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Les interactions quotidiennes après des violences de masse : problématique de la recherche

Contre la normativité des pratiques de pacification « par le bas »

Cette thèse s’inscrit dans la continuité des travaux qui ont souligné le caractère pour le moins naïf114 des conceptions « relationnistes » et communicationnelles des violences de masse et de la paix « durable », qui sont à l’œuvre dans les programmes de pacification « par le bas ». Elle partage, en effet, avec ces travaux le constat de la vanité de ces programmes, dans le sens où ils sont à la fois démesurément ambitieux – puisqu’il s’agit, rappelons-le, de (re)construire de manière volontariste des liens sociaux « harmonieux » supposés faciliter la diffusion, à l’échelle de toute une société, d’une « culture de la paix » – et mal pensés – au point que même s’ils faisaient effectivement ce que les théoriciens et praticiens de la pacification « par le bas » prétendent qu’ils font, ils ne réaliseraient toujours pas leur ambition.

113 Idem, p. 253.

114 Cf., par exemple, Isabelle DELPLA, La justice des gens. Enquêtes dans la Bosnie des nouvelles après-

guerres, op. cit., notamment p. 205 ou Steven SAMPSON, « From Reconciliation to Coexistence », Public

Les écrits des « praticiens-chercheurs » 115 sur la pacification « par le bas » sont intrinsèquement normatifs et prescriptifs. On y trouve une série d’injonctions morales « peu

fondées scientifiquement et jamais mises à l’épreuve empiriquement »116. Les personnes vivant dans des sociétés, qui ont connu des violences de masse, sont enjointes à se réconcilier avec tous les membres de l’autre groupe (religieux, ethnique ou ethno-régional) avec lequel leur propre groupe d’appartenance était en conflit ; elles sont également enjointes à dialoguer, et ce faisant, à manifester de l’empathie, voire à échanger repentance et pardon117.

On peut ici se demander en quoi les « praticiens-chercheurs » de la pacification « par le bas », qui sont majoritairement des Occidentaux appartenant aux classes supérieures, très diplômés118 et n’ayant aucune expérience personnelle des violences de masse, sont légitimes pour dire à ceux qui les ont vécues qu’ils doivent se réconcilier et comment ils doivent le faire.

La démarche à l’origine de cette thèse est exactement inverse à celle des tenants de la pacification « par le bas ». Il ne s’agit pas de dire à des personnes ayant vécu des violences de masse quel type de relations elles devraient mener avec les membres de l’autre groupe, mais d’observer et analyser leurs interactions en face-à-face – sans préjuger de ce qu’elles sont ou devraient être – et d’identifier et comprendre les représentations collectives qui leur sont associées. La thèse fait l’hypothèse que depuis les violences de masse perpétrées contre les Kasaïens non originaires, les interactions quotidiennes entre Katangais et Kasaïens se caractérisent par les non-dits et l’évitement et que ces non-dits et cet évitement ne sont ni plus ni moins favorables ou préjudiciables à la paix que ne l’est le dialogue en face-à-face prôné par les tenants de la pacification « par le bas ».

La thèse étudie plus précisément ces relations sociales ordinaires (de travail, de voisinage…) à Likasi et Kolwezi, deux villes du Sud-Katanga119 qui furent particulièrement touchées par les violences. La particularité de ce terrain est que les violences n’ont pas été suivies par un

115 « Pacifier, scientifiquement. Les ONG spécialisées dans la résolution des conflits », op. cit., p. 248.

116 Sandrine LEFRANC, « Un tribunal des larmes. La Commission sud-africaine « Vérité et Réconciliation » »,

La Vie des Idées, Octobre 2013, p. 3 – disponible inhttp://www.laviedesidees.fr/Un-tribunal-des-larmes.html -

consulté le 08/10/2013.

117 Sur les injonctions à la réconciliation et au pardon dans les mécanismes de justice de transition en général, et

les gacaca en particulier, et leur réception par les rescapés et les auteurs du génocide rwandais, cf. Valérie ROSOUX, « Réconcilier : ambition et piège de la justice transitionnelle », art. cit., p. 613-633.

118 Pour une description du profil type des « praticiens-chercheurs » de la pacification « par le bas », cf.

Sandrine LEFRANC, « Convertir le grand nombre à la paix… », art. cit., p. 14-16.

