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CHAPITRE 3: Le proxénétisme en prostitution juvénile: notre analyse

3.1 Portrait du proxénétisme au Québec

3.1.2 Évaluer l’ampleur du proxénétisme en prostitution juvénile :

Il est difficile d’évaluer de façon précise la prévalence de la prostitution juvénile. En conséquence, il est tout aussi difficile, voire impossible de statuer sur la portion de la prostitution juvénile contrôlée par les proxénètes, comme le rapporte Stéphanie, intervenante en centre jeunesse :

On a écrit un article avec les travailleurs de rue en 2002, pis on a essayé d’évaluer comme ça l’ampleur avec les données qu’ils ont dans leur ressource, avec des données qu’on a au niveau terrain, avec les observations qu’on a fait. On s’est dit, sur une année il y a 4000 jeunes à peu près qui font de la prostitution à Montréal. Là-dessus t’as à peu près 40% de gars et 60% de filles. Si tu regardes, là-dessus t’enlèves toute ta gang de gars qu’on va dire qu’ils n’ont pas de proxénètes de contrainte. Pis là on s’est dit, on ne peut pas savoir combien il y a de filles qui font de la prostitution en contexte de gangs non plus, alors c’est embêtant. Je te dirais une sur quatre, une sur cinq? (Stéphanie, intervenante en centre jeunesse).

Malgré qu’on ne puisse évaluer le pourcentage de filles pratiquant la prostitution en contexte de gangs, on peut facilement estimer le pourcentage des jeunes prostitué-es contrôlé-es par un proxénète dans ce contexte, puisque toutes les filles pratiquant la prostitution à l’intérieur des gangs seraient contrôlées par un proxénète :

Ce qu’on sait dans ce contexte-là, toutes les filles qu’on a connues et rencontrées et qui faisaient de la prostitution en contexte de gangs, avaient, elles, un proxénète au sens traditionnel du terme, donc un proxénète de contrainte. Donc c’est la particularité au niveau du proxénétisme de gang (Stéphanie, intervenante en centre jeunesse).

Certains intervenants soutiennent toutefois qu’il existe des prostituées mineures travaillant de façon autonome dès le début de leur pratique :

C'est ça je dirais, qu'y a quand même, qui reste une grande proportion de jeunes qui vont faire les activités vraiment de façon autonome, que c'est elles-mêmes qui vont décider de faire de la prostitution, qu'y a personne qui les force (Stéphanie, intervenante en centre jeunesse).

Ainsi, contrairement à ce qui est généralement véhiculé, il existerait, de l’avis de certains intervenants, des jeunes filles qui pratiqueraient des activités de prostitution de leur plein gré. Nous reviendrons sur cette question un peu plus loin dans cette analyse.

Mais précisons, d’entrée de jeu, que plusieurs répondant, à l’instar de Louise, une intervenante en centre jeunesse, jète un doute sur le caractère libre et volontaire de leur pratique

Je ne suis pas sûre que les filles sont si libres et autonomes, je rumine. Je ne connaissais pas alors je ne m’avancerai pas là-dessus, mais j’ai de plus en plus de misère à m’imaginer. Mis à part les filles qui ont plus un profil de jeunes de la rue, itinérantes-là et qui vont choisir la prostitution comme un moyen de survie, les consommatrices, les héroïnomanes ça, ça me va. Mais on s’entend que c’est une minorité. Mais pour la majorité, je suis assez convaincue que les filles finissent pas se retrouver à l’intérieur d’un réseau … incluant les proxénètes de soutien (Louise, intervenante en centre jeunesse).

Entre 1978 et 1984, on estimait selon Normand, intervenant en milieu policier, qu’il y avait entre 50 et 60 pimps en prostitution juvénile. Aujourd’hui, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) évalue à 300 le nombre de proxénètes en fonction sur le territoire qu’il dessert. Philippe, un autre intervenant en milieu policier, ajoute que 25% des dossiers d’exploitation sexuelle concernant des juvéniles ouverts au SPVM impliqueraient des proxénètes. Toutefois, nous le verrons, aussi bien la peur que la négation d’être sous l’emprise d’un proxénète feraient en sorte que les jeunes prostituées refusent d’admettre travailler pour un pimp. L’évaluation du pourcentage des activités de prostitution juvénile relevant d’un proxénète s’en trouverait

