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Jeu, jouet, simulation

Dans le document Les instrumentalisations du jeu numérique (Page 85-89)

Chapitre 2 : Le jeu à l’ère numérique

4. Jeu, jouet, simulation

(1) La confusion jeu/jouet

Nous avons vu, dans le monde du jeu traditionnel, une différence qui s’établit entre des artefacts de type jeu, orientés vers les règles et le ludus de Caillois et des jouets qui relèvent d’une libre utilisation, du type de la paidia. Nous avons vu aussi que cette distinction est assez solide (Chauvier, 2007), même si l’on peut trouver des exceptions et des situations limites. Le pouvoir de simulation des ordinateurs leur permet de proposer toutes sortes de modalités, certaines permettant des activités assez libres, d’autres des jeux réglés, il y a donc bien des jeux et jouets numériques.

Michel Lavigne - Les instrumentalisations du jeu numérique - 85 À titre d’exemple nous nous rendons sur le site Jeuxclic26 qui propose « 302 100 jeux en ligne gratuits ». Il s’agit de « mini-jeux » plutôt destinés à un jeune public. Dans la catégorie des « jeux de réflexion » nous pouvons par exemple choisir un des jeux d’échecs proposés. Nous ne pouvons que suivre les règles de déplacement des pièces et tenter de gagner face à la machine, au moyen d’une judicieuse stratégie, en mettant l’adversaire virtuel en échec et mat.

Nous pouvons aussi choisir un jeu dans la catégorie « Jeux de fille » et la sous-catégorie « Jeux de séduction ». Le premier titre proposé est « Jeu de bratz27 ». Rappelons que les Bratz28

sont des poupées mannequins. La description indique : « Prépare ta chanteuse avant le concert ». Il s’agit alors de choisir un des quatre modèles, de préparer sa coiffure et son maquillage en sélectionnant des éléments parmi ceux qui sont mis à disposition. Lorsque nous sommes satisfaits nous pouvons imprimer l’image de la poupée ainsi préparée.

Nous sommes ici dans une activité qui est dans la continuité du traditionnel jeu de poupée. Le logiciel serait donc un jouet et le joueur peut s’en servir librement. En effet, il n’est pas nécessaire de suivre une procédure fixée : on peut décider se maquiller avant ou après s’être coiffé, voire ne pas se maquiller du tout. On ne peut pas dire qu’il y a un objectif de jeu : il n’est pas question ici de gagner ou de perdre. Pouvoir imprimer l’image finale n’est pas un objectif, c’est tout au plus la mémorisation d’une mise en scène, de la même façon que l’on peut photographier sa poupée réelle après l’avoir habillée de façon originale.

Néanmoins, nous constatons qu’il n’est jamais mentionné « jouet vidéo ». L’expression « jeu vidéo » est un qualificatif commun englobant les pratiques relevant autant du ludus que de la paidia. Si nous examinons cette activité que nous assimilons au jeu traditionnel de la poupée, nous pouvons constater des différences avec le jeu traditionnel. En effet, l’activité sur écran est fortement régulée et limitée par le code qui la constitue : nous ne pouvons pas choisir d’autres coiffures que celles proposées, nous ne pouvons pas avoir une chanteuse au crâne rasé ou déchirer ses habits, ce qui serait possible avec la poupée matérielle. Le petit univers de ce jeu est constitué par ses propres lois physiques qui se limitent aux potentialités prévues par les programmeurs. Celles-ci sont considérablement restreintes par rapport au champ des possibles du réel. Ces lois se différencient des véritables lois physiques, comme la loi de la gravitation : elles n’ont pas un caractère d’universalité, chaque jeu à ses propres lois, au mieux elles sont une assez fidèle reproduction des lois physiques. Aussi le joueur les ressent comme des règles particulières d’utilisation incorporées dans le logiciel. Nous pensons que cet état de fait, ce ressenti, est une raison de la confusion jeu/jouet dans les jeux numériques : l’omniprésence des contraintes du code les fait ressentir comme des règles d’un jeu.

Une seconde raison tient certainement à l’évolution des jeux vidéo qui deviennent de plus en plus complexes. Le « Jeu de Bratz » est un exemple minimal de jeu créatif, on parle de « mini-jeu ». Il existe des logiciels qui proposent un ensemble étendu d’éléments que l’on peut agencer totalement à sa guise. Ces logiciels ne comportent pas un scénario prédéterminé, ils délèguent la fixation d’objectifs au joueur. On les qualifie de jeux de type bac à sable ou sandbox. Comme le bac à sable des cours de récréation, ils sont des espaces de divertissement, ils offrent une matière, mais laissent les joueurs totalement libres de son usage, au gré de leur

26http://www.jeuxclic.com/ - Consulté en 2018 27http://www.jeuxclic.com/jeux.php?id=3199 28 Marque déposée de MGA Entertainment, puis LKG

imagination. On peut aussi les comparer aux jeux de construction qui mettent à disposition une multitude de pièces que le joueur assemble à sa fantaisie.

