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L’emprise de l’Etat : catégorisations administratives du chômage et modèle assurantiel assurantiel

Première partie : Recomposition des politiques publiques de l’emploi et nouveaux cadres paradigmatiques

2. L’emprise de l’Etat : catégorisations administratives du chômage et modèle assurantiel assurantiel

Les mouvements législatifs relatifs à la mise en place d’un réseau public de placement au début du 20ème siècle se développent parallèlement à l’emprise de l’administration centrale sur le réseau pré-existant de caisses de secours en matière d’indemnisation. Mais comme le soulignent Caire et Kartchevsky (2000), la logique du développement de ces services n’est pas réductible à une progression linéaire pas plus qu’à une rationalité plus importante de la part des pouvoirs publics, mais relève plutôt de compromis sociaux et politiques, et de la transformation des représentations collectives sur rôle de l’Etat quant à la protection des individus.

Au 19ème siècle, au-delà de la préoccupation de contrôler les individus et de lutter contre l’oisiveté, l’intervention de l’Etat répond aussi à une préoccupation éthique, la condamnation par les mouvements ouvriers des bureaux de placement privés accusés de se

comporter en marchands d’hommes. Le contexte de développement du machinisme consécutif à la deuxième révolution industrielle, la dépression économique de la fin du 19ème siècle contribuent à la reconnaissance par le législateur de l’organisation des secours contre le chômage sous forme de groupement professionnel : en 1884, la loi Waldeck Rousseau confie la gestion de l’indemnisation aux syndicats professionnels. En 1891, la création de l’Office du Travail marque la volonté d’établir les statistiques des mouvements d’embauche et de mieux contrôler les mouvements de main-d’œuvre.

L’autre fonction de nature plus économique émerge au 20ème siècle avec l’objectif d’assurer le plein emploi, pour lequel les services de main-d’œuvre doivent jouer un rôle essentiel. Le souci de faire se rencontrer offre et demande est donc beaucoup plus tardif : le placement devient alors un objet d’étude avec l’importance accordée aux phénomènes de marché dans leur dimension institutionnelle (Caire, Kartchevsky, 2000).

-La construction statistique des critères du chômage involontaire

De 1894 à 1914, date de création du Fonds national de chômage, l’idée d’une assurance chômage obligatoire est en débat, agitant en arrière–plan les questions liées à son périmètre : Comment doit-elle être financée, par qui ? Qui doit en bénéficier, sous quelles conditions?

Entre 1895 et 1902, sous l’impulsion de l’avènement de la IIIème République et l’essor du courant socialiste, plusieurs propositions de loi abordant ces questions sont déposées à la Chambre des Députés. Le socialiste Victor Dejante rappelle que « les secours publics sont une dette sacrée » en référence au texte constitutionnel de 1791, et il condamne l’assistance, qui

« repose sur des pratiques vexatoires et discrétionnaires ». François Fagnot, secrétaire du Conseil supérieur du travail, insiste lui sur la difficulté de séparer chômage volontaire et involontaire : « A l’inverse de la maladie, aucun signe ne distingue le chômeur de celui qui ne veut pas travailler ». Le débat porte aussi sur des différences de définition des faux chômeurs : celui qui cherche un emploi sans réelle volonté pour les autorités, celui qui refuserait les emplois rémunérés aux salaires usuels de la profession pour les syndicats.

La préoccupation du gouvernement se porte sur le dénombrement des chômeurs et la construction des critères du chômage involontaire. En 1895, une première note de l’Office du travail repose sur une classification du chômage. Elle fait référence à Beveridge qui a forgé le concept de sous-emploi chronique, s’appuyant sur la notion de régularité du travail pour définir le chômage susceptible d’être indemnisé.

