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L'abandon de l'interventionnisme étatique en matière industrielle en France au début des années 1980 des années 1980

La France et les politiques de promotion de l'industrie européenne suite à l'abandon de la stratégie des champions nationaux

1. L'abandon de l'interventionnisme étatique en matière industrielle en France au début des années 1980 des années 1980

Le célèbre tournant de la rigueur de mars 1983 constitue un double tournant, macroéconomique et microéconomique. L'évolution parallèle de ces deux dimensions des politiques publiques est bien illustrée par le fait qu'en mars 1983 Laurent Fabius, le ministre du Budget qui convainc François Mitterrand de maintenir le franc dans le SME en poursuivant la politique d'austérité, remplace au ministère de l'industrie et de la recherche Jean-Pierre Chevènement, le principal partisan de la voie poursuivie entre 1981 et 1983 en matière industrielle601. Ce ministère, dont les prérogatives sont revalorisées avec l'arrivée de la gauche au pouvoir, est alors conçu comme le centre dont procéderait la politique industrielle française, que le nouveau pouvoir conçoit, essentiellement, comme un retour aux recettes pompidoliennes, appuyées sur un élargissement du périmètre des grandes firmes sous contrôle étatique.

La propriété étatique du capital des grandes firmes est la pièce maîtresse de cette politique. Elle est censée permettre à l’État d'influer voire de déterminer les grandes orientations stratégiques des firmes nationalisées, de financer les investissements nécessaires à la poursuite de ces orientations, de recapitaliser les firmes en difficulté et de les mettre à l'abri de prises de contrôle par des firmes étrangères. Avant mars 1983, le gouvernement intervient dans certains cas pour infléchir les orientations stratégiques des firmes nationalisées et leur impose des redéfinitions des périmètres d'activité en les obligeant à se céder des filiales dans telle ou telle activité. Le gouvernement élabore une « politique des filières », et ce notamment dans l'électronique602, dont l'objectif est la maîtrise par les firmes françaises de l'ensemble des différentes branches de chaque industrie. En continuité avec la philosophie des grands projets pompidoliens, l'objectif de l'indépendance technologique dans les industries de haute technologie est l'objectif central de cette politique.

Le nouveau ministre de l'industrie remet en cause cet activisme industriel. « Le clivage, résume Jocelyne Barreau, est très net entre la période juin 1981-mars 1983 pendant laquelle l’État parvient à imposer ses solutions, tout en accordant des compensations financières, et la période mars 1983-mars

601 Bauchard, 1986.

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1986 pendant laquelle l’État ne s'oppose à aucune des opérations projetées par les groupes, à une exception près »603.

Dès octobre 1983, Fabius impose aux firmes nationalisées l'objectif du retour à l'équilibre financier dès 1985 en même temps que son homologue aux finances, Jacques Delors, adopte des mesures (comme l'autorisation d'émettre des « titres participatifs », c'est-à-dire des actions ne comportant pas de droits de vote, ou l'introduction de filiales en bourse) ouvrant la porte aux futures privatisations604. En effet, le grand obstacle à la réalisation des objectifs gouvernementaux est la pénurie de capitaux disponibles à être canalisés vers les industries naissantes à promouvoir, essentiellement l'électronique. Les investissements fixes que nécessite leur développement sont bien trop importants pour le budget de l’État. Dans toutes les branches de cette industrie, les objectifs initiaux s'avèrent bien plus ambitieux que ce que les deniers publics peuvent financer605.

Les limites de la politique industrielle socialiste sont illustrées par la distribution des fonds publics déboursés durant la période 1981-1986. Les secteurs déclinants (textile, chantiers navals, sidérurgie), où l'attribution de fonds publics s'apparente à une politique de soutien aux canards boiteux, reçoivent 68% des fonds attribués, alors que l'électronique, l'industrie naissante par excellence, n'en reçoit que 16,9%606. Les firmes de la sidérurgie, Usinor et Sacilor, en pleine déconfiture, reçoivent de loin la plus grande partie des dotations en capital, avec 40% du total avancé par l’État durant cette période607.

