• Aucun résultat trouvé

Les instrumentalisations du jeu dans l’Histoire

Dans le document Les instrumentalisations du jeu numérique (Page 44-47)

Chapitre 1 : Traditions du jeu et confrontations disciplinaires

1. Les instrumentalisations du jeu dans l’Histoire

Il n’est pas question ici de faire un travail d’historien du jeu, de nombreuses références existent en la matière. Notre projet se cantonne à une mise en perspective de la question de son instrumentalisation afin de mieux éclairer sa problématisation actuelle. Nous nous appuierons principalement sur l’ouvrage de Colas Duflo Le jeu de Pascal à Schiller (1997).

Au sein du monde Occidental et jusqu’aux temps modernes, le jeu ne semble pas avoir été destiné à nourrir des finalités secondaires socialement utile. Tenu en faible considération parmi l’éventail des activités humaines, il apparaît, au mieux, comme une occupation futile que l’on peut reléguer au monde de l’enfance. Au pire, il peut être une funeste passion qui conduit à la ruine ou à la dépravation.

Les philosophes antiques, Platon ou Aristote ne tenaient pas le jeu en grande estime. Ce dernier, dans son Éthique à Nicomaque, en a fondé une vision dont on trouve des traces jusqu’à nos jours. Il distingue les activités utilitaires de celles qui trouvent en elle-même leur propre fin, « qui ne recherchent rien en dehors de leur pur exercice » (Aristote, cité par Duflo, 1997, p. 8). Parmi celles-ci se trouve le jeu, ce qui semble donc s’opposer à sa possible instrumentalisation puisqu’il paraît exclu de le pratiquer pour une finalité autre que le seul plaisir. Il partage cette qualité avec l’action vertueuse dont l’objet est aussi une fin en soi. Aristote s’attache néanmoins à différencier ces deux activités afin de valoriser celles visant à l’élévation de l’âme, au détriment du jeu, qui est de moindre valeur. Le philosophe en vient

donc à juger le jeu comme une activité mineure, en opposition au travail. Il ne serait alors qu’un délassement, destiné à nous permettre de reprendre le travail avec plus d’ardeur. De simple repos, il peut cependant devenir dangereux si celui qui s’y adonne en fait son occupation principale, ce qui peut le conduire à négliger le soin de sa personne et les activités sérieuses.

La position d’Aristote est représentative d’une pensée dominante jusqu’aux temps modernes et elle sera reprise par les pères de l’Église. Pour Thomas D’Aquin, le jeu peut présenter des aspects positifs : il est repos de l’esprit, il favorise la sociabilité. Mais il faut qu’il soit pratiqué avec mesure, il ne faut pas verser dans l’excès qui serait un péché. Ainsi que le note Colas Duflo : « mesuré, il doit demeurer une activité mineure dont la véritable signification est toute négative : c’est le moment indispensable de non-travail. » (Duflo, 1997, p. 21)

Cette question de la mesure prônée par l’Église témoigne de la volonté de maintenir le jeu dans sa pratique futile et de le préserver d’une possible instrumentalisation populaire paganiste. En effet, les origines des jeux de hasard sont liées à la divination. Les grecs et les romains jouaient avec des dés ou des osselets, avant les combats militaires pour en prédire l’issue. Plus tard sont apparus en Chine, puis en Europe, des jeux de carte pour pénétrer dans le monde occulte et connaître l’avenir. Le jeu est alors concurrent de la théologie, il est considéré comme un instrument du diable, ouvrant sur des pratiques magiques.

Dès l’arrivée du christianisme les pratiques divinatoires ont été interdites. L’empereur romain Constance II condamne les devins à la peine capitale en 341. Les interdictions des jeux se confirment au cours du Moyen-âge. Les jeux de hasard sont proscrits par le Concile de Mayence (831). De multiples conciles confirment par la suite cette interdiction. Le jeu oppose le hasard à la confiance que le chrétien doit placer dans le dessein de Dieu. Il oppose le gain facile au labeur difficile, mais honnête. Le joueur trop passionné n’est plus disponible pour les œuvres saintes, il est sous l’emprise du démon. « Le Diable, qui ne manque jamais de présider à ces sortes de jeux, anime de folie et de fureur les dés des joueurs » (Saint Basile, cité par Guillaume, 1983, p. 68).

À l’opposé de ces interdictions, les pouvoirs politiques comprennent les instrumentalisations qu’ils peuvent faire du jeu. Celui-ci peut être une ressource économique et un moyen de propagande. De ce point de vue, les jeux du cirque de la Rome antique sont une mise en scène de la puissance romaine. Les jeux véhiculent une certaine représentation du monde, que ce soit par leurs figurines ou l’agencement de leurs règles. Les jeux de table, les jeux d’échec, les jeux de carte ou les jeux de l’oie véhiculent des visions particulières des hiérarchies sociales ou miliaires. La diffusion de ces objets est contrôlée par le pouvoir politique, comme le montre par exemple la taxation en 1701 des jeux de carte sous Louis XIV.

Après l’époque médiévale, fortement marquée par les interdits, les pouvoirs politiques s’intéressent au jeu en tant que source financière potentielle. Les pratiques clandestines ont favorisé l’éclosion de lieux illicites et subversifs. La tolérance de maisons de jeux permet un contrôle et devient génératrice de revenus par l’application d’une taxation. « N'est-il pas plus sage de faire tourner au profit de la chose publique une passion indestructible ? » (Anonyme, 1778, cité par Guillaume, 1983, p. 74) Entre les XVIème et XVIIIème siècles, l’État devient lui-même progressivement organisateur de jeu : François 1er autorise une première loterie à Paris en 1539. Cette pratique va se développer, apportant des ressources conséquentes aux pouvoirs publics, jusqu’à la création d’une loterie royale, ancêtre de la loterie nationale, par Louis XVI en 1776. Dans le même temps, l’Église se voit amenée à assouplir sa position et finit par organiser elle-même des tombolas de charité.

