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Les interactions extra-académiques en sciences sociales et humaines

Chapitre 7 : Synthèse et discussion

7.1 Synthèse analytique

7.1.2 Les interactions extra-académiques en sciences sociales et humaines

Si le champ académique s’inscrit dans la sphère de la production culturelle, le

langage de la pertinence mobilisé par les organismes subventionnaires, les administrateurs

universitaires et certains chercheurs va s’articuler comme un registre des moyens par lesquels la recherche peut venir répondre aux demandes advenant des autres sphères sociales. Par ce langage et par des catégories telles que la pertinence actuelle, l’utilité

médiate et l’utilité des connaissances, la recherche académique sera souvent empreinte de

préoccupations qui relèvent des espaces sociaux extra-académiques. Une bonne part des chercheurs, par contre, vont également entretenir des pratiques de diffusion pour les non-

pairs. Pour certains, il s’agira de pratiques parallèles et accessoires, mais pour d’autres, qui

perçoivent une diversité constitutive des rôles de l’universitaire, ces pratiques joueront un rôle plus important.

En mobilisant notamment les catégories téléologiques de politiques fondées sur les

preuves ou d’informer la décision, ainsi qu’une panoplie de préoccupations morales

relevant par exemple de l’amélioration de la société ou de la justice sociale, les chercheurs vont adopter des postures que nous avons regroupées sous le taxon d’interventions

pratiques. Celles-ci auront alors comme mandat de fournir des connaissances savantes

pouvant servir de base à la formulation de politiques et de procédures. Certaines de ces interventions se feront dans des forums académiques, soit dans des domaines de recherche appliquée. Les résultats de ces débats pourront ensuite être apportés aux décideurs politiques par ce que Burawoy appelait la recherche de « plaidoirie » ou encore par des

33Nos entrevues en histoire semblaient indiquer que la différenciation des espaces discursifs relevait surtout des domaines de spécialisation et des courants théoriques (histoire politique, histoire sociale, histoire économique, histoire culturelle), mais certains positionnements par rapport aux mouvements postmodernes semblaient également indiquer une différenciation sur des bases épistémiques relevant du continuum mentionné. Les espaces discursifs, à cet égard, peuvent se situer à différents lieux sur ce continuum, mais à un niveau moins général les divisions théoriques peuvent également produire des discontinuités.

contrats de recherche subventionnés. À cet égard, le chercheur mobilise une posture d’expert alors qu’il apporte ses connaissances spécifiques au service de problèmes ou de questions de recherche définis par un client ou un partenaire. Or, il peut également s’agir d’une posture de consultant lorsqu’il participe à un atelier ou à une conférence, ou encore d’une posture de participant expert lorsque le chercheur mobilise son savoir spécialisé en siégeant sur le conseil d’administration ou le comité exécutif d’un organisme ou d’une institution.

Or, un chercheur peut également mobiliser un ensemble de postures relevant d’une diffusion pour le grand public ou pour des groupes spécifiques de la société civile. La posture du vulgarisateur a donc comme mandat d’articuler des produits de diffusion qui rendent accessible les connaissances savantes pour le grand public. À cet égard, il peut s’agir de connaissances articulées dans l’optique d’informer la décision lorsqu’un chercheur veut faire comprendre à différents publics la valeur de certaines politiques ou les dynamiques de certains mécanismes d’intervention. Il pourra également mobiliser le rôle

d’interprète lorsqu’il cherche à éclairer la situation ou l’histoire d’un groupe, mais cette

posture ne relèvera pas nécessairement de l’intervention pratique. En fait, elle peut également être associée à l’intervention réflexive comprise comme la mobilisation de connaissances pour transformer, enrichir ou complexifier la perspective des acteurs sociaux. Autre qu’être un interprète, le chercheur peut également prendre la posture d’un

intellectuel public alors qu’il mobilise ses connaissances pour éclairer les enjeux sociaux

ou prendre position dans un débat public. Par ailleurs, la posture du collaborateur

communautaire (ou le chercheur public organique, selon Burawoy) va mettre en place des

projets de recherche en partenariat avec différents groupes ce qui implique différents produits et donc des retombées multiples pour la recherche.

Sur ces bases, il faut souligner que l’intervention pratique et l’intervention réflexive ne renvoient pas nécessairement à des formes de connaissances différentes, mais plutôt à des modes d’engagements distincts. Certains historiens, par exemple, vont mobiliser leurs analyses historiques en voulant enrichir la perspective des acteurs sociaux et effectuer un contrôle empirique des références à l’histoire dans les débats publics. Certains sociologues

vont articuler une lecture personnelle du social à partir d’observations et d’une littérature secondaire. Cette compréhension pourra se poser à la marge de la philosophie pour reformuler les enjeux ou recadrer les problèmes. Par ailleurs, des économistes et des sociologues vont mobiliser des appareillages méthodologiques pour développer des connaissances dans l’horizon des sciences34 puis vulgariser ces résultats dans le but

d’enrichir, de complexifier et parfois de corriger la perspective des acteurs sociaux. Ces formes de connaissance sont différentes les unes des autres, mais elles relèvent toutes de l’intervention réflexive en ce qu’elles cherchent à intervenir sur le sens commun des acteurs, c’est-à-dire qu’elles cherchent à modifier les cadres de référence sociocognitifs et praxéologiques à partir desquels ceux-ci entrevoient le monde et leur société. Enfin, ces connaissances peuvent également être mobilisées comme des ressources rhétoriques par les acteurs.

Pareillement, les postures plus proches de la philosophie ne sont pas par nature exclues des interventions pratiques. Cependant, la transposition historique de la rationalité scientifique vers les autres sphères sociales lui confère un statut particulier qui rend difficile le déploiement de différentes formes de connaissance. C’est ce que Berthelot (2008 : 183, 210-211) appelle « l’emprise du vrai » ou de la science, c’est-à-dire une « emprise opératoire » associée à une « contrainte d’ajustement au réel » et une « emprise idéologique » relevant d’une « contrainte de gestion des rapports entre les hommes ».35 La

catégorie des politiques fondées sur les preuves implique en fait à cet égard une préférence pour les connaissances articulées dans l’horizon de la science pour confirmer ou infirmer les réalités susceptibles d’informer la décision. Par ailleurs, l’intervention pratique par la catégorie de l’utilité des connaissances mobilise une interprétation particulière du langage de la pertinence qui cadre l’espace d’investigation dans une

34 Nous cherchons à éviter un jugement épistémologique à savoir si ces savoirs sont nécessairement « scientifiques ». La différence tient à ce que cette organisation de la construction du savoir cherche à émuler celle des sciences naturelles, par la mobilisation d’un degré important de ressources argumentaires dans la démonstration d’une solution à une problématique restreinte. Voir chapitre cinq (section 5.2.2), mais aussi Latour (2005 [1987]).

thématique directement ou indirectement instrumentale. Ainsi, loin d’être une différence de nature, la composition épistémique différentiée entre l’intervention pratique et l’intervention réflexive relève, en notre sens, de la conjecture historique.