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La montée de la rationalisation gestionnaire à l’ANPE

Deuxième partie

II. La montée de la rationalisation gestionnaire à l’ANPE

Après avoir analysé le phénomène de rationalisation gestionnaire, ce qu’elle représente en termes de rupture et de continuité avec le modèle bureaucratique wébérien, ses connections avec le modèle de modernisation par l’usager, nous souhaitons à présent mettre à l’épreuve cette notion pour le cas de l’ANPE.

On assiste en effet, à travers l’évolution de l’Agence, à une rationalisation de l’accompagnement à l’emploi qui relève largement du raisonnement gestionnaire (Ogien, 1995), i.e. d’une forme d’activité politique reposant sur des prescriptions de nature économique et comptables issues de la sphère marchande. On peut en ce sens faire le lien avec la définition de Weber d’un droit rationnel matériel (conforme aux données de l’éthique, de la religion, de l’économie et de la politique du moment) par opposition au droit formel

(normes obéissant uniquement à une logique juridique sans intervention de considérations extérieures).

Alors que l’accompagnement à l’emploi obéissait à des critères se situant à mi-chemin entre sphère économique et civique, à travers les normes portées par l’orientation professionnelle, la rationalisation de l’accompagnement à l’emploi obéit de fait à des critères issus presque exclusivement de la sphère marchande : standardisation du contenu des prestations (référent unique, signature d’un contrat, apprentissage des techniques de recherche d’emploi), volonté de structurer l’accompagnement en parcours et renforcement de l’objectif de retour rapide à l’emploi (Fretel, 2010).

Notre hypothèse est celle d’une transformation de l’Agence, positionnée initialement comme une institution d’aide à tous les actifs, puisant aux sources théoriques de l’orientation professionnelle, en une institution gestionnaire de traitement des actifs, davantage orientée vers les politiques d’activation des chômeurs indemnisés. Cette transformation sera décrite à travers une sociogenèse du processus de rationalisation à l’œuvre au sein de l’ANPE devenue Pôle Emploi. Il nous semble nécessaire, pour comprendre comment cette transformation s’est opérée, de décrire les conditions historiques de son émergence.

La nouvelle représentation des chômeurs et les nouvelles explications de l’exclusion vont en effet de pair avec le processus de modernisation de l’ANPE (Gélot et al, 2002) et sa mise en compétitivité : le deuxième contrat de progrès (1994-1998) signé par le ministre du travail, Michel Giraud, le ministre du budget, Nicolas Sarkozy, et le directeur de l’ANPE, Michel Bon, pose l’Agence en partenaire des entreprises.

On peut en ce sens faire le parallèle avec la révolution bureaucratique décrite par le Galès et Scott à propos du rôle essentiel joué par l’Etat en Grande-Bretagne (2008) qui a profondément transformé les institutions puis les comportements en créant des marchés internes pour la fourniture de marchés et de services au sein du service public, ainsi que des nouveaux systèmes de sanctions et de récompenses liés au classement. Si la logique de l’audit n’a pas été poussée aussi loin pour le cas de l’ANPE, un point commun nous semble être la mise en concurrence interne, impulsée par l’Assedic, avec les opérateurs privés de placement.

L’évolution de l’action et des missions de l’ANPE est donc à mettre en parallèle avec cette exigence de mise en compétitivité qui s’est affirmée progressivement : on distingue ainsi une phase de psychologisation de l’accompagnement des chômeurs à laquelle succède une

phase de rationalisation gestionnaire112 qui se traduit par une transformation de l’organisation de l’Agence et de sa gestion des ressources humaines, jusqu’à la fusion ANPE/Assedic en 2009.

A/ Psychologisation de l’action sociale et de l’aide à la recherche d’emploi

La phase de psychologisation113 de l’accompagnement des chômeurs, qui connaît une montée en charge à partir de la fin des années 90 parmi les sous-traitants ou co-traitants de l’Agence avec la généralisation des prestations d’aide à la recherche d’emploi (Divay, 1999, 2000, Castra, 2003), trouve en partie son origine dans sa diffusion au sein de l’ANPE dès la fin des années 80.

A cette époque, les sources théoriques qui inspirent la formation des conseillers ANPE proviennent de la psychologie comportementale et du courant behavioriste. Tout en mettant en avant la liberté des individus, il est question de modifier leur projet pour l’adapter à un contexte devenu mouvant, à travers la déclinaison d’objectifs pédagogiques formulés en « être capable de ».