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conséquemment diminuée. Il y a donc tout lieu de croire que les estimés fournis plus haut constituent une plus ou moins grande sous-estimation du phénomène. Philippe confirme cette impression en expliquant qu’il est très difficile d’évaluer quantitativement le proxénétisme en prostitution juvénile. Les informations à ce sujet seraient encore embryonnaires et l’on ne connaîtrait actuellement que la pointe de l’iceberg. Il précise qu’il y aurait énormément de «crimes» sans plaignants. Il ajoute que certaines situations ne peuvent tout simplement pas se quantifier :

Je suis content qu’on ne parle pas juste en termes de statistiques. Ça ne se compte pas ce phénomène. Par exemple, il y avait un gars une fois avec les bijoux, le gros char qui est entré dans une école, il est allé à la cafétéria et s’est assis. Il ne recrute pas, mais il y a là de l’intimidation. On es-tu en sécurité ou on l’est pas? Comment on compte ça? (Philippe, intervenant en milieu policier)

En fait, tous les intervenants s’entendent pour dire qu’on ne peut évaluer réalistement la prévalence du proxénétisme et donc juger de l’ampleur du phénomène. Par contre, il ne semble pas faire de doute qu’il s’agit d’un phénomène en pleine expansion qu’on est bien loin d’associer au passé. Bien au contraire :

Montréal est une plaque tournante où il y a beaucoup de ce type de recrutement et d’intimidation (Philippe, milieu policier).

Montréal est reconnue internationalement pour son tourisme sexuel. Au niveau de la prostitution juvénile on est en ascendance, on s’en va vers pire. Les gangs s’étendent en périphérie, à Drummondville par exemple. Il y a de plus en plus de blacks, de prostituées et donc plus de criminalité. Maintenant il y aurait 1000-1200 et même 1500 prostituées juvéniles, ce qui n’inclut que les filles en centres jeunesse. On ne connaît pas les autres cas isolés dans leur village. La prostitution juvénile est facile d’accès. Ça fait peur la prostitution juvénile parce que ça n’arrête pas. C’est rendu une mode pour plusieurs filles et un mode de vie pour les pimps (Normand, milieu policier).

Il y a une montée incroyable parce que tout le monde s’adonne à ça librement. Avant si un pimp se serait promené, ou mettons 2-3 gars se seraient promenés comme dernièrement en Acura pour faire du recrutement sur St-Michel, ils se seraient faits tirer si ils n’étaient pas dans leur quartier. Mais maintenant, c'est pu comme ça du tout. Moi je te dirais que le marché est plus ouvert et beaucoup plus libre, contrairement à avant. Avant le marché était fermé on ne connaissait rien, c'était protégé, c'était bien organisé, c'était structuré, c'était pas le bordel, c'était pas l'anarchie (Richard, intervenant en centre jeunesse).

Non seulement la demande pour de jeunes prostituées serait bel et bien présente, mais il semblerait aussi que l’émergence des gangs ait favorisé le marché de la prostitution juvénile :

Mais je te dirais, de ce que moi j'ai observé, dans mon expérience d'éducatrice, la question des pimps pour moi est apparue comme évidente avec l'arrivée plus massive des gangs. Quand ce phénomène là a commencé à prendre de l'ampleur, c'est là qu'on a commencé à en

entendre parler. Avant ça, c'était plus la question, souvent la prostitution c'était plus associée au vécu de rue, tsé les jeunes qui allaient fuguer, qui allaient consommer et qui se retrouvaient au centre-ville. Là pour avoir de la dope, ils commençaient à faire un peu de prostitution donc qui s'inséraient sur le marché de cette façon. C'était plus rare de voir qu'une fille avait vraiment été induite à faire de la prostitution par un gars qu'elle aurait rencontré. /.../ La prostitution était là, mais comme je t'ai dit c'était souvent dans d'autres contextes, c'est des filles qui vont être plus collées au monde des motards, c'est des filles qui vont connaître d'autres filles qui font déjà de la prostitution, qui vont s'insérer de cette façon là, mais t'as pas la relation de pimp là qui est là, t'as pas la même... en tout cas moi j'avais pas eu connaissance de façon aussi évidente de la question du proxénétisme avant d'être plus collé, pis d'avoir des filles qui étaient collées au niveau des gangs comme ça (Stéphanie, intervenante en centre jeunesse).