Le logiciel le plus emblématique de ce type est Minecraft29, qui a connu un grand succès malgré des graphismes minimalistes. L’univers du jeu est généré aléatoirement. Il est constitué de blocs représentant des matériaux qui sont des ressources naturelles que le joueur peut exploiter pour développer un territoire. Il peut bâtir des structures et en cela Minecraft s’apparente à un jeu de construction. Les possibilités paraissent infinies puisque le joueur peut développer une carte qui peut mesurer jusqu’à « 60 millions de blocs par 60 millions de blocs, soit 7 fois la surface de la Terre »30. Le jeu est particulièrement apprécié pour la liberté créative qu’il offre au joueur.

Si l’activité de construction dans Minecraft est la plus connue, elle n’est pas la seule. En effet, il est possible de jouer dans le logiciel selon divers modes de jeu. La pratique que nous venons d’évoquer est celle du « mode créatif » qui donne la priorité à la construction. Mais il existe aussi un « mode survie » au sein duquel le joueur peut être attaqué par des monstres et doit se défendre et encore un « mode extrême » dans lequel il n’a qu’une seule vie et le monde qu’il a créé disparaît s’il meurt. Nous passons donc d’une activité créative à une structure d’actions agonistiques et compétitives, du jeu de la paidia à celui du ludus.

Cette possibilité de pratiques différentes au sein d’un même jeu est de plus en plus fréquente dans les programmes vidéoludiques qui proposent des univers développés. Ainsi, des jeux naturellement compétitifs ajoutent des modalités simplement exploratoires. Le jeu GTA31, grand succès commercial, repose sur un scénario très construit avec des personnages principaux, comme dans un film, et des missions à accomplir. Le joueur incarne un malfaiteur qui débute par des vols de voiture et progresse dans la délinquance avec des braquages de plus en plus audacieux. Mais il est aussi possible de simplement « s’amuser » en dehors des missions. En effet, le jeu repose sur une carte très vaste qui reproduit trois villes au sein desquelles on peut se déplacer avec le véhicule son choix, voiture, hélicoptère ou bateau.

De ce fait, le joueur peut facilement passer d’une modalité à une autre, jouer en suivant les objectifs fixés par le jeu, jouer en explorant et en agissant dans l’univers au gré de ses envies immédiates. Ces possibilités sont liées aux plateformes de jeu qui proposent un monde ouvert, c’est-à-dire un univers qui peut sembler sans limite tellement il est vaste, à l’opposé des potentialités des mini-jeux dont on fait rapidement le tour. Aussi le terme « jeu » pour désigner un logiciel, tout comme l’expression « jeu vidéo », recouvre aujourd’hui des systèmes hétéroclites incluant notamment des artefacts de type jouet.

Cette confusion entre jeu et jouet engendre un trouble supplémentaire dans ce que nous pensons que le terme jeu peut qualifier, en élargissant son emploi. Elle offre plus d’opportunités d’instrumentalisation en incitant à confondre respect de la règle et libre choix, ludus et paidia. Ce bain confusionnel est encore accentué avec la difficulté de discriminer jeu et simulation dans l’univers numérique.

29 Créé par Markus Persson, 2009, développé par le studio Mojang. 30https://fr.wikipedia.org/wiki/Minecraft - Consulté le 09/03/2018 31 Grand Theft Auto, BMG Interactive, 1997.

Michel Lavigne - Les instrumentalisations du jeu numérique - 87 (2) L’ambiguïté jeu/simulation

La simulation est une fonction de base des machines informatisées. Les premiers ordinateurs ont simulé des trajectoires en balistique. Les jeux vidéo, dès leur apparition, s’affirment comme des simulations, avec Spacewar, en 1962, qui représente un combat spatial. Les systèmes numériques permettent de mettre en scène des situations réelles ou fictionnelles et de rendre opérationnels leurs mécanismes fonctionnels. L’interactivité donne à un utilisateur humain les moyens de les contrôler. Ils offrent ainsi la possibilité d’expérimenter sans risque ou de s’entraîner à moindre coût.

