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Chapitre 1 : Débats et perspectives

1.2 Réponses et réactions

1.2.1 Le débat normatif

Par la nature même de son projet, l’opposition la plus catégorique aux propositions de Burawoy est venue de sociologues cherchant à développer une science positive. Ceux-ci se posèrent en fait à l’antithèse du positionnement de Burawoy en argumentant pour une neutralité axiologique dans la recherche. Or, si cette position est articulée principalement sur des bases épistémologiques, elle était parfois conçue comme une opposition éthique ou politique à l’engagement manifeste du programme de Burawoy.

Il est vrai que Burawoy insiste à ce que la sociologie publique n’aurait pas de posture morale intrinsèque et que la position critique qu’il articule serait plutôt circonstancielle à « l’éthos » actuel de la sociologie (Burawoy 2005b). Cependant, si la division du travail sociologique qu’il dessine ne se réduit pas à sa posture marxiste et radicale, le cadre de référence qu’il utilise pour la justifier est visiblement inspiré de celle- ci. Quelques objections passèrent ainsi par l’attaque de ce que certains perçoivent comme

un « marxisme » sous-jacent à la sociologie publique. Nielson (2004) s’indignera alors face à ce mouvement et ira même jusqu’à spéculer qu’il s’agirait d’un refuge d’anciens marxistes révolutionnaires cherchant une niche depuis la chute de l’URSS.

Comme l’ont souligné McLaughlin, Kowalchuk et Turcotte (2005), les attaques envers la sociologie publique de Burawoy ont parfois frôlé la paranoïa et le « red-baiting ». Cependant, c’est surtout la réduction de la sociologie à certaines positions morales qui a suscité l’opposition la plus manifeste (Nielsen 2004; Tittle 2004). L’engagement de la sociologie sur la place publique risquerait de nuire à la légitimité de celle-ci, selon eux, d’autant plus que cette discipline ne détiendrait pas réellement un corpus de savoir bien établi. Pire encore, un tel engagement serait un tort pour la démocratie alors que le sociologue mobiliserait son statut pour usurper la voix des citoyens (Tittle 2004).

Ces interlocuteurs ont donc plutôt invité les sociologues à faire preuve de neutralité axiologique dans leur recherche, mais Burawoy (2004) s’y opposera en soulignant que le désengagement est en soi un choix politique. Or, cet appel à la neutralité axiologique ne se pose pas principalement sur des bases politiques. En fait, celle-ci repose surtout sur une position épistémologique dont l’enjeu serait d’au moins essayer de tendre vers une certaine impartialité des interprétations (Nielsen 2004; Tittle 2004). De plus, Tittle (2004) et Calhoun (2005) soutiennent qu’il existe une différence entre les connaissances construites par un cumul dans une littérature scientifique et celles articulées dans un plaidoyer ou dans une étude de cas singulière :

« To have a sociologist working for the trade union movement say one thing and a sociologist working for employers say another might be helpful, but it would not be the same thing as being able to say that the evidence and arguments reviewed and debated in the field at large make for credible knowledge, not merely sociologically informed opinion. » (Calhoun 2005)

À travers ces critiques, certains vont donc poser les bases d’une identité disciplinaire fondée non pas sur le déploiement d’une sociologie publique, mais plutôt sur le développement d’une cohésion théorique et méthodologique au cœur de la sociologie professionnelle (Boyns et Fletcher 2005; Brint 2005; Turner 2005). À l’encontre de

Burawoy, Boyns et Fletcher (2005) voient dans le développement d’un savoir disciplinaire plus cohérent le seul potentiel réaliste de renouveler la légitimité de la sociologie et de permettre sa présence sur la scène publique. Turner (2005) déplore pareillement la marginalité de la sociologie. Pour lui, la tendance à la moralisation exprimée dans le projet de Burawoy risque de désintéresser davantage les publics. En plus de refouler ses postures normatives la sociologie se doit de s’affermir comme science sociale. Celle-ci ne devrait pas léguer les espaces appliqués et professionnels aux économistes, mais plutôt consolider sa posture scientifique pour former un contre poids aux sciences économiques autant dans la sphère publique qu’aux « tables du pouvoir » (Turner 2005). C’est dans une logique similaire que la discipline doit s’organiser autour de son cœur professionnel et scientifique selon Brint (2005). En fait, ce qu’il appelle la « paix » de Burawoy lui semble plutôt une tentative de contourner la visée scientifique et faire de la sociologie une pratique immédiatement partisane.

