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Les multinationales européennes rattrapent-elles leurs concurrentes américaines ?

La géographie économique de la période des « multinationales régionales »

2. Les firmes multinationales dans l'économie internationale

2.4 Les multinationales européennes rattrapent-elles leurs concurrentes américaines ?

Dans la partie 2.2 du précédent chapitre, j'ai soutenu que vers la fin de la période des champions nationaux, en 1977, les grandes firmes européennes restent encore significativement derrière leurs concurrentes américaines en termes de taille. Les 311 plus grandes firmes européennes classées dans

Fortune Global 500 n'ont encore en 1977 qu'un chiffre d'affaires cumulé correspondant à 68.7% de celui

cumulé par les 311 plus grandes firmes américaines du classement Fortune 500. Quel effet l'européanisation des champions nationaux et leur émergence en tant que multinationales régionales européennes a sur l'effort de rattrapage de leurs concurrentes américaines ?

Une première indication est l'évolution du nombre des firmes américaines et européennes parmi les 500 plus grandes firmes mondiales entre 1981 et 2006, qui indique un rattrapage achevé voire une avance désormais des firmes européennes.

Tableau 15 : Les 500 plus grandes firmes dans le monde 1981-2001410

1981 1991 1996 2001 2006 2013

États-Unis 242 157 162 197 162 132

Europe 141 144 169 154 178 151

Une indication supplémentaire peut être fournie en regardant les chiffres d'affaires cumulés. En 2006, le chiffre d'affaires cumulé des 178 firmes européennes équivaut à 113,6% de celui des 162 firmes américaines, pour un chiffre d'affaires moyen sensiblement le même411. Cela va dans le même sens que celui indiqué par l'évolution du nombre de grandes firmes parmi les 500 plus grandes mondiales. On peut don conclure que l'européanisation des champions nationaux durant les trente dernières années leur a permis de se hisser au même niveau que les grandes firmes américaines, pionnières dans le développement de la production à grande échelle durant la première moitié du vingtième siècle.

Les données présentées jusqu'ici ne distinguent pas entre différents secteurs économiques. La composition sectorielle des divers groupes de grandes firmes est déterminée par une série d'autres

410 Rugman, 2005, p. 3. Je complète pour les années 2006 et 2013 à partir des données Fortune. Les firmes suisses sont incluses dans les firmes européennes.

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facteurs que ceux qui sont examinés dans ce chapitre, comme par exemple les politiques publiques industrielles poursuivies par les pouvoirs publics dans les différentes juridictions concernées et en direction notamment des secteurs à forte intensité en R&D, ou les dotations plus ou moins abondantes en matières premières ou en main d'œuvre dans les marchés domestiques des différents groupes de grandes firmes. Lawrence Franko note, par exemple, que la composition sectorielle des grandes firmes européennes dans les années soixante-dix reflète en grande partie la pénurie en matières premières en Europe. Au contraire, aux États-Unis où les ressources naturelles sont abondantes, c'est plutôt la pénurie en main d'œuvre qui a déterminé l'émergence de firmes dans des secteurs à la pointe des avancées techniques permettant aux firmes de fonctionner avec des effectifs réduits412.

Dans une étude de 2008 sur la démographie des 500 plus grandes firmes mondiales classées selon le critère de la capitalisation boursière, Nicolas Véron remarque que « in Europe and Japan, large companies tend to be fairly old, and very few 'global champions' have been created in the past half-century. In the United States, older champions coexist with a significant number of new ones, generated mainly in high-tech sectors and low/mid-tech services »413.

Ce jugement se vérifie lorsqu'on regarde le classement Fortune Global 500. Dans les secteurs de la seconde révolution industrielle (chimie, automobile, construction électrique et mécanique, pétrole) la parité entre l'Europe et les États-Unis est une réalité tangible.

Dans le pétrole, l'industrie qui domine les premières places du classement, on retrouve trois firmes européennes (Royal Dutch Shell, BP et Total), deux américaines et deux chinoises parmi les onze premières firmes du classement général. Le champion italien Eni n'est pas loin, en 17ième position.

Dans l’automobile, les principaux acteurs en 2013414 (par ordre descendant) sont Toyota, Volkswagen, General Motors, Daimler, Exor S.p.A (la nouvelle dénomination de Fiat après le rachat de Chrysler) et Ford. Toutes ces firmes sont parmi les trente plus grandes firmes du classement, une indication du poids toujours prépondérant de cette industrie idéal-typique des dynamiques économiques déclenchées par la seconde révolution industrielle. Plus bas dans le classement on retrouve les deux champions automobiles français Renault et Peugeot (47ème et 121ème respectivement).

