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Les réformes en cours dans l’école primaire genevoise

Les systèmes éducatifs sont désormais en constante réforme. On ne peut donc comprendre le prescrit sans faire référence aux innovations du moment, puisqu’elles abrogent certaines prescriptions, en proposent de nouvelles ou amendent les prescriptions en vigueur. On peut aussi envisager que les réformes modulent l’interprétation et le sens des prescriptions formellement inchangées, mais dont l’importance peut-être accrue ou affaiblie, à moins qu’elles ne trouvent de nouvelles justifications. Il serait exagéré de réduire le changement à une transformation du tissu prescriptif. Il se décline d’abord en termes de programmes, de structures, de politiques éducatives, de dispositifs divers censés actualiser les finalités de l’école ou mieux les atteindre. Dans un monde bureaucratique, ces changements se traduisent cependant, tôt ou tard, par des textes prescriptifs, même lorsque le changement ne vise pas directement les pratiques.

Durant la période étudiée dans cette recherche, une rénovation de l’enseignement primaire fait l’objet de vivres controverses. Genève a depuis 1977 une loi sur l’instruction publique très volontariste en matière de démocratisation de l’accès au savoir. L’article 4, qui fixe les objectifs de

l’école publique, lui enjoint explicitement « de tendre à corriger les inégalités de chance de réussite scolaire des élèves dès les premiers degrés de l'école ».

À partir des constats du rapport de Walo Hutmacher (1993), montrant qu’en dépit du soutien pédagogique développé depuis 1978, le redoublement avait à nouveau tendance à augmenter, la présidente du DIP et la direction de l’enseignement primaire ont décidé, dès 1994, d'entreprendre une rénovation de grande envergure, qui avait comme but de mieux lutter contre l’échec scolaire des élèves.

Le Petit Bleu, nom familier donné au texte d’orientation de la rénovation de l’école primaire genevoise, définissait trois axes : 1. individualiser les parcours de formation, 2. apprendre à mieux travailler ensemble, 3. placer les enfants au cœur de l’action pédagogique (DIP, Genève, août 1994, Préface de Madame Martine Brunschwig Graf, Présidente du DIP).

Il ne s'agissait pas d'une réforme immédiate. Deux phrases étaient prévues :

une phase dite d’exploration, qui devait, de 1994 à 1999, en impliquant une trentaine d’écoles volontaires construire les contours d’une réforme de l’école primaire s’inspirant de ces trois axes et visant à réduire les inégalités de réussite ;

une phase dite d’extension, de 2000 à 2005, qui devait généraliser progressivement la réforme définie en 1999, à supposer qu’elle ait été acceptée par les instances concernées.

Cette planification n’a été que partiellement respectée. La phase d’exploration a en effet abouti à un projet de réforme prévoyant notamment l’introduction de deux cycles d’apprentissage de quatre ans confiés à des équipes d’enseignants, une pédagogie différenciée fondée sur une évaluation formative sans notes, des établissements invités à s’inscrire dans cette perspective à travers un projet qui leur serait propre et au bénéfice d’une certaine autonomie sur les modalités de travail.

La direction de l’école primaire estimait alors que cette réforme allait trop loin et s’était distancée du groupe de pilotage de la phase d’exploration. La présidente du département de l’instruction prenait alors une décision paradoxale : elle retenait l’essentiel des propositions du groupe de pilotage tout le dissolvant et en confiant à la direction de l’enseignement primaire la mission de conduire une réforme à laquelle elle n’adhérait pas vraiment.

Cela peut expliquer pourquoi la phase de généralisation a tardé à démarrer et s’est caractérisée par une longue période de flottement, d’indécision, l’administration scolaire reprenant la main mais ne parvenant ni à s’approprier les nouvelles orientations ni à s’y opposer ouvertement. Cela conduisit à ce qu’on peut appeler une « crise de la prescription », qui dura de 2000 à 2002 :

certains textes indispensables n’ont jamais été publiés, laissant planer durablement l’incertitude sur la définition précise d’un cycle d’apprentissage et sur son fonctionnement, ne donnant pas exemple aucune réponse claire aux enseignants qui se demandaient ce qu’il adviendrait des élèves qui, en fin de cycle, n’auraient pas atteint les objectifs d’apprentissage ;

des prescriptions nouvelles (suivi collégial des élèves) se sont substituées à l’idée d’une responsabilité collective des élèves assumées par des équipes d’enseignants en charge d’un cycle dans un établissement ;

la question de savoir ce qui devait être unifié à l’échelle de toute l’école primaire et ce qui pouvait être décidé dans chaque école n’a pas été tranchée ;

on a substitué au projet d’établissement un plan de travail annuel qui a un tout autre sens.

