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Chapitre 3 Coexister après les violences : pratiques de l’évitement et du non-dit

3. Les non-dits comme norme interactionnelle de coexistence pacifique

Une autre pratique d’évitement – celle-ci commune aux Katangais et aux Kasaïens – est de faire attention à ce que l’on dit devant les membres de l’autre communauté. Les violences du début des années 1990 et les sujets politiques susceptibles d’être interprétés en fonction du conflit entre Katangais et Kasaïens sont ainsi tabous dans les situations d’interaction. De nombreux enquêtés considèrent en effet qu’aborder de tels sujets est susceptible d’entraîner un conflit ouvert.

Autocensure et sujets politiques

Un premier indice de l’autocensure dans les interactions entre Katangais et Kasaïens est apparu dans plusieurs situations d’entretien. Le coordinateur et l’assistant technique de l’Association des Faiseurs de Paix, qui sont respectivement katangais et kasaïen, ont joué le rôle d’intermédiaires pour organiser des entretiens, auxquels ils ont d’ailleurs souvent assisté. Systématiquement, le coordinateur a organisé les entretiens avec des Katangais et l’assistant technique avec des Kasaïens.

Dans les entretiens et conversations informelles menés avec des Kasaïens, l’autocensure se manifeste par l’emploi du nom « réserves » et du verbe « se réserver » et d’expressions du type « il faut se limiter » ou « il faut faire attention » :

« Avant pour parler, on ne parlait pas avec des réserves. On parlait avec qui on voulait. Aujourd’hui, il faut faire attention. » (Kasaïen, Muluba, employé dans une entreprise privée, la trentaine, habitant au quartier Industriel à Lubumbashi, resté à Likasi au moment des violences)

« Dans les relations avec les Katangais, il faut se limiter, car ils sont des hypocrites. » (Kasaïenne, Muluba, qui cultive un champ et fait divers travaux, la trentaine, locataire d’une dépendance d’une maison dans le quartier Mission dans la commune de Likasi à Likasi, rentrée à Likasi en 1994)

« Nous vivons dans un climat là qui n’est pas bon. Il faut tirer attention. Mais même en travaillant, on fait attention. Il ne faut pas forcer les choses, parce que vous risquez d’avoir des problèmes. » (Kasaïen, Muluba, chef de service dans une entreprise privée à Likasi, la cinquantaine, rentré à Likasi en 2001)

Les Katangais, eux aussi, surveillent leurs propos en présence de Kasaïens. Ce qu’illustre le fait que pendant tout le temps où ils l’ont pris pour un Katangais, les collègues katangais de Paul ne dissimulaient pas, en sa présence, leurs sentiments à l’égard des Kasaïens travaillant dans l’entreprise, ce qu’ils font depuis qu’ils savent qu’il est kasaïen :

« - Maintenant qu’ils savent que je suis de la région du Kasaï, quand je suis là, bon, ils ne peuvent pas raconter n’importe quoi, ils se réservent.

- Il y a des choses qu’ils disaient avant devant vous, qu’aujourd’hui ils ne disent plus ? - Oui, ils ne disent plus. Ils ont changé. (…)

- Qu’est-ce qu’ils disaient avant devant vous et qu’ils ne disent plus ?

- Des insultes à l’égard des Kasaïens. Ils disaient toujours “Est-ce qu’ils ne peuvent pas aller travailler chez eux ? Pourquoi ils viennent nous encombrer ici ? Et nous allons

refaire la même chose comme en 1993 là.” (…) Avant, quand ils ne savaient pas que moi j’étais de la région du Kasaï, ils disaient des bêtises vraiment. »581

On voit, dans l’exemple rapporté par Paul, que l’autocensure s’exerce notamment sur les violences du début des années 1990 (cf. infra). L’extrait, cité ci-dessous, d’un entretien avec Louis-Pierre, un Muluba du Kasaï, montre que les sujets politiques interprétables selon une lecture originaires versus non originaires sont également des sujets tabous entre Katangais et Kasaïens :

« - Aujourd’hui quand on est Kasaïen, il faut faire attention582 à ce qu’on peut dire devant les Katangais ?

