• Aucun résultat trouvé

Individualisation et capabilité

Première partie : Recomposition des politiques publiques de l’emploi et nouveaux cadres paradigmatiques

III. L’individualisation des politiques sociales entre “nouvelles magistratures” et “nouvelle fabrique” du sujet magistratures” et “nouvelle fabrique” du sujet

4. Individualisation et capabilité

La notion d’équipement des individus est centrale pour les auteurs qui se rattachent aux théories des capabilités. A travers les nouveaux dispositifs publics visant à un nouveau

partage entre système assurantiel et assistantiel, l’objectif serait de renforcer la «capabilité » des individus, i.e. leur autonomie et leur capacité à agir, grâce à des dispositifs d’accompagnement qui privilégient une intervention sur autrui, un travail sur soi fondé sur le récit d’une histoire individuelle, favorisant la construction d’un projet (Vrancken et Maquet, 2006, Cantelli et Génard, 2007, Ion et al, 2007).

Comme on l’a vu dans le précédent chapitre, ce nouvel modèle de l’individualisation de l’accompagnement correspond également à un déplacement de l’outillage social de l’Etat, d’un Etat Social porteur de « droits-créances » marqués par une dimension impersonnelle, à un « Etat-réseau » (Génard, 2007) ou « Etat-service » (Rosanvallon, 1995) porteur de « droits-autonomie » qui met l’accent sur les capacités des individus et leur responsabilisation.

L’accompagnement individualisé apparaît dès lors comme un mode rénové du travail sur autrui et de rupture avec le modèle antérieur du guichet, privilégiant la « co-construction de l’aide (…) où le premier enjeu consiste à garantir la compétence relationnelle de l’ensemble des protagonistes, ce qui suppose pratiquement de commencer par reconnaître le milieu de l’autre (de la personne aidée) comme un espace de ressources mobilisables pour l’action. (…) Elle repose sur des interventions présentes attentives à ce qui arrive et non fondées sur des programmes prédéfinis » (Cantelli, Génard, 2007, p .167).

L’accent mis sur les capabilités inclut lui aussi un principe de réciprocité individuelle et collective. Reste à déterminer si cette réciprocité doit être fondée sur le travail, ou sur l’activité au sens large, comprise comme étant à l’opposé de la passivité. Pour Guienne105, le principe de réciprocité peut être fondé sur la participation à la vie publique, la promotion de formes d’action favorisant la parole et le faire communs. Un Etat social basé sur les capabilités combinerait des droits pour tous, une adaptation à des situations singulières, et l’aide aux collectifs réels.

Ce nouveau modèle de gestion du social, combinant une approche individualisée des suivis, une recherche constante de l’activation des potentialités et des ressources de l’individu, et une logique contractuelle, correspond à un phénomène d’élargissement de la responsabilisation, à l’œuvre y compris dans l’accompagnement des personnes handicapées (Bartholomé, Vrancken, 2005) : la personne handicapée se voit reconnue comme un citoyen à part entière ayant des droits mais aussi des devoirs. Les praticiens de l’accompagnement ont ainsi mis en place un principe de conditionnalité de l’aide, portant sur l’engagement et l’implication de la personne dans le processus d’aide et dans son projet.

105 Guienne Véronique, L'Etat social : les implicites d'un débat, Sociologie et sociétés, Vol.33, n°2, 2001, p.203-216

La question de la contrepartie et des processus de sélection qui en découlent reste l’enjeu majeur de l’étude de l’individualisation du social, comme on le verra dans les sections suivantes. A rebours des approches précédentes, Warin (2010) analyse les normes dominantes de l’autonomie et de la responsabilité individuelle non comme un élargissement de la liberté des individus, mais comme un maintien, sous d’autres formes, du guidage des parcours sociaux. Il note que « l’essaimage de multiples dispositifs de subjectivation au sein de l’action publique (ou de reconnaissance de la centralité de l’individu, de sa singularité, de son profil biographique) impose des processus de sélection des publics ciblés et des techniques de mise en œuvre conditionnelle de l’offre publique. Si l’on reconnaît la centralité de l’individu, sa singularité, son profil biographique, c’est encore et toujours pour inscrire les parcours individuels dans les normes et les calendriers institutionnels » (Warin, 2010).

Face à ce qui apparaîtrait comme les habits neufs des logiques assistantielles antérieures, l’auteur défend l’idée de dispositifs « de seconde intervention », œuvrant à une remise en capacités des individus les plus précaires. S’appuyant sur la théorie postwelfariste qui regroupe différents courants des théories de la justice (Rawls, Dworkin, Van Parijs), ces dispositifs obéissent à deux principes : l’engagement des bénéficiaires dans une logique de contrepartie, mais aussi la liberté de choix des bénéficiaires, qui sont libres de décider de l’usage de l’allocation dès lors qu’ils considèrent que leur façon de l’utiliser peut les remettre dans un parcours. De tels dispositifs permettraient selon l’auteur de lutter contre le phénomène de non recours (Warin, 2003, 2007, 2010), analysé comme l’une des conséquences du caractère trop impersonnel ou trop intrusif des aides octroyées.