Si bien que les enseignants les parents, les observateurs ont pu se demander à bon droit : la rénovation est-elle abandonnée ? différée ? étalée ? redimensionnée ? Sur quoi porte-t-elle au juste ? Va-t-on instaurer des cycles pluriannuels ?

Ce vide de prescription et cette baisse de régime ont laissé le champ libre à ceux qui s’opposaient dès le départ à la rénovation, mais pouvaient pour la première fois manifester cette opposition, masquée jusqu’alors par le soutien apporté à la rénovation par l’association des enseignants et la fédération des parents d’élèves. Les adversaires de la rénovation se sont alors organisés et ont créé une association, « L’association pour Refaire l’école » (ARLE). Très vite, en 2003, cette association a déposé une initiative populaire demandant le retour aux notes et aux degrés annuels et leur inscription dans la loi sur l’instruction publique. Comme c’est son droit, le gouvernement – le ministre de l’éducation avait changé mais assumait l’héritage – a opposé un

« contre-projet » à l’initiative et l’a proposé au parlement, qui ne l’a pas accepté et en a formulé un autre, soutenu par les partis conservateurs et fort proche de l’initiative, puisque les deux textes s’opposent aux cycles pluriannuels et proposent la remise des notes. Comme le veut la Constitution, ces deux textes opposés à la rénovation ont été soumis à une votation populaire. Le 24 septembre 2006, le texte de l’initiative l’a emporté, avec 75.6 % des votants. La loi sur l’instruction publique a donc été modifiée et spécifie désormais qu’à l’école primaire on enseigne par degrés annuels et on évalue les acquis par des notes (C 1 10 LIP). Le règlement de l’école primaire a été immédiatement revu dans ce sens, les notes ont été réintroduites à la rentrée 2007 et les cycles d’apprentissage abolis là où ils avaient été expérimentés.

Ces mouvements de réforme et de contre-réforme ont évidemment eu de fortes incidences sur le prescrit : sur son contenu, puisqu’il a changé en plusieurs étapes, dans un sens puis dans un autre, mais aussi sur sa lisibilité et sa légitimité : quand la controverse battait son plein et portait sur le bien-fondé de certaines pratiques (les notes) ou de certaines structures (les cycles pluriannuels), chacun se demandait si le prescrit en vigueur était une référence durable. Ceux qui y adhéraient voulaient croire à son maintien jusqu’à son abrogation formelle alors que d’autres faisaient déjà comme s’il était abrogé bien avant que les textes nouveaux ne soient adoptés. Après un vote qui a divisé les professionnels, on peut imaginer que le rapport au prescrit de ceux qui l’ont combattu est assez différent du rapport au même prescrit de ceux qui s’y reconnaissent pleinement.

Ces controverses durables sur la rénovation de l’école primaire ont eu de fortes incidences, tant sur le tissu prescriptif que sur le rapport des acteurs au prescrit, un prescrit en évolution, contesté et ambigu, donc difficile à identifier.

D’autres transformations, de moindre ampleur, ont eu ou vont avoir le même genre d’effets.

En 2006, il y a eu la mise en place de REP ou Réseaux d’Enseignement prioritaire (Rapport de gestion de gestion du Conseil d’Etat, Genève, 2006). A cela s’ajouta la création de postes de directeurs d’école primaire dont nous avons déjà parlé.

Sans oublier, comme toile de fond, des évolutions des programmes difficiles à déchiffrer :

La volonté de créer des cycles d’apprentissage pluriannuels avait déclenché une reformulation des programmes en termes d’objectifs d’apprentissage (objectifs de fin de cycle et repères intermédiaires). Ces objectifs, sans être abrogés, coexistent désormais avec des programmes annuels revus et corrigés.

Parallèlement, la Suisse romande, dans laquelle plusieurs cantons introduisaient des cycles de deux ans, développait un programme cadre divisant la scolarité en étapes de deux ans (projet PECARO, remplacé par le PER).

A l’échelle de la Suisse, l’harmonisation des objectifs de la scolarité obligatoire, sous forme de standards, dit encore autre chose sur le curriculum (projet HARMOS).

Ici encore, bien malin qui saurait dire quels sont exactement les savoirs à enseigner… Cette superposition de textes pris à des échelles différentes, selon des conceptualisations et des préoccupations différentes, peut créer un sentiment de grande incertitude ou de grande liberté chez les enseignants, les uns attendant qu’on y voie vraiment clair, les autres se félicitant de cette confusion parce qu’elle accroît leur propre latitude d’interprétation des programmes.