- Mais bien sûr, mais bien sûr, mais bien sûr. (…) Quand nous parlons, on fait toujours attention. (...) Est-ce que vous, vous pensez que vous pouvez arriver n’importe où, commencer à critiquer le président Kabila [un Muluba du Nord-Katanga] ? Mais on vous tuera. Vous, vous pensez que vous pouvez arriver n’importe où, commencer à critiquer le gouverneur de la République [c’est-à-dire Moïse Katumbi, qui est Mubemba – une ethnie du Sud-Katanga – par sa mère] ? Ce n’est pas normal. Hein, ce n’est pas normal. Nous sommes là, on les écoute eux-mêmes en train de critiquer les leurs. On fait semblant. Là où les gens disent oui, ça ne sert à rien que tu dises non. Là où eux-mêmes voient jaune, il faut que tu voies aussi ce jaune. Pourvu que vous puissiez bien garder les petites genres de relations qui vous restent. Au besoin hein. Vous aurez des problèmes, des accrochages pour rien, vous risquerez un jour de voir les gens venir vers vous vous menacer. »583

Paul a, comme Louis-Pierre (à la fin de la citation ci-dessus), exprimé la représentation collective selon laquelle l’évitement des sujets politiques serait une condition du maintien de bonnes relations :

« Moi, j’ai mon voisin. Mon voisin, on est là, on est bien. Il évite de parler politique, quand je suis là. Moi, non plus. Moi d’ailleurs, je suis… comme je l’ai dit, je suis là le dimanche matin. “Ah, voisin.” “Voisin”, c’est tout. On est bien. On vit calmement. »584

Cette représentation collective est liée à la perception du conflit entre Katangais et Kasaïens, qui est vu comme un « problème politique »585 ou « un problème de politique »586. Par exemple :

581 Entretien avec Paul, Likasi, 6 mars 2009.

582 Je me suis autorisée ici à exprimer directement dans ma question cette représentation collective pour deux

raisons : d’une part, il s’agit de mon dernier entretien du premier terrain et j’ai donc eu le temps d’identifier cette représentation collective ; d’autre part, Louis-Pierre avait déjà utilisé l’expression « il faut faire attention » lors de notre première rencontre, le 23 février 2009.

583 Entretien avec Louis-Pierre, Lubumbashi, 10 mars 2009. 584 Entretien avec Paul, Likasi, 5 janvier 2012.

« - Et je crois qu’avec le temps, peut-être on pourra oublier ce conflit. - Vous pensez que c’est possible d’arriver à oublier d’ici quelques années ?

- Oui, c’est possible, parce que certaines personnes, qui étaient parties au Kasaï au moment des troubles, sont revenues ; elles ont récupéré leurs maisons. Cette commune ici [c’est-à-dire la commune de Kikula à Likasi] avait été vraiment au cœur de la lutte entre Katangais et Kasaïens. (…) Et les Katangais avaient évacué tous les Kasaïens. Alors moi, j’ai assisté en… 2001 à l’arrivée d’un Kasaïen qui a récupéré sa maison dans cette commune. Moi, j’étais témoin. Et puis certaines personnes ne veulent pas de la politique et disent que dans la politique parfois on nous utilise pour des choses que nous, nous ne comprenons pas, pour des choses dont nous ne connaissons ni les tenants, ni les aboutissants. Alors il y en a qui préfèrent ne pas s’impliquer dans ce genre de choses. »587

Les enquêtés ont souvent pointé la responsabilité des leaders politiques, en particulier celle de Gabriel Kyungu wa Kumwanza, dans l’apparition et la persistance du conflit.

Le silence sur les violences passées

Dans leurs interactions quotidiennes, les Katangais et les Kasaïens évitent également les sujets relatifs aux violences du début des années 1990. Michael Pollak, dans son étude sur des rescapées du camp de concentration d'Auschwitz-Birkenau, a montré que « le silence peut

être facilement, mais faussement, assimilé à l'oubli »588. Cette assimilation entre le silence sur les violences et leur oubli a été exprimée par plusieurs enquêtés. Par exemple, une Kasaïenne, à qui j’avais demandé si les Kasaïens et les Katangais parlaient des violences, ensemble ou avec des personnes de la même origine ethno-régionale, a répondu : « On n’en parle plus. On

n’en parle plus en tous cas… (petit silence) Personne n’y songe. »589 Paul est le seul enquêté à avoir associé le pardon au silence et à l’oubli :

585 Entretien avec un Kasaïen, Musonge, ouvrier qualifié, la cinquantaine, habitant dans le quartier Mafuta dans

la commune de Kikula à Likasi, rentré à Likasi en 1996, Likasi, 5 janvier 2012 ; conversation informelle avec un Katangais, chef de chantier dans une entreprise privée travaillant dans une carrière à Likasi, la trentaine, Likasi, 23 février 2009 ; entretien avec un Katangais, journaliste, Likasi, 27 février 2009.