119 Depuis la division de la province du Katanga en quatre nouvelles provinces en juillet 2015, la ville de

Kolwezi est désormais le chef-lieu de la province du Lualaba, et Likasi se trouve dans la province du Haut- Katanga, dont le chef-lieu est Lubumbashi.

déploiement d’ONG spécialisées dans la pacification « par le bas »120. Par conséquent, les relations sociales ordinaires entre Katangais et Kasaïens se produisent dans ce « laisser-faire » (le temps et les interactions ordinaires) dont se méfient tant les tenants de la pacification « par le bas ».

A partir de l’observation et l’analyse des interactions entre Katangais et Kasaïens et en s’appuyant sur la littérature abordant le quotidien et/ou les relations sociales ordinaires dans les contextes de sortie de conflit, la thèse interroge également les injonctions morales qui sont portées par les tenants de la pacification ou de la réconciliation « par le bas » : comment des techniques de résolution des conflits, qui ont été conçues pour résoudre des conflits interpersonnels (familiaux, au travail, entre voisins ou entre bailleurs et locataires), pourraient-elles mettre fin à des conflits politiques ayant des causes structurelles ? Pourquoi des relations sociales pacifiques après des violences de masse devraient-elles être nécessairement pensées en termes de réconciliation ? Une réconciliation « par le bas », diffusant de proche en proche une « culture de la paix » qui finirait par imprégner toute une société, est-elle seulement concevable dans un contexte de post-violences de masse ? Pourquoi des relations sociales pacifiques « durables » devraient-elles être conditionnées par un dialogue, de surcroît organisé de manière volontariste, entre les membres des groupes en conflit visant à une compréhension mutuelle de leur point de vue respectif, et en particulier leur version du conflit et de ses origines ? En quoi le silence sur ces mêmes thèmes serait-il incompatible avec un état de paix ? En quoi les stéréotypes – les représentations mutuellement stigmatisantes des tenants de la pacification « par le bas » – et leur dépassement pourraient-ils avoir une quelconque influence sur un état de violences ou un état de paix ?

L’approche méthodologique choisie – car la plus à même de saisir cet objet de recherche – est une approche inductive et émique121 ou une démarche compréhensive dénuée de toute revendication d’empathie à l’égard des enquêtés. Il s’agit bien ici de comprendre les interactions entre Katangais et Kasaïens dans un quotidien qui a été transformé par les effets

120 Deux organisations locales mettant en œuvre des techniques relevant de la pacification « par le bas » sont

toutefoisintervenues à Likasi pour résoudre des conflits entre des Katangais et des Kasaïens. Le Service d’Appui au Développement Régional Intégré (SADRI), une organisation affiliée à l’Eglise du Christ au Congo (ECC), a mené en décembre 2001, dans un contexte de tensions entre les deux communautés, une formation aux techniques de résolution pacifique des conflits à destination de dix Katangais et dix Kasaïens, qui étaient considérés comme des personnes « influentes » dans leur communauté. Ces Katangais et Kasaïens ont ensuite créé l’Association des Faiseurs de Paix, qui depuis lors a mené quatre médiations dans des conflits opposant des Katangais et des Kasaïens. Concernant l’Association des Faiseurs de Paix, voir le chapitre 4 de cette thèse.

121 Jean-Pierre OLIVIER DE SARDAN, La rigueur du qualitatif. Les contraintes empiriques de l'interprétation

des violences du début des années 1990, du point de vue des enquêtés, et de ce fait de prendre au sérieux ce qu’ils en disent, mais sans prétendre s’identifier à eux ou se mettre à leur place. En effet, comme l’a souligné Howard Becker, « nous ne sommes pas ces gens et nous ne

vivons pas dans les mêmes conditions qu’eux »122. Cette impossibilité à comprendre totalement l’expérience vécue par les enquêtés est particulièrement présente dans les études portant sur des phénomènes de violences extrêmes ou – comme c’est le cas de cette thèse – ayant comme terrains des contextes d’après-violence. Dans la citation suivante, Harry G. West, qui a mené des entretiens avec d’anciens prisonniers politiques qui avaient été torturés par la police secrète portugaise lors de la guerre d’indépendance au Mozambique, rend compte de cette impossibilité :