Un des premiers domaines à avoir eu recours à la simulation a été celui de l’aéronautique. La complexité des opérations de pilotage des avions, les risques encourus par les pilotes novices ont conduit, dès les débuts de l’aviation, à reproduire des systèmes de commande au sol. Mais ce n’est qu’avec le développement de l’électronique que ceux-ci sont parvenus à recréer des conditions et des réactions voisines de celles ressenties en vol. Les simulateurs professionnels sont aujourd’hui des plateformes mobiles qui reproduisent à l’identique les mouvements d’un appareil, l’équipement de son cockpit et utilisent des images de synthèse pour restituer l’environnement visuel extérieur. Ces dispositifs ne sont en aucun cas considérés comme des jeux.

Très tôt, des simulateurs de vol sont apparus sur ordinateur personnel. Le logiciel Flight simulator a été commercialisé par Microsoft à partir de 1982. Il vise à reproduire avec fidélité des situations de pilotage. L’utilisateur peut choisir divers types d’avion et de multiples aéroports. La prise en main n’est pas aisée, le maniement est complexe et difficile comme peut l’être celui d’un véritable avion. À ce titre, il peut être utilisé en tant qu’outil de découverte ou d’entraînement au pilotage. Alors qu’un jeu introduit de la fiction et la séduction de la facilité d’accès, priorité est ici donnée à la fidélité de la reproduction du réel.

Néanmoins, si Flight simulator s’affiche comme un simulateur, il a été souvent vendu comme un jeu vidéo. En effet cette simulation présente des caractères propices à l’adoption d’une attitude ludique, pour peu que l’on dépasse les difficultés de prise en main et qu’on choisisse les situations les plus aisées. En effet, le pilotage d’avion est pour la plupart d’entre nous un rêve inaccessible, dont on imagine qu’il est extrêmement gratifiant : plaisirs de voler librement, de s’affranchir de la pesanteur, d’être le maître d’un puissant Boeing 747 qui transporte des centaines de passagers, de faire des acrobaties à des vitesses vertigineuses avec un avion de combat… Ces plaisirs renvoient à la mimicry de Caillois, au « faire comme si » (si j’étais un oiseau, si j’étais un pilote de chasse). Ils relèvent de l’activité permise par le jouet, activité autotélique, c’est-à-dire pratiquée pour elle-même.

Par conséquent Flight simulator pourra aisément suggérer deux types différents d’appropriation : ou bien une utilisation « sérieuse » qui pourra précéder un entraînement sur un vrai avion, ou bien l’adoption d’une attitude ludique qui permet de jouir d’un plaisir immédiat. Par conséquent, un simulateur, pour peu qu’il permette une activité gratifiante suffisamment facile à s’approprier, pourra être aussi bien le support d’une activité « utile » que celui d’une activité de jeu reposant sur les moteurs de l’imitation, de l’exploration ou du vertige. La seule différence est dans la tête du joueur : est-il actuellement dans le cadre mental de l’attitude ludique ? Avec Jacques Henriot nous savons qu’il est bien difficile de répondre à cette question.

En effet, l’attitude ludique est un état de conscience fugace et imprévisible. Nous voyons bien parfois que pour certains étudiants un exercice en séance de travaux pratiques peut susciter le plaisir et la passion d’un jeu, tandis que pour d’autres c’est une contrainte plutôt fastidieuse. Lors de l’utilisation des logiciels numériques, le passage de l’utile à l’amusement est particulièrement fluide. Alors que nous recherchons des informations nécessaires à notre travail, nous pouvons facilement dériver sur le plaisir de la découverte avec l’immensité des ressources que nous propose le web. L’utilisation d’un logiciel particulièrement ergonomique pourra nous entraîner vers le pur plaisir de la manipulation en négligeant la tâche que nous nous étions fixés. Cette fluidité mentale explique l’ambiguïté entre jeu et simulation.

Si tout jeu sur ordinateur repose sur une simulation, tout dispositif de simulation n’est pas un jeu. On peut différencier les deux domaines par l’intention de la conception. Un logiciel de simulation a pour objectif l’apprentissage d’une tâche professionnelle ou l’entraînement. Sa conception repose sur la fidélité de la reproduction de la situation. Un jeu vise le divertissement, sa conception vise à donner un plaisir de manipulation. Pour cela il donne priorité à la facilité et il n’hésite pas à la distorsion d’avec les contraintes du réel. Néanmoins toute simulation peut être appréhendée comme un jeu si l’utilisateur le décide, tout comme rien n’oblige à l’adoption d’une attitude ludique vis-à-vis d’un jeu considéré inintéressant.

Nous verrons que ces ambiguïtés sont largement utilisées par les promoteurs des instrumentalisations du jeu numérique, soit en voulant faire passer pour des jeux des logiciels très peu susceptibles de permettre de développer un plaisir d’utilisation, soit au contraire en vantant les potentialités éducatives de programmes qui n’ont d’autre qualité que la facilité d’accès à un plaisir d’utilisation immédiat.

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