586 Entretien avec un Kasaïen, Musonge, ouvrier qualifié, la cinquantaine, habitant dans le quartier Mafuta dans

la commune de Kikula à Likasi, rentré à Likasi en 1996, Likasi, 5 janvier 2012 ; conversation informelle avec une Kasaïenne, fonctionnaire, la soixantaine, habitant la commune de Likasi à Likasi, Likasi, 26 décembre 2011.

587 Entretien avec un Katangais, Muluba, professeur à la faculté de lettres de l’Université de Lubumbashi et à

l’Institut supérieur pédagogique et technique à Likasi (ISPT), Likasi, 26 février 2009.

588 Michael POLLAK, « La gestion de l'indicible », Actes de la recherche en sciences sociales, Volume 62-63,

juin 1986, p. 30.

« Ce qui était arrivé là-bas, nous, on avait décidé de pardonner. Moi, particulièrement. J’avais décidé de pardonner et de ne plus jamais en parler, parce que quand j’en parle, c’est comme si je gardais encore un souvenir. Moi je me suis dit : bon, j’ai déjà oublié ce qui était arrivé. Bon. Tournons la page et voyons l’avenir. »590

Le fait que Paul ait parlé de pardon s’explique, au moins en partie, par l’importance de la religion dans sa vie. Il s’est converti au pentecôtisme en 1985, suite à un drame familial. Il raconte sa conversion dans les termes suivants :

« Moi, je suis un rescapé. Je buvais beaucoup, j’étais vraiment dans le… bon… quand Jésus m’a sauvé. Je préfère m’accrocher à lui. (…) En 1984, j’étais parti à Kinshasa en congé, quand je travaillais encore à la Gécamines. Quand je suis revenu après mon congé, deux semaines après, [le drame familial est survenu]. Pendant cette période-là, il y a un ancien de cette Eglise, il venait, il venait nous rendre visite à la maison. Et c’est lui qui a commencé à me parler de Jésus-Christ. Parce qu’il me trouvait beaucoup plus touché dans ce problème-là. Il a commencé à me parler de Jésus-Christ, il a commencé à m’exhorter. C’est ainsi qu’il me demanda un jour d’aller visiter son Eglise. J’avais beaucoup résisté. Je ne sais pas, après deux ou trois mois, un jour, je me suis dit “Bon, pour me débarrasser de lui, il faudrait que j’aille un peu répondre à son invitation”. C’est ainsi que pour la première fois, j’étais parti dans cette Eglise, où je suis jusqu’à présent. Quand j’étais parti, un certain dimanche, j’avais trouvé que c’était bien. Ils priaient bien. C’était bien. Et je lui avais dit “Bon écoutez, à partir de ce jour, je reste membre de cette Eglise”. (…) Depuis ce jour-là, moi, je suis membre de cette Eglise. »591

Sa conversion correspond à ce que Ruth Marshall-Fratani et Didier Péclard appellent « la

recherche individuelle d’une nouvelle « subjectivité » »592. Paul s’est beaucoup investi dans cette Eglise de réveil ; il a changé de style de vie et de fréquentations :

« Ce sont ces gens-là [c’est-à-dire les membres de son Eglise] que moi je fréquente, même après l’église. Donc ce sont ces gens-là. C’est à peu près toute ma vie maintenant. Mes collègues de service, je les fréquente très rarement ou presque pas. Mais les membres de l’Eglise… c’est avec eux que je vis. »593