« As these men told their stories, I sometimes cringed with phantom pain, but I realized too that I might never fully understand what I was being told – that I could not, through their words, experience as they had the agonies of which they spoke. »123

Les travaux de Donatien Dibwe dia Mwembu sur la « réharmonisation » des relations entre Katangais et Kasaïens

La problématique de la thèse s’est également construite en tenant compte des travaux de Donatien Dibwe dia Mwembu sur la « réharmonisation » des relations entre Katangais et Kasaïens après les violences du début des années 1990. Dibwe dia Mwembu, qui a notamment travaillé sur les violences contre les Kasaïens, le travail dans les mines du Katanga pendant la période coloniale et les cultures populaires urbaines, a en effet écrit quelques articles124 et parties d’ouvrages125 sur ce thème. Ces travaux portent plus précisément sur le

« processus de réconciliation »126 entre les deux communautés. Il reprend, sans les discuter, des concepts et des arguments développés par les tenants de la pacification « par le bas ».

122 Howard S. BECKER, Les ficelles du métier. Comment conduire sa recherche en sciences sociales, Paris, La

Découverte, 2002, p. 42.

123 Harry G. WEST, « Voices twice silenced. Betrayal and mourning at colonialism’s end in Mozambique »,

Anthropological Theory, Volume 3 (3), 2003, p. 344–345.

124 Cf., par exemple,Donatien DIBWE DIA MWEMBU, « La réharmonisation des rapports entre les Katangais

et les Kasaïens dans la province du Katanga (1991-2005) », Anthropologie et sociétés, Volume 30, n° 1, 2006, p. 117-134.

125 Cf., par exemple,Donatien DIBWE DIA MWEMBU, « Relectures de l’histoire et transformation des rapports

entre les Katangais et les Kasaïens du Katanga », op. cit., p. 15-178.

126 « La réharmonisation des rapports entre les Katangais et les Kasaïens dans la province du Katanga (1991-

Dibwe dia Mwembu estime ainsi que seule une « réconciliation par en bas » permettra de « réharmoniser » les relations entre Katangais et Kasaïens. La méthode, qu’il préconise pour parvenir à cette « réconciliation par en bas », est l’organisation d’« espaces de négociations et de médiation »127 d’abord entre les représentants des deux communautés – parmi lesquels les chefs coutumiers, les autorités politiques locales, les responsables religieux et les leaders des associations socio-culturelles – puis entre ces représentants et leur base respective. L’objectif de la mise en œuvre de ces « espaces de négociations et de médiation » est, selon lui :

« d’éclairer l’opinion sur l’évolution de la situation et l’amener à demander pardon, à pardonner à son tour, à oublier le passé, à définir concrètement les concepts d’« intégration » et de participation des originaires du Kasaï à la gestion de la res

publica katangaise et à construire une nouvelle société régie par des rapports d’équité, de justice et de respect mutuel »128.

Dibwe dia Mwembu donne deux exemples de ce qu’il appelle « espaces de négociations et de médiation », dans lesquels il voit les prémices d’un « processus de pardon et de

réconciliation »129.

Il évoque d’abord deux rencontres organisées, en décembre 2005, par le gouverneur du Katanga, Urbain Kisula Ngoy, entre les responsables de deux associations socioculturelles130 – la Balubakat représentant les Baluba du Nord-Katanga et une association socio-culturelle représentant les Baluba du Kasaï – et au cours desquelles ces responsables « ont, ensemble,

procédé à la relecture commune et partagée des situations passées qui avaient ravivé les conflits et creusé le fossé entre les communautés »131. Ces rencontres furent suivies de discussions au sein de chacune des associations socio-culturelles. D’après ce qu’en écrit

127 Cette idée que l’existence d’ « espaces publics de discussion » favorise la réconciliation « par le bas » est

inspirée par les théories de Jürgen Habermas sur l’espace public et la communication. On la retrouve dans les écrits de certains théoriciens de la pacification « par le bas ». Cf. par exemple, les travaux d’Elise Féron, notamment : « Irlande du Nord : la paix en haut, la guerre en bas ? », art. cit., en particulier p. 25 et 29-30 ou Elise FERON, « Irlande du Nord : une réconciliation incertaine », Cultures & Conflits, n° 40, 2000, en particulier p. 3 et 9-10 (de la version en ligne) – disponible in http://conflits.revues.org/473 - consulté le 13/03/2012.