Tableau  n°2  :  Typologie  de  l’Office  du  travail  en  1895     (in Daniel, Tuchszirer, 1999, p.46)

Chômage libre Chômage forcé

Volontaire Involontaire Immérité Corporatif

Paresse, ivrognerie Absence d’instruction Normal ou habituel Anormal, inhabituel Conflit avec patron Misère, maladie Influence des saisons Perfectionnement des

machines

Grève Infirmité Perturbations

climatiques

Irrégularités de la production

Recherche d’un salaire plus élevé

Répartition défectueuse entre professions

Abus de l’emploi des femmes

Immigration

Concurrence étrangère

Cette typologie opère la distinction entre les irrécupérables (residuum) par incapacité physique, dégradation sociale, et les travailleurs intermittents, manœuvres, dont il s’agit d’éliminer l’excédent. Seule la 3ème catégorie de pauvres, les ouvriers réguliers, est susceptible d’être indemnisée : il importe pour eux de régulariser l’emploi ou à défaut, de leur procurer un revenu minimum. Le véritable chômeur est donc attaché à une activité stable. Le système privilégie les ouvriers d’élite percevant une rémunération régulière et laisse de côté les manœuvres ou travailleurs irréguliers les plus exposés au chômage.

-L’emprise institutionnelle sur un réseau pré-existant

La période qui s’ouvre entre 1884 et 1914 est marquée par l’intervention financière croissante des pouvoirs publics pour accélérer le développement des caisses de chômage.

La loi de 1884 qui autorise les syndicats ouvriers et patronaux à faire du placement se heurte à un constat d’échec dès 1893 : les entreprises refusent d’embaucher des ouvriers qui leur sont adressés par les syndicats et les organisations patronales ne mettent en place les services de placement que pour briser les grèves.

En 1903, une nouvelle enquête de l’Office du travail montre que les caisses ne sont pas parvenues à diffuser le principe d’une assurance chômage à l’ensemble des professions : il existe 307 caisses et une forte concentration sur quelques secteurs, ainsi qu’une résistance des

salariés contre l’assurance obligatoire, entraînant l’émigration dans les communes voisines pour y échapper.

De fait, dès 1904, l’Etat s’implique davantage : les bureaux de placement, caisses de secours syndicales sont tenus de se déclarer, les communes de plus de 10 000 habitants doivent se doter d’un bureau municipal de placement, soumis à une autorisation préalable d’ouverture et à un contrôle de son fonctionnement, et les autres communes doivent tenir un registre des offres et des demandes d’emploi.

Il s’agit alors de favoriser la transparence du marché pour contenir le placement payant et faire écho aux revendications des mouvements ouvriers, qui demandaient la suppression des services privés de placement, « les marchands d’hommes ». Deux objectifs sont aussi poursuivis : contrôler les mouvements de main-d’œuvre en facilitant l’exercice de la profession dans une autre localité, et assurer l’équilibre financier des caisses en effectuant le tri entre chômeurs volontaires et involontaires.

Le décret de 1905 organise la subvention aux caisses de secours contre le chômage involontaire, avec une participation financière de l’Etat de 16% au fonctionnement des caisses de secours, alimentées pour le reste par les cotisations de leurs adhérents et les subventions municipales. Une des conditions posées est de mettre en place un service gratuit de placement des chômeurs. La subvention est réservée au chômage involontaire par manque de travail, reprenant les critères de la typologie de 1895 de l’Office du travail. Cette inflexion correspond à la volonté de contrôle individuel et social de la désoccupation mais aussi à l’émergence d’un modèle assurantiel, puisqu’il faut justifier d’une activité professionnelle antérieure d’au moins 6 mois pour prétendre aux secours.

-Un modèle assurantiel comme ligne de partage entre assurance et assistance

La figure du chômeur construite par les premières caisses de secours puis instituée par l’Etat crée la ligne de partage entre assistance et assurance puisque « en matière d’indemnisation du chômage, il n’y a jamais eu d’assistance : l’aide publique a presque toujours été conditionnée à l’exercice d’une activité préalable » (Daniel, Tuchszirer, 1999, p.23).

La vision qui se développe alors est celle de perte d’emploi conçue comme un risque statistique avec pour corollaire la cristallisation d’un modèle socioprofessionnel dominant fondé sur la figure du « travailleur salarié à temps plein qui aura, par des prélèvements sur ses gains, contribué à remplir les caisses publiques » (Muller, 1991).

Cette consécration du modèle assurantiel s’appuie au tournant des années 1910 sur une nouvelle définition donnée au problème du chômage, jusque-là abordé en termes individuels et moraux, lorsque se diffusent les ouvrages de Max Lazard8 et surtout de William Beveridge9 qui font des propositions en faveur d’un réseau national de bureaux de placement.