La généralisation de la diffusion des techniques d’aide à la recherche d’emploi s’accompagne d’une injonction plus forte au travail sur soi, qui met davantage l’accent sur les caractéristiques des chômeurs et leur employabilité, ou recrutabilité (Pochic, 2007), terme soulignant le fait que cette évaluation ne tient compte que de la seule évaluation par l’employeur ; les critères de l’employabilité portent sur les qualifications, l’ancienneté dans le chômage, l’expérience professionnelle, l’état du marché du travail.

1. L’injonction au travail sur soi

La psychologisation de l’accompagnement des chômeurs rejoint un phénomène plus large de psychologisation des rapports sociaux et de l’action sociale, qui va de pair avec l’individualisation des politiques sociales (cf chapitre 3).

112 Cette évolution est assez proche de celle décrite par Le Bianic (2003) à propos des psychologues du travail, dont le métier a d’abord été marqué par le tournant clinique à la fin des années 1970 puis une rationalisation qui passe notamment par des pratiques de reddition à partir du milieu des années 90.

113 La psychologisation renvoie à deux notions : l’application des méthodes et principes issus de la psychologie à des fins de développement de l’individu légitimée en tant que compétence dans l’action publique, et son utilisation de plus en plus massive dans toutes les sphères sociales (Demailly, 2008). Nous nous intéresserons à la première acception.

Comme pour l’individualisation, on peut envisager la psychologisation soit comme une manière de dissimuler l’arbitraire social et politique en culpabilisant les individus et donc l’assimiler à un mécanisme de domination, ou voir au contraire dans cette montée de la psychologisation une réalité sociale qui se modifie et s’accompagne d’une émancipation des individus par rapport aux grands déterminismes sociaux, notamment si on se réfère à l’explosion de la demande de psychologie dans les domaines de la vie privée ou publique, et à la légitimation de la psychologie comme compétence dans l’action publique ou professionnelle (Demailly, 2008)..

Plusieurs auteurs penchent plutôt pour une interprétation de cette montée de la psychologisation en termes de domination. Pour Castel (2008), la psychologisation qui s’est amorcée à la fin des années 70 s’apparentait à une aide en attendant la reprise, tandis qu’elle s’est transformée dans les années 80 en auxiliaire du nouveau régime de travail qui se mettait en place, avec une tendance à la moralisation, aux jugements de valeur, à la culpabilisation, faisant de l’emploi un « impératif catégorique qu’il faut accepter à n’importe quelle condition » (ibid., 2008, p.26).

Dans le même sillon, Enriquez (2008) souligne les dangers cette tendance de la psychologisation à mettre l’accent sur la performance, et donc sur la responsabilité individuelle, la mise à l’épreuve permanente des individus au regard de méthodes d’évaluation centrés sur les comportements et les résultats, ne prenant pas en compte le collectif de travail. De plus, celle-ci prend parfois la forme d’une psychosociologie adaptative (adaptation aux conditions de travail, aux contraintes du marché, aux modes d’action, aux pressions qui en découlent) qui s’apparenterait alors à une « déviation de la psychologie », étayant l’esprit gestionnaire, allant à l’encontre de l’hypothèse psychologique de « la diversité des êtres humains et des subjectivités, et de l’idée que l’individu n’est jamais tout à fait achevé » (Ibid, 2008, p.27). C’est aussi ce que relève Burgi (2006), pour qui l’importation de la psychologie devient contre-productive « dès lors qu’elle est sollicitée pour détourner l’analyse de réalités qui ne peuvent pas ou ne veulent pas être nommées : les inégalités sociales, les conditions de logement des pauvres, les pratiques de discrimination raciale ».

L’auteur pointe le risque pour ces pratiques psychologisantes de déraper vers l’approche philanthropique de distinction entre bon et mauvais pauvre lorsqu’elles s’appliquent aux bénéficiaires de l’aide sociale.