128 « Relectures de l’histoire et transformation des rapports entre les Katangais et les Kasaïens du Katanga », op.

cit., p. 112.

129 Idem, p. 113.

130 L’incidence des associations socio-culturelles dans le conflit Katangais - Kasaïens sera abordée dans cette

thèse, d’abord pour rappeler leur rôle dans la construction des identités katangaise et kasaïenne en tant qu’identités antagonistes pendant la période coloniale (cf. chapitre 1, p. 68-78), puis pour évoquer les changements de perception de ces associations en fonction des contextes macros (cf. chapitre 5, p. 264-270).

131 « La réharmonisation des rapports entre les Katangais et les Kasaïens dans la province du Katanga (1991-

Dibwe dia Mwembu et le compte-rendu d’une réunion au sein de la Balubakat qu’il cite132, il semble que ces rencontres – entre les responsables des deux associations puis au sein de chacune d’elles – aient plus été des espaces où les participants ont pu exposer la version des violences et de leurs origines, qui est dominante dans leur propre communauté d’appartenance, que des « espaces de négociations et de médiation » tels qu’ils sont définis dans ses travaux.

Le deuxième exemple mentionné par Dibwe dia Mwembu est la médiation menée en 2002 à Likasi par l’Association des Faiseurs de Paix, à la demande du maire de la ville, Petwe Kapande, entre les commerçants katangais et les commerçants kasaïens en vue de la réintégration de ces derniers dans le marché de Kikula – le plus grand marché de la ville – qu’ils avaient fui au moment des violences133.

Ce qui distingue la thèse des travaux de Dibwe dia Mwembu, c’est qu’il intègre dans son analyse deux des travers des théories de la pacification « par le bas ». Il adhère au postulat selon lequel l’organisation d’un dialogue en face-à-face, associé à des injonctions – en l’occurrence, au pardon, à l’oubli et à la réconciliation – conduit nécessairement à la (re)construction de relations sociales harmonieuses fondées sur l’équité et un respect mutuel. En adoptant ce postulat, ses écrits sur les relations entre les Katangais et les Kasaïens après les violences deviennent à leur tour normatifs.

Un cadre d’analyse goffmanien : interactions en face-à-face et « système d’accords de non-empiètement »

Comme cela a déjà été évoqué, je ne préjuge pas de l’état des relations sociales ordinaires entre Katangais et Kasaïens après les violences de masse du début des années 1990. L’unité d’analyse est leurs interactions en face-à-face, telle que les définit Erving Goffman, c’est-à- dire comme des situations de co-présence physique134. Il s’agit donc d’étudier les interactions

132 Compte-rendu d’une rencontre entre les responsables et des membres de la Balubakat, au cours de laquelle a

été abordée la question d’une éventuelle réconciliation avec les Kasaïens, cité in Donatien DIBWE DIA MWEMBU, Jan Vansina et l’histoire orale dans l’univers postscriptural de l’Afrique urbaine. Le cas de la ville

de Lubumbashi, éditeur et date de publication inconnus, p. 19-23 - disponible in http://www.congoforum.be/upldocs/Donatien_Dibwe_histoire_orale.pdf - consulté le 23/02/2010.

133 Je reviendrais plus en détail sur cette médiation dans le chapitre 4 (p. 216-217).

134 Cf, par exemple, Erving GOFFMAN, Les rites d’interaction, Paris, Les Editions de minuit, 1974, notamment

p. 7 ou Erving GOFFMAN, « L’ordre de l’interaction », in Les Moments et leurs hommes, Paris, Seuil/Minuit, 1988, notamment p. 191.

entre Katangais et Kasaïens non pas « pour elles-mêmes mais pour ce qu’elles révèlent quant

aux modes de fonctionnement du type d’ordre social qu’est l’interaction »135 et plus précisément – s’agissant de cette thèse – qu’est l’interaction dans un contexte post-violences de masse.

