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Chapitre 5 : La production et la reproduction des espaces et des structures discursifs

5.1 La reproduction et l’entretien des structures discursives

5.1.1 Hiérarchisation des modes de diffusion

En économie, la diffusion académique se fait en partie par les conférences, mais les publications les plus significatives se font dans les revues savantes. Cette discipline pose d’ailleurs une hiérarchie claire entre différents lieux de diffusion. Une publication dans une revue prestigieuse est considérée comme meilleure pour le dossier du chercheur qu’un article dans une revue moins reconnue. Ces revues importantes ont souvent une orientation générale, sont connues par l’ensemble de la discipline et sont vues comme ayant un lectorat plus volumineux que les autres :

« Ben j’vais plutôt essayer de publier dans une revue d’économie générale, parce que tout simplement c’est… ça atteint une audience plus grande et puis c’est mieux pour le C.V., mais bon si les journaux d’économie générale sont pas intéressés j’l’enverrai à un journal d’économie [spécialisé]. » [25-économiste]

« When you’re evaluating the C.V., it’s where you published more than how much you publish in economics mainly. You know in top schools ... and [University] is certainly not a top school, but in top schools junior researchers can actually do themselves a disservice by aiming too low. So where you publish really does matter and the quality of the journal correlates pretty strongly with the citations. » [24-économist]

Ces revues importantes sont donc des journaux scientifiques ayant un statut privilégié dans la hiérarchisation des supports de diffusion. Celles-ci sont également considérées comme ayant un processus d’évaluation plus compétitif. La publication dans une « bonne » revue ne sera donc pas vue uniquement comme un indicateur d’impact, mais aussi de crédibilité :

« Si tu veux publier dans une revue d’une encore plus grande qualité ben là tu sais le niveau de crédibilité qu’ils vont exiger pour que ce soit publié […]. Plus le niveau de l’article est élevé plus t’es obligé d’être très, très, très rigoureux tu sais. » [7-économiste]

En sociologie et en histoire, l’accent mis sur les revues d’envergure est moins grand, mais l’idée que celles-ci peuvent servir d’indicateur de rigueur ou d’impact est tout de même présente :

« I try to publish quality over quantity and I try to only publish in the top journals possible. The expectation there, the hope there to be… to reach the largest number of people in my field. So in terms of my field it’s very much, I guess very traditional… even kind of conservative approach. How one gets known or spreads their ideas are by top journals and if I can the best academic presses. And again favoring quality over quantity » [9-historien]

« More people read these journals than others, but I think if you did good research, I am finding things that have appeared not in AJS and ASR often, but things you know just as important: someone said an important thing. So if you’re saying an important thing, people in your field recognize it. Outside your field is a bit more problematic so you know one of these things is you’re working in a sociology department for example and most people are not in your field which means that it’s hard for... sometimes I don’t even know what’s the journal, the best journal in your field. So you know publishing something in AJS, ASR, Social Forces, gives you sort of like a… it’s a quality assurance sort of like. » [12-sociologue]

Vouloir publier dans des revues prestigieuses, c’est-à-dire la tactique de diffusion par laquelle un chercheur soumet un article à une revue considérée comme importante par ses pairs est donc également une stratégie de carrière, mais elle peut très bien coïncider avec d’autres objectifs :

« It’s certainly inflected by career anxieties… I mean when I first started I was very anxious to publish in these certain journals, so that I would get tenure. There is no doubt about that. It so happens that those are also the ones in which you would disseminate your research most effectively among peers. It’s hard to separate the careerist, from the more pure dissemination of knowledge goal. » [9-historien]

Or, ce barème est tout de même contesté par quelques-uns. Certains vont douter de la pertinence de publier dans ces revues et vont préférer une diffusion qui est plus directement en lien avec leur sujet ou leur public cible :

« [Il est] probablement plus intéressant que je la publie dans une revue de [sujet de

recherche], que de la publier dans une revue européene ou américaine où il y aura

quelques lecteurs qui vont lire ça rapidement parce que ça a aucune pertinence pour eux. »

[6-sociologue]

« Economics is much more formulaic so people will look at impact factors and they’ll look at you know number of citations... people in sociology are less likely to do that. Some people do, but more and more sociology cherishes the appropriateness of the venue in which you publish. » [20-sociologue]