Beveridge, en forgeant le concept de sous-emploi, définit le chômage comme un phénomène industriel, social, objectif, dont le volume n’est pas influencé par le facteur personnel.

Le débat se cristallise autour de la question controversée des conséquences de l’industrie moderne : les inventeurs du chômage attribuent aux industries légères de la grande ville la responsabilité de l’instabilité de l’emploi.

Avant même la diffusion de la théorie de Beveridge militant en faveur d’un marché du travail organisé, les réformateurs français, à l’instar de Gustave de Molinari, défendent la nécessité d’un système national de bourses du travail, fondé sur la mise en évidence d’un facteur de friction : le pourcentage de sans-emploi se maintient aux alentours de 2% parce qu’il n’y a pas un unique marché du travail mais une infinité de marchés du travail. C’est au nom de la théorie orthodoxe qu’il propose une intervention publique. Ce « déplacement d’une classification des sans-emploi à une classification des chômages » (Topalov, 1994) fonde la nécessité d’une réorganisation rationnelle des mobilités et une réduction des réserves de main-d’œuvre. L’objectivation du chômage comme fait social constitue « une rupture dans les formes générales du savoir dans la société » (Topalov, 1994, p.352), qui amène à la formulation de nouvelles méthodes d’action : l’organisation du marché du travail, l’assurance contre le chômage, la régulation du volume de l’emploi par les programmes de travaux publics. Cette définition reste compatible, comme le souligne C. Topalov, avec les propositions éducatives et répressives qu’elle impliquait à l’égard des sans-emploi, dont nous avons montré la permanence dans le paragraphe précédent sur le contrôle des chômeurs.

En 1914, la création du Fonds national de chômage marque à la fois l’émergence d’une véritable institution publique de chômage (création qui se veut temporaire eu égard au contexte de guerre : la mobilisation générale entraine la désorganisation des caisses de secours) et la volonté étatique d’opérer une classification des formes de pauvreté et de traitement de la pauvreté, prises en charge par des institutions distinctes (d’un côté les bureaux de bienfaisance de l’assistance publique, de l’autre les caisses de secours syndicales et les fonds locaux d’indemnisation du chômage) avec des coûts distincts : dans les années 30, l’allocation de chômage atteint 2 ou 3 fois le montant de l’allocation d’assistance (Daniel,

8 Le chômage et la profession, 1909

9 Unemployment : a problem of industry, 1909

Tuchszirer, 1999, p.156). Le Fonds national de chômage réaffirme l’attachement aux principes de l’assurance : la circulaire de 1914 précise que « le chômeur doit avoir exercé une profession dont il tirait un salaire régulier » (Daniel, Tuchszirer, 1999, p.98). Mais le régime unifié d’assurance obligatoire est sans cesse repoussé : en 1928, la loi introduisant un système d’assurance sociale (maladie, invalidité, décès) ne fait pas figurer le risque chômage.

Pour C. Topalov, l’assurance obligatoire constitue « l’aboutissement du rêve ancien de la classification automatique des bons et mauvais pauvres (…) Les conditions que la loi définira pour pouvoir bénéficier des allocations doivent à la fois trier les travailleurs réguliers et irréguliers et inciter à une stabilisation dans le salariat. La cotisation consacre la régularité de l’emploi et l’allocation y incite ».

Mais ce modèle de la norme objectivée est, comme il le souligne, fortement dépendant des conditions économiques : « Dès les années 30, le chômage de masse mènera le nouveau système vers la faillite, et l’arbitraire du diagnostic sera réintroduit pour traiter les chômeurs qui ont perdu leurs droits » (Topalov, 1994, p.408). De plus, cette nouvelle définition du chômage qui donne corps à l’assurance obligatoire ne met pas un terme aux théories sur l’effet désincitatif de l’indemnisation sur la pression à la baisse des salaires qui perdurent dans les années 50 et 60, comme l’atteste cette analyse de Jacques Rueff, qui prône la loi du marché comme seule régulation fonctionnant pour peu que le salaire minimum soit suffisamment bas, estimant que « l’assurance chômage contribue à dissuader les travailleurs d’accepter les salaires jugés trop faibles » (Muller, 1991, p.48).