590 Entretien avec Paul, Likasi, 5 janvier 2012. 591 Idem.

592 Ruth MARSHALL-FRATANI et Didier PECLARD, « La religion du sujet en Afrique », Politique africaine,

n° 87, 2002, p. 11-12 : « Contrairement à une opinion répandue, les mouvements religieux que nous observons

ne semblent pas prioritairement des mouvements à forte identité collective, où les individus seraient attirés par la puissance des liens communautaires et par la cohésion sociale. Bien que par moments et dans certaines circonstances une mobilisation collective soudée puisse se produire, la quête religieuse qui aboutit à l’adhésion à l’un de ces mouvements reste assez individualiste. On recherche bien sûr la « solution » à des problèmes matériels – argent, santé, travail, amour, enfants –, mais on recherche avant tout de nouvelles façons d’être et de vivre qui, elles, pourraient permettre de résoudre ces problèmes. Il s’agit, en d’autres termes, de la recherche individuelle d’une nouvelle « subjectivité ». C’est à ce niveau-là que l’on voit s’exprimer en premier lieu la « volonté politique » de ces mouvements, dans la mesure où le désir de changement politique, économique et social se traduit par la constitution d’une nouvelle existence éthique et spirituelle, autrement dit par le changement de soi. »

Les enquêtés n’ont évidement pas oublié les violences. Dans les entretiens, le rapport à l’oubli s’exprime de manière ambiguë : les enquêtés affirment souvent, dans une même phrase ou à quelques phrases d’intervalle, la double idée contradictoire que les violences sont oubliées et qu’il est impossible de les oublier. Ainsi au cours du même entretien, un ouvrier katangais a d’abord dit : « depuis les évènements, dans la tête des gens, donc ça reste. Donc ils se

rappellent : “Ah, y a ça. L’autre a fait ça, parce que tout ça.” » ; puis, quelques secondes plus tard, alors que je lui avais demandé s’il existait des différences selon les générations, il a répondu que les personnes « matures » ne pensaient plus aux violences :

« - Pour les grandes personnes, ceux qui sont quand même matures, non, ils ne pensent pas ça.

- Ils ne pensent pas ça. C’est fini ? - C’est déjà passé. C’est fini. - C’est déjà passé…

- C’est fini.

- Ca ne revient pas dans les relations ? C’est du passé ? - Ah, c’est du passé, vraiment. »594

Un Muluba du Kasaï, ancien ouvrier à la Gécamines, a, lui, parlé des violences comme d’une blessure qui continue à le faire souffrir mais dont il ne tient pas compte : « Jusque là, c’est

une blessure qui est en nous, qui me fait du mal. Je ne prends plus ça en considération. »595

Les travaux de Pollak analysant le silence comme un mode de gestion de la mémoire596 individuelle permettent de comprendre les significations du silence :

« Un passé qui reste muet est peut-être moins le produit de l'oubli que d'une gestion de la mémoire selon les possibilités de communication à tel ou tel moment de la vie. Cette gestion de la mémoire ne régit pas seulement ce qui est dit dans différents contextes et à différents moments de la vie. Le choix des amitiés et du degré d'intimité accordé à telle ou telle personne en font partie autant. Nous tentons d'agir sur les contextes dans lesquels nous nous exprimons comme nous modifions ce que nous disons en fonction de la variation de ces contextes. »597

594 Entretien avec un Katangais, Rund, ouvrier, Likasi, 24 février 2009.

595 Entretien avec un Kasaïen, Muluba, ancien ouvrier à la Gécamines, Likasi, 30 décembre 2011.

596 Pour une analyse des silences de victimes de violences de masse – en l’occurrence les survivants des

massacres perpétrés par l’armée guatémaltèque – comme un mode de gestion de la mémoire, cf. Karine VANTHUYNE, « Ethnographier les silences de la violence », art. cit., p. 64-71.

Ces travaux incitent à s’intéresser aux « conditions sociopolitiques qui appuient et/ou

contraignent la prise de parole »598.

L’une des conditions sociopolitiques qui fait obstacle à l’évocation des violences dans les interactions entre Katangais et Kasaïens est le silence que l’on retrouve au niveau macro. Les références aux violences, de même que les termes « originaires » et « non originaires » tendent en effet à être tabous dans les discours des leaders politiques katangais599 et les médias locaux.