Convoquant les sociologues à faire preuve de neutralité axiologique, ces postures proposent un projet disciplinaire alternatif qui passerait par le développement d’un savoir disciplinaire et cohésif. Par sa réplique, Burawoy (2005e) nomme cette vocation la « pure science » et la congédiera comme dépassée, voire révolue. Pour lui, il s’agirait d’un « empirisme radical » qui aboutirait sur une « tâche impossible » et « régressive ». Il repoussera alors l’idée que la sociologie puisse se définir par un objet et avancera que seul le « standpoint » de la société civile puisse unir la discipline. En fait, face à ce qu’il appellera la « troisième vague de la marchandisation », où l’État ne serait que le complice de l’expansion destructrice du capitalisme, la « sociologie de troisième vague » devrait, selon lui, se poser « directement » comme défenderesse de la société civile. Il propose dans ce sens un modèle inclusif de la discipline qui ne reposerait pas sur une unité cognitive, mais sur la complémentarité de différentes pratiques :

« Disciplinary unity is no longer based on the quest for a singular paradigm but on the interconnections of multiple research programs. If the unity of pure science requires an authoritarian organization of sociology, what Durkheim might call a mechanical solidarity with a strong collective consciousness, the unity of value science is based on an organic

solidarity, involving the interdependence and complementarity of multiple research agendas.» (Burawoy 2005e)

Or, cette « sociologie de troisième vague » ferait tout de même usage d’une certaine « conscience collective », selon lui, car cette complémentarité serait assurée par une unité vocationnelle ancrée dans le « standpoint » de la société civile (idem). Son opposition au projet alternatif avancé par Turner, Brint et Boyns et Fletcher, se situe donc dans ce qu’il conçoit comme la propension de la « pure science » à écraser l’engagement moral et rendre impossible les connaissances réflexives.

D’autres interlocuteurs n’ont pas cherché à proposer une identité disciplinaire alternative, mais ont surtout soulevé certaines réserves ou proposé quelques amendements (Brady 2004; Braithwaite 2005; Calhoun 2005). Une bonne part des critiques avancées portèrent en fait sur ce que plusieurs considérèrent comme un traitement caricatural de l’État et des marchés. En fait, selon Brady (2004), la position de Burawoy se traduirait en une « diabolisation » inexacte de l’État et de la recherche appliquée :

« Would Burawoy have us believe that all criminologists, poverty researchers, medical sociologists, and applied sociologists working for the government are "putting values up for sale? » (Brady 2004)

Dans ce sens, Braithwaite (2005) soulignera que l’État et le marché seraient importants pour contrer les « tyrannies » qui peuvent venir de la société civile. Pareillement, Calhoun (2005) proposera que la posture de la sociologie publique ne doive pas être que de défendre la société civile contre ces puissances temporelles, mais plutôt de montrer les possibilités « d’un meilleur état », « d’un meilleur marché » et « d’une meilleure société civile ».

Or, les débats dans Critical Sociology furent en quelque sorte différents. En fait, le contraste était d’autant plus prenant lorsque certains ont radicalisé le diagnostic de Burawoy à l’égard de la domination par la sociologie américaine et par l’axe instrumental (Baiocchi 2005; Ghamari-Tabrizi 2005). À cet égard, Baiocchi (2005) partagea la vision de Burawoy selon laquelle l’intensité des exigences de la profession aux États-Unis conspirerait contre l’axe réflexif. Pour lui la pression pour publier, la sécurisation des fonds

et l’obtention de la permanence, inclineraient « subtilement » les chercheurs à éviter les perspectives critiques. Pareillement, la posture de la science positive serait dangereuse Ghamari-Tabrizi (2005), car elle limiterait l’interprétation de la réalité à l’horizon de son autorité et rendrait impossible la réflexivité.

Les débats normatifs entourant le projet disciplinaire de Burawoy soulèvent visiblement certaines tensions. Ceux-ci ne mettent pas seulement en évidence des projets disciplinaires distincts, mais aussi des oppositions entre certains types identifiés par Burawoy. Celui-ci a d’ailleurs mobilisé sa typologie pour cantonner ses opposants à des perspectives relevant de types de sociologie spécifiques. Ainsi en étiquetant quelques-uns de ses interlocuteurs il put articuler leurs objections comme des tentatives de réduire la discipline aux visées ou au point de vue d’une seule forme de connaissance (Burawoy 2007; 2009). Cette tactique est peut-être abusive sur le plan dialectique, mais le fait qu’il puisse exprimer ces conflits dans son langage donne du poids aux distinctions élaborées par son modèle. À vrai dire, le débat est beaucoup plus complexe et complet que l’est notre reconstitution sélective. Cependant, certaines tensions qui en émergèrent peuvent être assez facilement repérées à l’intérieur du modèle descriptif de Burawoy. Certains se poseront alors en défense de la sociologie appliquée contre une « diabolisation » de l’État, quelques- uns proposeront une identité disciplinaire fondée sur le développement de la sociologie professionnelle et d’autres renchériront sur la nécessité de protéger les perspectives critiques contre la professionnalisation. À cet égard, il serait prématuré de rejeter la distinction entre les connaissances réflexives et instrumentales comme l’ont suggéré McLaughlin et al. (2005). En fait, s’il est difficile d’articuler ces catégories de façon univoque sur un plan analytique, celles-ci semblent tout de même souligner certaines différences de principes mobilisées par les acteurs eux-mêmes.