Deux autres chiffres illustrent clairement à la fois l'insuffisance de l'effort financier consenti par l’État et la contrainte budgétaire. Pour la période 1981-85, le total des dotations en capital fourni par l’État s'élève à 48,7 milliards de francs, alors que les pertes cumulées des firmes récipiendaires s'élèvent à 67,155 milliards de francs608. A défaut, donc, d'avoir réussi à accélérer la mutation structurelle de l'appareil productif vers les secteurs en forte croissance, la politique industrielle menée par le gouvernement socialiste sert à permettre la restructuration de firmes en difficulté à l'abri de la menace d'une prise de contrôle par des intérêts étrangers.

L'abandon de l'interventionnisme microéconomique est amplifié avec le retour de la droite au pouvoir en 1986 qui proclame s'être convertie au libéralisme. Au niveau symbolique, l'arrivée au ministère de l'industrie du personnage le plus libéral de la nouvelle équipe gouvernementale, Alain

603 Barreau, 1990, p. 83.

604 Schmidt, 1996, pp. 126-130.

605 Le Bolloc'h-Puges, 1991, p. 142-155. Dans la pratique, le gouvernement privilégie la branche des composants sur les autres branches de l'électronique où il s'agit de mener un effort de rattrapage. Cette branche est jugée comme stratégique au détriment, en particulier, de la branche grand public.

606 Schmidt, 1996, p. 125.

607 Dormois, 1999, p. 79.

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Madelin, est un signe clair de cet approfondissement du cours libéral. L'enveloppe globale des dotations publiques en capital passe de 16,5 milliards de francs en 1986 à 6,5 milliards l'année suivante (une baisse de 60%). Pour les firmes de l'électronique, la baisse est encore plus prononcée (l'enveloppe passe de 2,6 milliards en 1986 à 0,7 l'année suivante, une baisse de 73%)609. Le gouvernement abolit également une série de structures mises en place par le précédent gouvernement et censées jouer le rôle d'instruments de mise en œuvre de sa politique industrielle volontariste, notamment le Fonds Industriel de Modernisation (dont l'enveloppe budgétaire destinée à subventionner les efforts de R &D dans les technologies innovantes s'élève à 9 milliards de francs)610.

En même temps, le gouvernement fait un premier pas vers la mise en place d'une politique de la concurrence beaucoup plus proche de celle qui va se généraliser plus tard en Europe. Désormais, au contraire des années cinquante, la priorité de la politique de la concurrence n'est plus de casser les ententes mais d'empêcher la formation et les abus de positions dominantes. L'ancienne Commission de la Concurrence au rôle uniquement consultatif est remplacée par un Conseil de la Concurrence, indépendant du ministre des finances et doté de pouvoirs de sanction. Ce premier pas reste toutefois timide, puisque le nouveau Conseil ne peut émettre qu'un jugement non-contraignant pour le ministre des finances sur les opérations de concentration. Le ministre retient par ailleurs le droit de saisine du Conseil. Dans les deux autres grands États de la Communauté, la Grande Bretagne et l'Allemagne, les pouvoirs des instances équivalentes sont plus étendus ; d'une part, le déclenchement des procédures ne dépend pas du ministère de l'économie et, d'autre part, leurs décisions ne sont pas soumises à l'approbation du ministre611. Tout en cherchant, donc, à revigorer les forces du marché, l’État en conserve la tutelle et se permet d'intervenir pour corriger les résultats produits par les forces en question en fonction d'objectifs politiques.

