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CHAPITRE 3: Le proxénétisme en prostitution juvénile: notre analyse

3.3 Portrait des jeunes prostituées « pimpées »

3.3.6 Les jeunes immigrantes : une cible de choix

Fernando, un travailleur de rue oeuvrant auprès des communautés ethniques, aborde le volet de l’immigration apportant une compréhension différente de la problématique de la prostitution juvénile. Il explique que les jeunes filles nouvellement arrivées au pays peuvent représenter des « proies » intéressantes du fait qu’elles sont souvent isolées, ne parlent pas la langue du pays et ont une faible connaissance de la culture canadienne. On leur fait croire que le marché du sexe est banalisé au Canada. L’intervenant explique que les proxénètes peuvent facilement profiter de la naïveté de ces nouvelles arrivantes, de leur manque de connaissances par rapport à la culture du pays pour les exploiter sexuellement, à leur insu. On leur fait voir l’underground et l’activité sexuelle de la ville comme une chose normale de la vie au pays. Ne connaissant pas la culture canadienne, les jeunes filles n’y voient rien d’autre qu’une différence culturelle à laquelle elles devront simplement s’habituer :

Quand ils arrivent ils disent : « Bon ici c’est tout permis, c’est tout légal, c’est tout open ». Par ce que la télé… Bon, ils vont sur Ste-Catherine, t’as du monde qui se shootent, t’as des punks, t’as des sex-shops partout. C’est «in», c’est normal. Parce que la télé… On leur dit que c'est un peu la mentalité, que c’est ça le Canada (Fernando, travailleur de rue).

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Si les jeunes filles immigrantes ont à s’adapter à une culture qui n’est pas la leur en arrivant au pays, il ne faut pas non plus négliger leur appartenance à une autre culture dans notre tentative de comprendre le phénomène de la prostitution les concernant, poursuit l’intervenant. En effet, l’approche de la sexualité diffère d’une culture à une autre, les valeurs n’étant pas les mêmes. Dans certaines cultures, la jeune fille devient active sexuellement avec des hommes à 14 ou 15 ans sans qu’on considère pour autant le fait comme de la prostitution juvénile. Ce qui, pour nous, représente de l’exploitation sexuelle peut être socialement accepté dans une autre culture, souligne Fernando :

Ce qui est encore pire là, parce que c'est les latinos, c'est les haïtiens, c'est les dominicains... culturellement, c'est des cultures assez open dans le sexe à 14-15 ans. Culturellement c'est acceptable qu'elles aient des relations sexuelles avec d'autres hommes. Dans toute l'Amérique latine, à 15 ans c'est le gros party de la « fête rose », c'est l'étape de fille à femme. C'est quand le père dit à 15 ans : « Bon t'es rendue une femme, devant la société t'es une femme ». Ça c'est culturel, à 15 ans t'es rendue une femme. Alors t'as ce côté là, culturellement c'est normal qu'à 15 ans tu commences à coucher avec un homme tu sais. Mais là, c'est toute une dynamique aussi, ça continue la valorisation de la femme, ça la valorise elle aussi. Elle est vue pas comme de la viande, mais comme un objet de désir sexuel et c'est jusqu'à ce qu’elle tombe enceinte, qu'elle fait des enfants qu'elle devient une mère et qu'elle a un autre genre de respect /…/ T'as 15 ans tu peux commencer à avoir des relations sexuelles. Alors dans ta tête tu comprends pas c'est quoi ... Même culturellement elles sont plus open, elles sont plus ouvertes à ça et dans leur maison aussi c'est plus … le rôle de femme c'est secondaire aussi. Alors c'est déjà dans ta famille, dans ta culture d'avoir un rôle secondaire. Alors ça permet que, tsé elle est déjà vulnérable /…/ Tu n'es même pas citoyen, ça veut dire citoyen de deuxième classe, t'es même pas citoyen…alors c'est encore là plus facile je pense (Fernando, travailleur de rue).