Dans la chimie de base la plus grande firme est allemande (BASF) et sur les six premières on

412 Franko, 1976.

413 Véron, 2008, p. 1. Son échantillon est le Financial Times 500. Son critère de sélection surestime le poids des firmes dans les secteurs de haute technologie et des services puisque ce sont les secteurs en plus forte croissance qui attirent, donc, les investisseurs et font gonfler leur capitalisation boursière.

414 Toutes les indications à partir du classement Fortune Global 500 dans les paragraphes suivants proviennent du classement 2013 – le seul librement accessible sur Internet au moment de la rédaction. http://fortune.com/global500/ (consulté le 5 juin 2014).

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retrouve deux allemandes, une saoudienne et trois américaines.

On pourrait multiplier les exemples dans ces secteurs, mais l'image qui se dégage est celle de la parité entre Europe et États-Unis, et l'arrivée depuis quelques années de géants chinois à côté des firmes japonaises présentes depuis plusieurs décennies415.

Les seuls deux secteurs de haute technologie où il existe une concurrence américano-européenne sont le secteur de l'aéronautique, où EADS rivalise avec Boeing, et le secteur pharmaceutique, un secteur dérivé de celui de la chimie de base dans lequel les firmes allemandes et suisses ont été les pionnières au tournant du vingtième siècle416. Dans ce secteur, cinq des dix firmes du classement sont européennes417, quatre américaines et une (la dernière) chinoise.

Mais dans les secteurs dérivés des technologies électroniques, les choses sont très différentes418. Pour les ordinateurs, quatre des cinq premiers constructeurs sont américains et l'autre japonais. Aucune firme européenne n'est présente dans le classement. Il en est de même dans le secteur des logiciels, dominés par les firmes américaines Microsoft et Oracle, et celui des services informatiques (deux américaines dont IBM loin devant, et une japonaise). Le secteur des services liés à internet a seulement deux firmes dans le classement, Amazon et Google. Dans les composants, Intel est le géant incontesté, avec une firme canadienne (One) et une américano-singapourienne (Flextronics) loin derrière. Le seul secteur électronique où il existe des champions européens est le secteur des télécommunications (Orange, Deutsche Telekom, Telefonica, Vodaphone, Telecom Italia) où, comme analysé dans le chapitre 4, les commandes publiques et le statut de monopoles publics de ces opérateurs ont permis aux champions européens d'exister.

La conclusion qui paraît s'imposer de ce survol de la composition sectorielle des contingents européen et américain des plus grandes firmes mondiales est que l'achèvement du marché unique et l'européanisation des champions nationaux a permis aux firmes européennes de rattraper voire de dépasser dans certains secteurs leurs concurrentes américaines. Mais ces secteurs sont ceux où il existe déjà, pour ainsi dire, une masse critique suffisante qu'il s'agit pour l'Europe d'exploiter au mieux à travers le processus d'intégration économique européenne. Ce constat vaut en partie pour les deux secteurs de haute technologie où l'Europe rivalise avec les États-Unis, à savoir l'aéronautique civile et la pharmacie.

415 Les firmes chinoises ne sont que trois dans le classement de 1997, contre 126 japonaises. En 2013, les chinoises sont 89 et les japonaises 62.

416 L'histoire de l'industrie chimique et pharmaceutique est dans Chandler, 2005.

417 Deux suisses (Novartis et Roche), une britannique (GlaxoSmithKleine), une anglo-suédoise (AstraZeneca) et une française (Sanofi).

418 Le secteur électronique fait l'objet d'une analyse approfondie dans le chapitre 4, encadré 1. Ici je donne quelques données sommaires seulement pour illustrer la domination américaine.

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Mais dans les secteurs nouveaux – ceux de la troisième révolution industrielle liée au développement des technologies électroniques419 – l'Europe est quasiment absente et la domination américaine n'est gênée que par quelques firmes asiatiques420. Or, ces secteurs sont précisément ceux dans lesquels l'intervention des politiques publiques est déterminante. Cette question est analysée dans le chapitre 4 de la thèse.

3. Les multinationales françaises dans la nouvelle configuration économique

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