Pour certains Katangais, le silence sur les violences constitue un mode de gestion d’une identité600 stigmatisée (cf. infra). Ainsi, dans l’extrait suivant, où l’on retrouve l’assimilation entre le silence et l’oubli, un Muluba du Nord-Katanga, qui a participé au début des années 1990 à la diffusion des discours prônant le fédéralisme katangais et désignant les Kasaïens comme les responsables de la marginalisation socio-économique des Katangais, exprime le sentiment que les Kasaïens, en évoquant ouvertement les violences en présence de Katangais, stigmatisent ces derniers par le rappel – considéré comme intrinsèque à l’évocation – des stéréotypes du Katangais tueur et criminel (exprimés, dans l’extrait, par l’adjectif « mauvais ») qui sont apparus suite aux violences contre les Kasaïens :

« Les Katangais ne sont pas mauvais comme ils [les Kasaïens] le prétendent. Ils sont aussi bons, bons aussi parce qu’on ne pouvait pas les héberger pendant longtemps comme ça [c’est-à-dire de la période coloniale jusqu’aux violences du début des années 1990]. Même maintenant on a fait ce… cette histoire de 92 quand ils sont partis. Et puis après, ils sont rentrés ; les Katangais ont oublié ; ils sont en train de vaquer à leurs activités. Maintenant eux… Quand vous, vous faites quelque chose, “Ah vous, non ! Est-ce que vous pensez que vous allez nous chasser comme vous nous avez chassés en 92 ? Maintenant nous sommes devenus nombreux.”. Comment ils ne peuvent pas oublier ça ? Alors que le Katangais a déjà oublié. »601

Pour d’autres Katangais, le silence permet d’éviter de se remémorer des souvenirs douloureux et gênants, voire honteux. Par exemple, un Muluba du Nord-Katanga, qui avait 11 ans en

598 « Ethnographier les silences de la violence », art. cit., p. 68.

599 Nous verrons dans le chapitre 5 que dans des contextes politiques ou socio-économiques particuliers, des

leaders katangais peuvent faire ouvertement référence aux violences contre les Kasaïens.

600 J’emprunte cette idée du silence comme mode de gestion de l’identité à Michael Pollak et Nathalie Heinich («

Le témoignage », Actes de la recherche en sciences sociales, Volume 62-63, juin 1986, p. 5-6) : « Mais plus

fréquent sans doute, et par définition moins visible, est le silence qui, différent de l'oubli, peut être choisi comme un mode de gestion de l'identité selon les possibilités de communication de cette expérience extrême. (…) le silence peut indirectement témoigner des divers modes de gestion de l'identité qui résultent du travail de réajustement au monde ordinaire (et dans ce cas, le silence a toutes chances d'être absolu, portant sur le fait même de communiquer) ».

601 Entretien avec un Katangais, Muluba, retraité, habitant le quartier Industriel dans la commune de Likasi à

1993 et n’a donc aucune implication dans les violences, qu’il a vécues avec un sentiment d’incompréhension, explique le silence sur ces violences de la manière suivante :

« Ce sont des souvenirs très douloureux et puis très compliqués. (…) Mais les gens ne parlent pas trop de ça, parce que c’est… c’est vraiment pas quelque chose de… C’était pas beau à voir. »602

Constituant à la fois un mode de gestion de la mémoire des violences contre les Kasaïens et un mode de gestion d’une identité katangaise stigmatisée suite aux violences, le silence et les non-dits sont également perçus par les enquêtés comme une norme interactionnelle de coexistence pacifique.

Se taire pour ne pas réveiller le conflit

Si dans le cadre de leurs interactions quotidiennes, les Katangais et les Kasaïens mettent en œuvre ces pratiques fondées sur le silence et les non-dits, ce n’est pas parce qu’elles sont les plus efficaces pour garantir une coexistence pacifique, mais parce que ces pratiques routinisées favorisent les anticipations concernant le déroulement de l’interaction. Elles apportent ainsi de la stabilité dans des situations d’interaction, qui, depuis les violences, sont souvent vécues avec un sentiment d’insécurité. Les Kasaïens interviewés emploient d’ailleurs ce registre de la sécurité qu’il s’agit de préserver pour justifier le recours à de telles pratiques. Le silence et les non-dits sur les violences passées et les sujets politiques sont d’abord perçus comme un moyen de préserver leur sécurité physique, comme l’illustre cet extrait d’un entretien avec Louis-Pierre :