organisation des travailleurs doit se faire au préalable dans cette région. En effet, tenter d’agir au niveau d’une zone agricole donnée ne peut aboutir, l’arrivée massive de saisonniers ôtant tout pouvoir de négociation. Il est tout aussi difficile de constituer un syndicat temporaire de migrants, ces derniers ne sui-vant pas tous les ans les mêmes itinéraires. Il faut donc créer un syndi-cat permanent dans la vallée, si possible composé d’un noyau d’ouvriers locaux régulièrement employés dans les champs ou les usines de trans-formation, les migrants restant membres de l’organisation pendant leur absence. Cependant, la situation n’est pas favorable à l’action collective, car contrairement au sud de la Californie par exemple, les exploitations sont encore relativement petites et les agriculteurs en compétition avec les gros producteurs-expéditeurs d’autres parties du pays. Par ailleurs, la plupart des travailleurs étant absents plusieurs semaines, ou même plu-sieurs mois, dans l’année, ils ne sont guère enclins à s’organiser dans la vallée. Quant à ceux qui restent, ils vivent très souvent isolés sur les terres du producteur, lequel entretient avec eux des rapports de type paterna-liste. Enfin, on ne trouve pas dans la région de centres urbains et indus-triels comme Denver, Phoenix, San Francisco ou Los Angeles, qui jouent

un rôle déterminant dans la diffusion des idées revendicatrices et offrent des possibilités d’aide financière et matérielle.

Malgré tout, les ouvriers agricoles de la vallée tentent de se mobili-ser sous la houlette de l’Asociacion de Jornaleros, une formation indépen-dante créée en 1933 à Laredo. Les adhérents, hispaniques, viennent d’ho-rizons très différents — agriculture, mais aussi bâtiment, confection... En avril 1935, le syndicat prend la direction d’une grève d’environ 1 200 tra-vailleurs dans le secteur des oignons, récolte intensive cultivée sur des terres irriguées. Le conflit ne dure que cinq jours, en raison, selon les organisateurs, du manque d’expérience des ouvriers et des mesures d’in-timidation des autorités locales qui font appel auxTexas Rangers. À la suite de cet échec, l’Asociacionperd beaucoup de ses membres, mais conti-nue à fonctionner, étroitement surveillée car en relation avec un syndicat d’ouvriers agricoles mexicains et le conseil des chômeurs de San Antonio, dirigé par les communistes. Il est possible, d’ailleurs, que les communistes aient joué un rôle dans le conflit. Leur présence dans la région frontalière au Texas est attestée dans un rapport envoyé au parti en juin 1934. Toute-fois, en-dehors de la grève des oignons, on ne trouve trace d’aucune autre action dans laquelle les communistes aient été ouvertement impliqués1.

En 1936, l’Asociacionrenait de ses cendres, cette fois sous la houlette de l’AFL, et devient l’Agricultural Workers Union Local 20212. Avec le sou-tien de la fédération des syndicats du Texas, l’AWUconstitue en 1937 un comité — leTexas Agricultural Workers Organizing Committee— chargé de mobiliser les ouvriers agricoles d’autres parties de l’État. Dans les régions cotonnières, des actions sont menées pour tenter d’imposer un taux unique de un dollar par cent livres de coton récolté. Le refus des pro-ducteurs provoque quelques grèves en juin et en juillet. Les travailleurs obtiennent quelquefois satisfaction, comme à Mercedes, où 1 500 ouvriers acceptent un taux de 85 cents pour la récolte et de 20 cents pour le trans-port. Mais dans la majorité des cas, les employeurs réussissent à main-tenir les salaires au plus bas, car ils disposent de suffisamment de main d’œuvre pour ignorer ces demandes2.

Pendant l’été 1937, leTexas Agricultural Workers Organizing Committee

et les sections locales sont absorbées par l’UCAPAWAqui mène campagne dans la basse vallée du rio Grande et crée de nouvelles sections. Dans cer-taines villes, le syndicat reçoit le soutien d’associations et de clubs hispa-niques. Selon les dirigeants, il y aurait environ 5 000 membres cotisants qui représentent, avec leurs familles, une partie importante de la main

1. Jamieson 274-275 ;CommunistJune 1934 : 571, cité dans Jamieson 272. 2. Jamieson 249, 276.

d’œuvre saisonnière de la vallée. À la fin de l’été et pendant l’automne 1937, les travailleurs lancent et gagnent quelques petites grèves. Néan-moins, ces formations disparaissent dès la fin de l’année, car les ouvriers migrent et s’éparpillent aux quatre coins de l’État et du pays, et de nom-breux organisateurs et membres sont menacés d’arrestation, ou d’expul-sion pour les Mexicains1.

Les travailleurs blancs et hispaniques des centres d’emballage de la val-lée tentent aussi de mettre des syndicats sur pied. LeFruit and Vegetable Workers Union Local 20363, affilié à l’AFL, est fondé en janvier 1937. Fort de 500 à 600 membres, le FVWU ne participe officiellement à aucune grève, et ne signe aucun contrat, mais négocie une uniformisation des salaires dans plusieurs entreprises. Le syndicat disparait au bout d’un an environ, miné par la présence d’une abondante main d’œuvre et la trop grande hétérogénéité de ses adhérents. De son côté, l’UCAPAWAcrée le

Crate Makers Union Local 110, à la suite d’une grève de 300 travailleurs employés à fabriquer des caisses utilisées pour l’expédition des produits agricoles, à San Benito. LeCMUlance une campagne pour obtenir un ali-gnement des salaires dans toutes les entreprises de ce type dans la vallée et cherche à négocier des contrats, mais en vain2.

Les efforts d’organisation des ouvriers agricoles et des travailleurs des entreprises liées à l’agriculture dans la vallée du rio Grande se soldent donc par des échecs, et à la fin de 1938, il n’y a plus un seul syndi-cat de ce type dans la région. Il faut aller à San Antonio pour trouver un secteur de l’agro-alimentaire qui connaisse encore une activité syndi-cale : l’industrie de la noix de pacane, qui emploie plusieurs milliers de travailleurs hispaniques, dont beaucoup de femmes. Fondé début 1933, le Pecan Shelling Worker’sUnion of San Antonio devient leTexas Pecan Shelling Workers Unionen 1937 et rejoint l’UCAPAWA. En 1938, les com-munistes prennent rapidement le contrôle de la grève qui éclate lorsque les employeurs décident de diminuer les salaires. Malgré les pressions, 6 000 des 12 000 shellers rejoignent le syndicat. Un comité d’arbitrage demande aux employeurs de payer le salaire minimum légal de 25 cents de l’heure — ces travailleurs sont couverts par leNLRA—, mais la victoire est de courte durée, car les entreprises remplacent bientôt les travailleurs par des machines3.

1. Jamieson 277. 2. Jamieson 277-278.

3. Jamieson 278-279 ; Acuna 234-236 ; Victor B. Nelson-Cisneros, « La Clase Trabajadora en Tejas, 1920-1940, »Aztlan6 (1975) : 254.