D'ailleurs, cette même critique se manifeste au niveau des questionnements par rapport à l’évaluation des dossiers académiques :

« Il me semble qu’on doit apprendre à pouvoir dissocier ce qui est intéressant et ce qui est riche… qui n’est pas exclusivement : revue monitorisée, espace international. Parce que l’autre aspect aussi a ses limites là hein c’est souvent que effectivement on dit ben oui [la personne évaluée] a une diffusion internationale, mais est-ce qu’il a une RECONNAISSANCE internationale? » [6-sociologue]

Pareillement, certains économistes vont douter de la pertinence du poids que cet indicateur prend dans leur discipline :

« There can be too much weight put on the name of the journal rather than the contribution of the work. So, you know I think it’s much harder to get into American

Economic Review than Canadian Public Policy, but a Canadian Public Policy paper can be

very influential and cited often and have a big effect. So maybe the average, on the averages, but I think there might be a tendency to go too far, to putting too much weight on the name of the journal rather than the quality of the work. » [24-économiste]

« Sur les C.V., j’trouve qui a parfois un peu une obsession sur le quantitatif au détriment du qualitatif. Hein moi j’essaye de pas tomber là-dedans. […] La qualité de la revue je la mets aussi dans le quantitatif dans le sens où tout le monde sais très bien… y’a une sorte de classement informel que tout le monde connait très bien si tu veux. Plutôt que concrètement vraiment sur quoi les gens travaillent, qu’est-ce qu’ils ont à dire, si tu veux, le contenu de leur recherche. » [25-économiste]

Cet indicateur ou cet outil d’évaluation n’est donc pas nécessairement conçu comme étant infaillible, mais il reste souvent interprété dans un langage d’assurance de qualité qui repose sur la rigueur appréhendée de l’évaluation par les pairs dans ces revues :

« French applications : people come often with quite large numbers of publications, all in Quebec journals. It’s nothing wrong with publishing in Quebec journals I’ve done it myself, I think it’s a proper thing to do, there is nothing wrong with publishing in French it’s the proper thing to do. The difficulty is that none of the Quebec journals are competitive of the level even of the Canadian journals and let alone the U.S., the premium U.S. journals. So what you have is you’re comparing people with applications in English, from English Canada some of which will have publications in premium... in highly competitive journals vs. people from Quebec who on the whole would have publications, however good they are and they may be very good, all published in journals that aren’t competitive. So it’s hard to weight that. » [11-sociologue]

« I think it acts as a discipline for the scholar. Publishing in good journals means that you have to satisfy your peers, your most distinguished peers through the reviewing process. I think that’s something significant. I am not sure that the reviewing processes always work very well or that, that idealistic requirement is met, but I think in principle it’s important. »

[22-historien]

Bref, la publication dans de « bonnes revues » est largement considérée comme une stratégie de carrière dans la mesure où elle est mobilisée comme un indicateur (certes faillible) de qualité et de visibilité. Ces considérations pour la qualité et la visibilité ne sont d’ailleurs pas divorcées des préoccupations habituelles de la contribution académique substantive. Le processus d’évaluation par les pairs est considéré comme étant plus compétitif dans ces revues de sorte qu’une publication dans celles-ci est vue comme relevant d’une analyse plus rigoureuse et d’une contribution plus certaine. Or, si en économie la reconnaissance des pairs en dépend plus largement, cette stratégie n’est adoptée que partiellement en sociologie et l’attitude par rapport à cet étalon peut varier

considérablement. De plus, certains économistes interviewés ont également mis plusieurs bémols à l’égard de la valeur de cet indicateur. On leur attribue parfois certains biais d’évaluation ou on doute qu’une telle publication soit vraiment un indicateur d’une contribution pertinente et significative.

Certains éléments comme la langue de ces revues ou la perception que celles-ci préfèrent publier des données américaines ont influé sur l’attitude des chercheurs à l‘égard de cette hiérarchisation. Par contre, les oppositions principales que nous avons relevées dans nos entrevues reposaient pour l’essentiel sur trois arguments. Le premier, plus présent chez les sociologues, questionnait la pertinence du public ciblé par ces revues. Le deuxième, relevé également par des économistes, cherchait à réinterpréter la valeur exacte de cet indicateur. Enfin, en sociologie, on exprime parfois certaines réserves par rapport à la forme de connaissance que valorisent ces revues (voir section 5.2.2).