Selon Marc, avocat, la précarité économique dans laquelle bien des familles immigrantes se trouvent lorsqu’elles arrivent dans un pays, leur coupure avec la société due à la barrière de la langue et à leur manque de connaissances du système font que les jeunes immigrantes se retrouvent souvent seules face à elles-mêmes. Au plan académique, les parents ne peuvent les aider, par conséquent elles manquent de support et sont confrontées à de nombreux échecs. En grandissant, ces jeunes filles ont très peu d’aspirations et ne se voient pas devenir autre chose que concierge ou femme de chambre … Les possibilités de se sortir de cette précarité sont rares. Ainsi, la prostitution peut devenir, pour bien des jeunes immigrantes, la consécration d’un rêve :

Quand t'es un nouvel arrivant, que les parents ne connaissent pas notre système scolaire, ces jeunes-là vont vite perdre leur estime d'eux-mêmes parce qu'ils n'auront pas le support à la maison et pas parce que les parents sont paresseux. Ils n’auront pas le soutien. Et ce qui m'a toujours étonné dans les dossiers de protection avec les jeunes filles de 12-13-14 ans, c'est qu’elles n’ont pas d'ambition, c'est-à-dire que ce qu'elles voient comme ouverture c'est des choses auxquelles elles n'auront pas accès. J'avais une belle petite fille de 16 ans, magnifique petite colombienne, je lui demandais: «Qu'est-ce que tu veux faire plus tard?» Elle me répondait concierge ou quelque chose du genre. Cette fille-là, un moment donné, il va arriver quelqu'un qui va lui dire qu’elle est vraiment belle, pis qu’elle peut faire à peu près dix fois ce que son père fait dans une journée. En plus de se faire dire qu'elle est belle, désirée, elle peut mettre en érection un paquet d'hommes. L’estime d'elle-même avec tous

les signes de gratification narcissique qu'elle va avoir autour d'elle: du beau linge, avoir accès finalement à un style de vie nord-américain, ça peut jouer (Marc, avocat).

Pour plusieurs, les vêtements, les sorties, le glamour sont tout ce qu’elles n’auraient jamais pensé avoir un jour dans leur pays, ajoute Fernando :

Tu as aussi le côté le plus glamour. C'est tout le temps : la belle auto, t'es bien habillé, chaîne en or, et le petit souper, le petit lunch, les bijoux. Alors c'est du monde aussi qui immigre parce qu'ils ont des conditions dans leur pays qui ne sont pas économiquement bien. Il t’achète du linge, il t'achète des bijoux, il t'amène souper dans des beaux restaurants, dans la belle voiture, alors t'es plus vulnérable /…/ Il est super gentil : « personne ne m'a jamais traitée comme ça dans ma vie, même pas mon père, il ne m'a jamais donné un cadeau. Tsé, lui ne me connaît pas et il m'a donné une bague en argent » (Fernando, travailleur de rue).

Ce phénomène des nouvelles arrivantes rapidement amenées à se prostituer semble encore très peu, voire pas du tout documenté et connu. Il serait pressant qu’il soit approfondi.

En somme, si nous devons résumer le portrait que les intervenant brossent des juvéniles pratiquant la prostitution sous l’emprise des proxénètes, la description en est assez simple : il s’agirait de filles âgées entre 14 et 18 ans, pour la majorité émotionnellement très vulnérables. Leurs liens avec leurs parents, s’ils existent encore, sont problématiques, et leur réseau de soutien fragile ou alors carrément absent. Leur estime de soi est faible et leur passé parfois teinté d’abus contre elles-mêmes ou leurs mères et sœurs, conduisant à une perception des relations hommes/femmes déficiente.

Contrairement à la croyance populaire, les interviewés estiment qu’il n’existerait pas de profil physique type de la recrue potentielle en prostitution juvénile : toutes les filles seraient les bienvenues, l’important n’étant pas l’aspect physique, mais l’argent qu’elles peuvent rapporter. Tout tiendrait à la demande de la clientèle qui serait fort variée.

Quelque soit leur secteur d’activité, les intervenants conviennent unanimement que la prostitution juvénile représente, pour bien des filles, une issue vers une réponse à des besoins fondamentaux d’amour, de valorisation et d’appartenance. Elle peut aussi représenter une source de pouvoir, de gloire et d’argent. Il ressort donc que la prostitution, aux yeux des jeunes prostituées, peut présenter des avantages non négligeables, une dimension méconnue, ou occultée, qui ne doit toutefois pas oublier dans la conception des plans d’intervention s’y adressant. Il peut être difficile, en effet, de comprendre que, pour certaines filles, la prostitution représente ce qui leur serait arrivé de mieux jusque-là. Mais le nier reviendrait à faire abstraction de leur réalité.

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