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Les modes d’assujettissement du processus d’individuation

Première partie : Recomposition des politiques publiques de l’emploi et nouveaux cadres paradigmatiques

III. L’individualisation des politiques sociales entre “nouvelles magistratures” et “nouvelle fabrique” du sujet magistratures” et “nouvelle fabrique” du sujet

1. Les modes d’assujettissement du processus d’individuation

Dans son ouvrage Surveiller et punir (1975), Michel Foucault initie, à travers l’exemple des prisons, un vaste panorama qu’il poursuivra dans d’autres œuvres de l’histoire de la rationalisation du pouvoir dans la société moderne, destiné à « produire une histoire des différents modes de subjectivation de l’être humain dans notre culture » (Foucault, Dits et écrits, Tome IV, p.223) : une série de technologies et de techniques disciplinaires et de surveillance forment une « microphysique du pouvoir » (Surveiller et punir, p.31).

Un point qui nous paraît central est que les techniques disciplinaires décrites sont individualisantes : « la discipline est le mécanisme de pouvoir par lequel nous arrivons à contrôler dans le corps social jusqu’aux éléments les plus ténus, c’est-à-dire les individus (…) Comment surveiller quelqu’un, comment contrôler sa conduite, son comportement, ses aptitudes, comment intensifier sa performance, multiplier ses capacités, comment le mettre à la place où il sera plus utile » (Foucault, Dits et écrits, 2001, Tome IV, p.191).

Au coeur de cette surveillance généralisée en réseaux, le panoptique, nouvelle technologie du pouvoir liée au projet de transformation des individus, appareillage transparent et circulaire dont la prison est l’archétype, correspond à une «forme d’architecture qui permet un type de pouvoir de l’esprit sur l’esprit », une « institution qui doit valoir pour les hôpitaux, les écoles, les prisons, les maisons de correction, les hospices » (Ibid, 2001, tome II, p.594).

Caractéristique de la « société disciplinaire », la « surveillance-correction » agit à la fois dans le sens de punir et de « pédagogiser » (Foucault, 1972, Esprit, n°107, p.331). A l’image de l’établissement pénitentiaire panoptique qui rompt avec les anciennes disciplines telles que les exécutions publiques, les technologies de pouvoir se font plus discrètes, quotidiennes et ordinaires, pour aboutir à une autosurveillance, un autocontrôle des dominés.

Autre différence avec les techniques disciplinaires antérieures, le panoptisme est une forme de pouvoir qui repose non plus sur l’enquête mais sur l’examen individuel : « la surveillance des individus par quelqu’un qui exerce un pouvoir : instituteur, chef d’atelier, médecin, psychiatre, directeur de prison (…) constitue un savoir qui a maintenant pour caractéristique non plus de déterminer si quelque chose s’est passée ou non, mais de déterminer si un individu se conduit ou non en conformité à la règle, s’il progresse ou non. Ce nouveau savoir (…) s’ordonne autour de la norme, en termes de ce qui est normal ou non, correct ou non, de ce qu’on doit faire ou non. On a donc par opposition au grand savoir de l’enquête organisé au Moyen Age à travers la confiscation étatique de la justice, qui consistait à obtenir les instruments de réactualisation des faits à travers le témoignage, un nouveau savoir, de type totalement différent, un savoir de surveillance, d’examen, organisé autour de la norme par le contrôle des individus au long de leur existence » (Ibid, p.595). Ainsi, la prison, qui va devenir la grande peine du 19ème siècle, a son origine dans la pratique parajudiciaire de la lettre de cachet, qui envoyait en prison jusqu’à amendement de la personne. L’idée nouvelle est d’emprisonner pour corriger, la pénalité a pour fonction de corriger les individus au niveau de leurs comportements, de leurs attitudes, de leurs dispositions, du danger qu’ils représentent.