De manière plus politique, la psychologisation de l’action sociale rompt également en partie avec l’exigence de solidarités collectives et de relations d’interdépendance qui avaient fondé le solidarisme sous la 3ème république, une réinterprétation du social en termes

psychologiques que Castel nomme une « asociale sociabilité » (Castel, 2008). D’autres auteurs mettent en avant la congruence entre les pratiques psychologisantes de l’action sociale et l’inculcation d’un habitus entrepreneurial qui viendrait se substituer au solidarisme (Mauger, 2001, Lebaron, 2001, Ebersold, 2003). Comme le souligne Demailly (2006), se mettrait ainsi en place une nouvelle forme de contrôle social visant à dédouaner l’Etat compassionnel et à faire intérioriser aux individus leur responsabilité personnelle quant à leurs problèmes. En ce sens la notion de psychologisation rejoint la notion d’intervention développée par Demailly (2008) pour caractériser les transformations des politiques de la relation.

Dans le domaine de l’accompagnement des personnes bénéficiant d’une aide sociale, qu’ils soient Rmistes ou chômeurs, plusieurs études mettent également en avant cette notion de responsabilisation et d’injonction au travail sur soi qui pointe derrière la psychologisation de l’action publique. Ainsi, comme l’explicitent Benarrosh (2000) et Divay (1999, 2000), dans l’univers de l’aide à la recherche d’emploi, les maux à diagnostiquer et à traiter relèvent d’abord des inaptitudes individuelles des chômeurs à chercher un emploi. Divay (1999) parle à ce propos de « recherche d’emploi protocolaire » qui désigne « la norme de comportement véhiculée dans discours normatif tenus par les conseilleurs. Ils proposent un modèle de conduite, un rôle prescrit que doit suivre un chercheur d’emploi pour mener une recherche d’emploi efficace » (ibid., p.49).

Orianne et Conter (2007) développent l’analyse d’une «construction professionnelle des troubles de l’employabilité », ou « traitement clinique » du chômage (Orianne, 2006) : les professionnels de l’accompagnement désormais personnalisé des chômeurs, opèrent une déconnexion radicale du travail sur l’employabilité et du travail de mise à l’emploi et convertissent en catégories cliniques les problèmes de mobilité, de formation, de présentation de soi ou de motivation, justifiant par là la mise au travail des chômeurs sur eux-mêmes. Cette construction professionnelle rencontre plusieurs types d’intérêts : mettre à l’abri les chômeurs de la sanction administrative dans un contexte de durcissement des conditions d’octroi des aides conditionnées à une recherche active d’emploi, construire leur autonomie professionnelle en rupture avec la politique d’indicateurs de leur activité, stabiliser la pression exercée par les opérateurs privés en se positionnant sur un créneau « humaniste », et pallier leur impuissance face à la crise économique et au manque d’emplois qu’elle engendre.

2. Les sources théoriques de l’orientation à l’ANPE

Des années 70 aux années 80, les politiques de formation internes de l’ANPE s’inspirent de nombreux auteurs de la psychologie comportementale, à la fois pour former les agents et pour construire les nombreux modules de techniques de recherche d’emploi, dont la diffusion se généralise dans les années 90 à l’Agence et auprès de ses sous-traitants.

Lorsqu’on analyse le corpus des publications qui alimentent à cette époque les politiques de formation, on peut observer deux tendances qui font toutes deux partie des sources théoriques de l’orientation professionnelle.

Ces tendances sont congruentes avec le métier de conseiller professionnel de l’ANPE, psychologue spécialiste de l’orientation professionnelle, chargé de l’orientation et de la formation des chômeurs, régi par le statut de 1981 qui a prévalu jusqu’en 1990, date à laquelle a été instauré le nouveau statut de conseiller de l’emploi114.

La première source théorique, inspirée des travaux de Carl Rogers, défend une approche non directive et s’inscrit plutôt dans une psychologie humaniste (ou dite développementale), avec une fonction d’explicitation demandée à la personne et une démarche axée sur l’empathie, la congruence, la considération positive inconditionnelle. Ces travaux trouvent une application dans l’ADVP115 (l’Aide ou activation au Développement Vocationnel et Personnel) enseignée aux conseillers professionnels et dont on retrouve des traces dans les entretiens menés avec des conseillers à l’emploi encore en poste aujourd’hui.