Michel Lavigne - Les instrumentalisations du jeu numérique - 45 Cette évolution témoigne d’un profond changement dans la conception du jeu à partir du XVIème siècle, qui va se concrétiser par le développement de dispositifs comme les loteries qui deviennent licites. Au XVIIème siècle le hasard change de statut : de manifestation magique ou diabolique, il devient un objet de connaissance. C’est sur la sollicitation d’un ami joueur que Blaise Pascal s’intéresse au jeu afin de calculer les chances de gagner et il invente ainsi la théorie des probabilités. Alors appréhendé par les mathématiques, le jeu prend une nouvelle respectabilité, comme le note Colas Duflo : « se dégage ici une nouvelle vision du jeu, conçu comme un phénomène émanant de l’ingéniosité humaine et méritant en retour l’attention du savant. » (1997, p. 26). Un joueur n’est plus seulement un être faible entraîné par une passion funeste, mais il est un stratège qui développe son ingéniosité par le calcul.

Ce changement de regard est aussi lié à un tournant humaniste qui donne de l’enfance une image nouvelle comme l’a montré Philippe Ariès (1960). Dès que le XVème siècle, Érasme dans son traité sur l’éducation De pueris instituendis souligne la valeur éducative du jeu. Il convient de s’intéresser aux jeux des enfants plutôt que de s’en remettre à la contrainte pour leur éducation. Au XVIème siècle Michel de Montaigne, dans ses Essais, remet en question la futilité du jeu enfantin : « il ne faut pas considérer les jeux des enfants comme des jeux mais comme leurs actions les plus sérieuses » (1595, p. 158). Au XVIIème siècle, les jeux font leur apparition dans les collèges jésuites.

L’enfant a longtemps été regardé comme un être inférieur. Il était considéré par l’Église comme porteur du péché originel donc dominé par de mauvais instincts qu’il s’agissait de corriger par des mesures coercitives en éducation. On voit à partir du XIVème siècle se développer le mythe de « l’enfant-Jésus » qui peut intercéder entre Dieu et les hommes, et représente donc une innocence à protéger. Au XVIIIème siècle les conditions démographiques se modifient avec le début de la limitation des naissances et la baisse progressive de la mortalité infantile, donnant une valeur nouvelle à l’enfant, désormais considéré comme un individu à part entière auquel on doit prêter attention.

L’idée de la valeur éducative du jeu s’impose et se popularise avec le siècle des Lumières. En Angleterre, John Locke publie en 1693 ses Pensées sur l’éducation dans lesquelles il préconise l’utilisation du jeu et l’abandon des châtiments corporels. En France, Jean-Jacques Rousseau avec son Émile, ou De l’éducation défend cette nouvelle vision. Le philosophe considère qu’il ne faut pas contrarier la nature de l’enfant. « Aimez l'enfance ; favorisez ses jeux, ses plaisirs, son aimable instinct. » (Rousseau, 1762, p. 16) Mais ces jeux ne doivent pas demeurer dans la gratuité, ils doivent être utilisés dans une finalité éducative. Ainsi, l’éducateur pourra organiser des jeux de nuit afin de vaincre les angoisses nocturnes chez l’enfant. Il s’agit d’utiliser l’amusement, la joie de découvrir ou d’atteindre un but, pour faciliter les apprentissages et obtenir l’adhésion de l’enfant à des activités qui seraient ressenties comme rebutantes sans l’incitation ludique. « Dans tous les jeux où ils sont bien persuadés que ce n'est que jeu, ils souffrent sans se plaindre, et même en riant, ce qu'ils ne souffriraient jamais autrement sans verser des torrents de larmes. » (Ibid., p. 93)

Le jeu que nous propose Rousseau relève de la ruse pédagogique. Le maître se sert de la spontanéité de l’enfant tout en le guidant à son insu vers des objectifs qu’il a choisis. « Il n'y a point d'assujettissement si parfait que celui qui garde l'apparence de la liberté ; on captive ainsi la volonté même. » (Ibid., p. 84). Pour Rousseau, le jeu n’est donc pas une fin en soi, il est instrumentalisé au profit d’objectifs d’apprentissage. Rousseau peut être vu comme le précurseur des pédagogies nouvelles qui se développeront au XXème siècle. Le maître a pour mission d’inventer des situations au sein desquelles l’enfant va exercer sa liberté et s’approprier

la connaissance. De ce point de vue le jeu est entendu comme un moyen d’apprentissage fondé sur l’action du sujet plutôt que sur sa soumission passive.

Ce survol historique nous a permis de repérer quelques manifestations historiques des instrumentalisations du jeu : politiques, économiques, religieuses, ésotériques et enfin les instrumentalisations pédagogiques qui seront particulièrement au cœur de notre réflexion. Le jeu dont nous avons parlé jusqu’à présent n’a pas réellement été défini. Il peut se référer à des dispositifs matériels (les dés, les cartes), à des situations (les jeux de nuit de Rousseau), à des types généraux comme les jeux fondés sur le hasard. Au XXème siècle, les travaux d’Huizinga et Caillois vont proposer une étude systématique des jeux afin d’en déduire des caractéristiques universelles.

Dans le document Les instrumentalisations du jeu numérique (Page 44-47)