Mais Foucault va plus loin en affirmant que les techniques de pouvoir ont été inventées pour répondre aux exigences de la production. Le panoptisme, avec ses institutions pédagogiques d’assujettissement, sert au 19ème siècle les intérêts du capitalisme industriel, comme en témoigne l’existence des usines-couvents, où 40 000 ouvrières du textile travaillaient de façon recluse (Surveiller et punir, p.305). Foucault oppose ainsi la réclusion du 18ème siècle, qui exclut les individus du cercle social, de celle du 19ème siècle, qui a pour fonction d’attacher les individus aux appareils de production, de formation, de réforme ou de correction des producteurs. Il récuse l’idée d’un pouvoir-superstructure et lui préfère un pouvoir consubstantiel aux forces productives : « la nouvelle technologie de pouvoir n’a pas son origine dans un individu ou un groupe d’individus qui aurait décidé de l’appliquer pour servir leurs intérêts et rendre le corps social utilisable par eux ( …) Ces tactiques inventées, organisées à partir de conditions locales et d’urgences particulières se sont dessinées morceau par morceau avant qu’une stratégie de classe les solidifie en vaste ensemble cohérent (…) Ces ensembles ne consistent pas en une homogénéisation mais bien plutôt en un jeu complexe d’appuis que prennent les uns sur les autres les différents mécanismes de pouvoir » (Ibid, 2001, Tome III, p.202).

Si le modèle panoptique foucaldien en tant que but pré-déterminé et entreprise systématique et cohérente d’encadrement des populations a été fortement remis en cause (Martuccelli, 2004, Demailly, 2008), on peut retenir le caractère individualisant qu’acquièrent les techniques de pouvoir, parallèlement à la rationalisation de l’Etat, dans le cadre d’un projet de transformation de la relation entre individu et société : Foucault rappelle qu’« il y a deux sens au mot sujet : soumis à l’autre par le contrôle et la dépendance, et sujet attaché à sa propre identité par la conscience et la connaissance de soi. Dans les deux cas, ce mot suggère une forme de pouvoir qui subjugue et assujettit » (Ibid, 2001, tome IV, p.227). Cette forme de pouvoir qui transforme les individus en sujets « s’exerce sur la vie quotidienne immédiate, classe les individus en catégories, les désigne par leur individualité propre, les attache à leur identité, leur impose une loi de vérité qu’il leur faut reconnaître et que les autres doivent reconnaître en eux» (Ibid, p.227).

Parmi les autres concepts foucaldiens qui nous semblent opératoires dans le cadre d’une lecture critique du processus d’individualisation des politiques sociales, la gouvernementalité, reprise par plusieurs auteurs à propos des politiques d’activation des individus, ne se limite pas aux techniques disciplinaires : Foucault la définit comme

« l’ensemble constitué par les institutions, les procédures, analyses et réflexions, les calculs et les tactiques qui permettent d’exercer cette forme bien spécifique de pouvoir qui a pour cible principale la population, pour forme majeure de savoir, l’économie politique, pour instrument technique les dispositifs de sécurité » (Ibid, 2001, Tome III, p.655). Le gouvernement est quant à lui défini comme « la notion entendue au sens large de techniques et procédures destinées à diriger la conduite des hommes » (Ibid, 2001, Tome IV, p .125).

Ce mode spécifique d’exercice du pouvoir correspond à une nouvelle rationalité politique, l’Etat administratif des 15ème et 16ème siècle, qui conçoit la population, non plus dans une optique de conquête et de possession, mais comme une totalité de ressources et de besoins, de richesse potentielle. Les nouvelles techniques de pouvoir qui en découlent passent par la capacité de prélèvement fiscal et reposent sur la mise en valeur des richesses par des activités structurées par l’autorité politique (Lascoumes, 2004). Foucault décrit ainsi l’émergence, à partir du 18ème siècle, de technologies de pouvoir qui visent la population et plus seulement les sujets, en rupture avec la sujétion antérieure : « le pouvoir doit s’exercer sur les individus en tant qu’ils constituent une entité biologique, si nous voulons précisément utiliser cette population comme machine pour produire des richesses, des biens, produire d’autres individus » (Ibid, 2001, Tome IV, p.193).

Un point marquant est que le modèle de la gouvernementalité trouve sa source dans ce que Foucault nomme le pouvoir pastoral, né dans les premières institutions chrétiennes, forme de pouvoir « orientée vers le salut (par opposition au pouvoir politique), oblative (obéissance pure, obéir à un individu plutôt qu’à une loi, par opposition au principe de souveraineté) et individualisante, i.e. mettant l’individu en situation de responsabilité analytique (par opposition au pouvoir juridique) liée à une production de la vérité de l’individu sur lui-même » (Ibid, 2001, Tome IV, p.229).