Goffman conçoit l’ « ordre de l’interaction »136 « comme un domaine autonome de plein

droit »137, et qui doit être analysé en tant que tel, mais sans exclure pour autant « les liens

directs qui existent entre les structures sociales et l’ordre de l’interaction »138. Certes, les dimensions macrosociologiques sont très peu présentes dans l’œuvre de Goffman. Mais elles n’en sont pas totalement absentes, dans le sens où il fait l’hypothèse d’ « un lien non exclusif,

un « couplage flou » entre des pratiques interactionnelles et les structures sociales »139. Cette hypothèse signifie, comme l’ont souligné Jean Nizet et Natalie Rigaux, que pour Goffman :

« il n’y a pas de déterminisme simple allant du macrosociologique vers le microsociologique, ni inversement. En fait, différents cas de figure peuvent être observés. Tantôt le niveau microsociologique influence le niveau macrosociologique ; tantôt c’est à l’inverse le niveau macro qui influence le niveau micro ; tantôt on observe une autonomie du niveau micro : ce qui se passe dans l’interaction peut alors être expliqué par l’ordre de l’interaction, sans qu’il y ait lieu de faire intervenir une quelconque explication macrosociologique. »140

L’analyse des pratiques interactionnelles mises en œuvre par les Katangais et les Kasaïens dans leurs relations sociales ordinaires, que propose la thèse, prend en compte les dimensions macrosociologiques. Elle met ainsi en évidence l’incidence de certains contextes macros – politiques ou socio-économiques – sur ces pratiques (cf. infra). En outre, les pratiques étudiées dans la thèse sont précisément mises en œuvre parce que les enquêtés se définissent en tant que Kasaïen ou Katangais. Si l’appartenance ethno-régionale a bien une influence sur le déroulement des situations d’interaction, l’enquête de terrain n’a, en revanche, pas apporté

135 Céline BONICCO, « Goffman et l’ordre de l’interaction : un exemple de sociologie compréhensive »,

Philonsorbonne, n° 1, 2007, p. 35 – disponible in http://philonsorbonne.revues.org/102 – consulté le 27 décembre 2013.

136 « L’ordre de l’interaction », op. cit., p. 186-230. 137 Idem, p. 191.

138 Idem, p. 210. 139 Idem, p. 215-216.

140 Jean NIZET et Natalie RIGAUX, La sociologie de Erving Goffman, Paris, La Découverte, Collection

Repères, 2005, p. 98. Pour plus d’éclaircissements sur la façon dont Goffman envisageait ce « couplage flou » entre l’ordre de l’interaction et les structures macrosociologiques, et en l’occurrence « l’influence directe » (ou pas) de certains des « facteurs de l’interaction » « sur les mondes macroscopiques », cf. « L’ordre de l’interaction », op. cit., notamment p. 205-210.

d’indices laissant supposer que d’autres propriétés sociales, tels le statut socio-économique, l’âge ou le genre, ont un effet sur les pratiques mobilisées dans les interactions quotidiennes. Les travaux de Goffman montrent que l’ordre de l’interaction est un ordre social normatif :

« Contrairement à la vision commune qui considère que les individus agissent comme selon leur « nature », leur « personnalité » ou encore selon leur « humeur », Goffman appréhende l’interaction comme un ordre social. Celui-ci comprend des règles que les individus doivent suivre s’ils veulent apparaître comme des gens normaux. Lorsqu’il s’intéresse aux comportements les plus infimes, les plus ordinaires des individus, ce qui préoccupe Goffman, c’est de mettre en évidence les règles sous-jacentes qui structurent les interactions sociales. »141

Cet ordre social se caractérise par une vulnérabilité intrinsèque. Ce qui est vulnérable dans la situation d’interaction, c’est la « face » de chacun des participants – entendue « comme étant

la valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à travers la ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier »142 – et par là même la situation d’interaction elle-même. Pour éviter qu’elle ne s’achève abruptement, dans la gêne ou l’embarras, les personnes engagées dans une situation d’interaction mettent en œuvre des « techniques de gestion sociale » qui permettent d’anticiper son déroulement et de « se comporter conformément aux attentes des [autres participants], qui sont des attentes normatives sociales, exprimant ce que c’est que se

comporter normalement dans telle ou telle situation »143 :

« en présence d’autrui, nous devenons vulnérables à ses paroles et gesticulations, qui peuvent pénétrer nos réserves psychiques, et aux ruptures de l’ordre d’expression que