Au tournant des années quatre-vingt-dix, un consensus émerge parmi les élites françaises sur ce que doit être la politique industrielle. Concernant la propriété du capital, le modèle devient le capitalisme allemand avec, encore à l'époque, son dense réseau de relations capitalistiques entre banques et firmes industrielles. De même, les élites françaises s'inspirent de l'approche allemande de la politique industrielle en mettant beaucoup plus l'accent sur les politiques horizontales d'environnement des entreprises – la formation professionnelle et les politiques infrastructurelles. Cette volonté de se rapprocher des pratiques allemandes connaît sa plus claire et célèbre expression avec l'ouvrage de Michel

609 Le Bolloc'h-Puges, 1991, p. 228.

610 Schmidt, 1996, p. 139. Mais aussi l'Agence de Développement de l'Informatique et le Centre d’Études des Systèmes et des Technologies Avancées.

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Albert, PDG des assurances AGF à l'époque, Capitalisme contre Capitalisme, qui oppose un capitalisme rhénan au capitalisme « anglo-saxon » et plaide pour la perspective politique des États-Unis d'Europe comme l'expression de ce capitalisme rhénan612.

Mais malgré ce consensus, il existe aussi des clivages. La plupart des PDGs et hauts fonctionnaires interviewés par Vivien Schmidt en 1991 – à l'exception notable des banquiers et des fonctionnaires du ministère des finances (une manifestation du clivage entre industrialistes et libéral -orthodoxes) – considèrent également que l’État doit continuer à jouer un rôle dans les secteurs stratégiques tels que la défense, l'énergie et les industries de haute technologie. Surtout, ils considèrent qu'une politique industrielle volontariste est toujours possible et souhaitable. Or, celle-ci n'est plus considérée comme possible au niveau national ; elle doit maintenant être menée au niveau européen613.

Le même constat sur le besoin d'une politique industrielle supranationale est fait par le Comité d'Orientation de l'électronique et de l'informatique dans son rapport en 1988. L'identité du président du comité en question, Bernard Esambert, n'est pas anodine. Esambert est un polytechnicien et membre éminent du Corps des Mines pour s'être occupé de politique industrielle au sein du ministère de l'industrie au moment où se cristallise le courant « révisionniste » en 1967, puis au sein du cabinet de Georges Pompidou à l’Élysée. Il exprime, donc, l'état d'esprit des élites industrialistes. La conclusion du « rapport Esambert » est claire : « Désormais une action strictement française ne peut être considérée comme réaliste. Même nos points forts ne peuvent donner lieu à une valorisation dans un cadre hexagonal. Toute initiative nationale d'importance ne pourra s'épanouir qu'au niveau européen »614.

Ce nouveau consensus trouve une expression dans les propositions du ministre de l'industrie Roger Fauroux, lors du dernier conseil des ministres du gouvernement de Michel Rocard, en avril 1991. Fauroux est un personnage à la jonction des deux pôles des élites économiques françaises. Henri Weber l'identifie aux « jeunes turcs » et son parcours scolaire et administratif est typique de celui des membres de la galaxie du Trésor (il est énarque et inspecteur des finances). Mais cela ne l'empêche pas de pantoufler à Saint-Gobain, une des grandes firmes industrielles constituant une chasse gardée des élites industrialistes, après quelques années passées au sein de l'administration, dont il est le PDG de 1981 à

612 Albert, 1991. L'appel pour les États-Unis d'Europe reflète toujours une positions foncièrement minoritaire au sein des élites françaises. Sur la politique industrielle, voir aussi le rapport de la commission « compétitivité française » du Plan, dirigée par Jean Gandois (1992).

613 Schmidt, 1996, pp. 167-175. Parmi les personnages interviewés par l'auteure favorables à une politique industrielle européenne, on retrouve Jean-Louis Beffa, Jean Gandois, Jacques Calvet (PDG de PSA à l'époque), Roger Fauroux, Louis Gallois, Pierre Suard (PDG de la CGE) et Louis Schweitzer (PDG de Renault), c'est-à-dire des personnages importants du pôle industrialiste.

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