Dans le cadre de ce pouvoir pastoral, le christianisme primitif met en place une procédure de l’examen des âmes et de l’aveu, l’exomologèse, « acte destiné à manifester à la fois une vérité et l’adhésion du sujet à cette vérité (…) Faire l’exomologèse, c’est faire de l’acte d’affirmation un objet d’affirmation, et donc l’authentifier soit pour soi-même, soit devant les autres. L’exomologèse est une affirmation emphatique, dont l’emphase porte avant tout sur le fait que le sujet se lie lui-même à cette affirmation, et en accepte les conséquences » (Ibid, 2001, Tome IV, p.126). L’exomologèse est donc destinée à mettre au jour les obligations auxquelles l’individu s’engage et la manifestation verbale de la vérité qui se cache au fond de soi-même. Mais comme le précise Foucault, ce type de manifestation « n’a pas pour fin d’établir la maîtrise souveraine de soi sur soi, ce qu’on en attend, c’est (…) la constitution d’un rapport à soi qui tend à la destruction de la forme du soi » (Ibid, p.129).

L’Etat occidental moderne aurait intégré sous une forme politique nouvelle cette vieille technique de pouvoir : « on peut voir en l’Etat une matrice de l’individualisation ou une nouvelle forme de pouvoir pastoral (…) Il ne faut pas considérer que l’Etat moderne s’est développé au mépris des individus, mais au contraire comme une structure très élaborée, dans laquelle les individus peuvent être intégrés à une condition : qu’on assigne à cette individualité une forme nouvelle et qu’on la soumette à un ensemble de mécanismes spécifiques » (Ibid, p.230). Ces mécanismes porteraient non plus sur le salut, mais sur le bien-être, la protection, s’étendraient à l’ensemble du corps social et concourraient à la multiplication des objectifs, à travers un savoir sur l’homme autour de deux pôles : globalisant et quantitatif, analytique et individualisant.

Utile pour comprendre les conditions historiques de formation de nouveaux objets politiques, le concept de gouvernementalité permet également un déplacement de perspective quant au caractère coercitif de l’action de gouverner. Ce que Foucault nomme la « conduite des conduites », ou mode d’action sur les actions des autres, illustre la complexité du gouvernement des individus : « le terme de conduite est peut-être l’un de ceux qui permettent le mieux de saisir ce qu’il y a de spécifique dans les relations de pouvoir. La conduite est à la

fois l’acte de mener les autres (selon des mécanismes de coercition plus ou moins stricts) et la manière de se comporter dans un champ plus ou moins ouvert de possibilités. L’exercice du pouvoir consiste à conduire des conduites et à aménager la probabilité (…) Il ne recouvre pas simplement des formes instituées et légitimes d’assujettissement politique ou économique mais des modes d’action plus ou moins réfléchis et calculés, mais tous destinés à agir sur les possibilités d’action d’autres individus. (…) Le mode de relation propre au pouvoir ne serait donc pas à rechercher du côté de la violence ou de la lutte, ni du côté du contrat et du lien volontaire (qui ne peuvent être tout au plus que des instruments) mais du côté de ce mode d’action singulier - ni guerrier ni juridique - qui est le gouvernement » (Foucault, Dits et écrits, 2001, Tome IV, p.236).

Dernière notion qui nous paraît opérante pour notre mise en discussion des conditions de subjectivation des politiques sociales, celle de l’orthopédie sociale que Foucault définit comme un savoir particulier qui mobilise à la fois la connaissance du parcours singulier de chaque individu et la connaissance comparative des comportements des différents individus au sein d’une population donnée à travers cinq types d’opérations : «référer les actes, les performances, les conduites singulières à un ensemble qui est à la fois champ de comparaison, espace de différenciation et principe d’une règle à suivre. Différencier les individus les uns par rapport aux autres et en fonction de cette règle d’ensemble, qu’on la fasse fonctionner comme un seuil minimal, comme moyenne à respecter ou comme optimum dont il faut s’approcher. Mesurer en termes quantitatifs et hiérarchiser en termes de valeur les capacités, le niveau, la ‘nature’ des individus. Faire jouer, à travers cette mesure valorisante, la contrainte d’une conformité à réaliser. Enfin tracer la limite qui définira la différence par rapport à toutes les différences, la frontière extérieure de l’anormal » (Foucault, Surveiller et punir, 1975, p.214).