La « séquence vocationnelle » comporte quatre étapes : l’exploration (balayer les possibles), la cristallisation qui passe par la connaissance de soi (système de valeurs, intérêts), la spécification (capacité et disposition à élaborer un projet) et le suivi-réalisation. Dans la dernière phase et malgré la revendication d’une approche non directive, il est toutefois précisé que le conseiller peut amener la personne à «changer de stratégie ou renégocier tout ou partie de son projet » : « le conseiller adévépiste n’a jamais été celui qui fait passer la pilule à un jeune ou à un chômeur » précise un manuel dédié à ces pratiques116, qui affirme à la fois la liberté de l’individu et la possibilité qu’il a de « s’approprier le monde et ses contraintes ».

114 Auparavant, la période de 1967 à 1980 est marquée par l’indifférenciation des métiers caractérisant les SETMO, avec un personnel hétérogène, composé de 1326 fonctionnaires et 1794 contractuels (Charlier, 2002). La période de professionalisation débute en 1981 avec le premier statut des contractuels de droit public, qui deviennent salariés permanents de l’établissement.

115 Méthode psychopédagogique canadienne mise au point en 1974 par des psychologues du département d’éducation de l’université de Sherbrooke autour de Denis Pelletier, s’inspirant des travaux de Donald Super, à l’origine d’une conception du développement de l’intelligence, fondée sur l’acquisition progressive d’habiletés particulières destiné à faire émerger le désir professionnel dans la construction de l’interaction entre l’individu et son environnement. En France, c’est un conseiller d’orientation, Michel Garand, qui adapte ces travaux en produisant un outil nommé « les cartes-métiers »(Balzani, Divay, 2008)

116 Brabant Lionel, Une grille d'identification des pratiques ADVP, Revue l'Indécis, n°1, 1987

La deuxième tendance, qui se généralise dans les années 80, fait plus nettement référence au modèle behavioriste inspirés des travaux de Hull, Skinner, Bandura, dont l’idée est de manipuler les variables de l’environnement pour modifier les comportements humains, avec le postulat que la plupart des comportements sont modifiables. Elle prend acte du nouveau paradigme socio-économique, qui signe la fin du modèle de l’appariement et laisse place au caractère indéterminé et complexe des évolutions professionnelles ; l’orientation devient un « processus éducable où se développent des capacités à explorer, à organiser et traiter l’information, à évaluer selon des critères des choix possibles »117.

Appliquée au domaine de l’orientation, la méthode behavioriste se base sur une stratégie d’intervention spécifique développée notamment par Arthur Mills : le dispositif est celui d’un contrat entre « quelqu’un qui a une série d’informations sur lui-même et quelqu’un qui a une série de stratégies pour l’aider ». Le travail consiste à créer l’adhésion par deux techniques, le shaping (découper le comportement dans ses différentes composantes) et le modeling (un sujet sert de modèle à l’autre). L’approche comportementale comprend aussi une phase d’évaluation et contrairement à la psychologie rogérienne, « elle dit précisément ce qu’elle fait » assurent les tenants de ce courant qui se défendent d’être « d’horribles manipulateurs »118.

Créés en 1989 à l’ANPE, les cercles de recherche d’emploi s’inspirent de cette approche behavioriste. Ils sont basés sur quatre principes : la mise en œuvre de procédures normalisées, la pédagogie directive centrée sur l’action, la démarche contractuelle, la prise en compte du contexte. Les cercles de recherche d’emploi sont directement tournés vers l’action et ils se différencient en cela des techniques de recherche d’emploi (TRE) qui supposent, du moins dans leur première version, un bilan individuel, une cible professionnelle, une méthode de recherche. Fontaine Ovide, Sur la psychologie comportementale, Conférence tirée d'un document interne de l'ANPE, Mars 1989

Les techniques de recherche d’emploi sont notamment introduites à l’ANPE par Dominique Clavier, intervenant en psychologie au CNAM, auteur de la valise pédagogique TRE, et par Jacques Limoge, auteur de « Chômage, mode d’emploi ».

Malgré leurs différences, les deux méthodes sont basées sur les principes du behaviorisme et ses techniques de renforcement positif : confiance en soi, succès d’anciens participants, mise en valeur des qualités favorables combinées à des aptitudes professionnelles. Les guides de

117 Boursier Sylvie, L'orientation éducative : contexte d'émergence, fondements et valeurs, Dossier interne sur l'activation du développement vocationnel et personnel (ADVP), 1994

118 Fontaine Ovide, Sur la psychologie comportementale, Conférence tirée d'un document interne de l'ANPE, Mars 1989