B/ Individualisation, assujettissement et gouvernement des individus

Le pôle critique des politiques d’individualisation en éclaire certaines tensions, dont la tension entre émancipation et responsabilisation, à travers la logique de contrepartie. Les différentes analyses que nous avons présentées débouchent en effet pour la plupart sur le principe de réciprocité, à des degrés divers ; dès lors, la question est de savoir si la visée d’émancipation peut s’articuler avec l’injonction à devenir soi-même, ou à augmenter ses capabilités. Bonvin et Moachon (2005) voient dans l’individualisation promue par les politiques d’activation la naissance d’un « individu soumis » et non d’un « individu acteur » :

« l’individu fait son entrée en politique sociale non comme acteur autonome, mais pour mieux garantir sa subordination aux normes sociales » (Bonvin et Moachon, 2005, p.72).

Ainsi, deux modèles d’action apparaissent en tension avec la visée d’émancipation défendue par les théories de l’individualisation du social : la dévolution et l’injonction. La dévolution renvoie à la responsabilisation au sens d’un transfert de responsabilités des institutions vers l’individu face à ces actes passés, tandis que l’injonction, mélange de persuasion, d’incitation et de contrainte, requiert la participation active des individus (Martuccelli, 2004). Autrement dit, les nouvelles normes, bien que présentant des variantes avec les politiques antérieures, resteraient dans le registre de la domination, rapport social fondé sur les subordinations impersonnelles et la reproduction du consentement des dominés, mais elles procèderaient d’un nouveau type de caractérisation de l’individu, adaptable et responsable.

Evacuant le paradigme des classes sociales, ces nouveaux modèles accentueraient les inégalités sociales, car ils auraient pour point aveugle les moyens inégaux dont disposent les individus pour être eux-mêmes. Expression des classes moyennes et supérieures, l’essentiel de l’injonction à l’autonomie requise par l’individualisation reposerait en fait sur les couches les plus modestes de la population (Autès, 1999, Murard106, Pierru, 2008).

Plus précisément, le modèle de l’individualisation est au cœur d’enjeux économiques et socio-politiques porteurs de nouveaux dispositifs de gestion de la précarité (Franssen, 2003, 2006) : reprenant les travaux de Foucault sur la gouvernementalité, plusieurs auteurs (Wacquant107, Brown, 2007108, Garland, 1999109, Mary, 2001, Milburn, 2004, Périlleux, 2005, Laval, 2011110) analysent, à travers l’individualisation, des pratiques nouvelles de gouvernement des individus visant à construire un ordre de marché néolibéral basé sur la recherche de l’intérêt personnel et le calcul privé coûts/bénéfices.

Au total, comme le souligne Martuccelli (2005), ces différentes recherches voient dans l’individualisation une forme d’expansion de la rationalisation.

Bien plus qu’un dépassement de la rationalisation des politiques sociales, l’individualisation du social constituerait donc une forme de rationalisation plus subtile, plus composite et potentiellement plus efficace. Ainsi, s’il prend ses distances avec l’analyse foucaldienne et une rationalisation reposant sur un présupposé mécaniste des modes d’exercice du pouvoir,

106 Murard Numa, La morale de la question sociale, ou la culpabilité des victimes, Paris, La Dispute, 2003 107 Wacquant Loïc, Punir les pauvres. Le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale, Agone, 2004

108 Brown Wendy, Les habits neufs de la politique mondiale, néolibéralisme et néoconservatisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007

109 Garland David, The culture of control. Crime and social order in contemporary society, Oxford, University Press, 1999

110 Laval Christian, Penser le néolibéralisme, in Penser à gauche, Figures de la pensée critique aujourd'hui, Editions Amstrerdam, 2011, p.19-28

Martuccelli définit l’injonction à la responsabilisation comme une nouvelle figure de domination qui confronte les individus à un différentiel d’épreuves en fonction de leurs ressources, processus « d’autant plus corrosif que l’acteur n’est plus invité véritablement à se plier à un contenu normatif, mais mis en demeure d’affronter ce qui lui est présenté comme conséquence de ses actes passés » (Martuccelli, 2004, p.491). Cet ensemble de procédures, basé sur une « logique généralisée à outrance de responsabilisation personnelle » caractérise

« une philosophie sociale de moralisation punitive animée par une vocation en partie inverse de celle de la raison probabiliste à la naissance du régime libéral » (ibid., p.491)