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Le jeu des éthologues et les limites du culturalisme

Dans le document Les instrumentalisations du jeu numérique (Page 60-64)

Chapitre 1 : Traditions du jeu et confrontations disciplinaires

1. Le jeu des éthologues et les limites du culturalisme

L’étude du jeu animal est un sujet qui peut sembler sans rapport avec les objets numériques. Il permet néanmoins de réinterroger les théories que nous venons de discuter, car il constitue un sujet autant documenté que controversé chez les éthologues. Ceux-ci veillent à étudier ses manifestations chez les animaux dans leurs lieux de vie, avec prudence et en tâchant d’éviter le piège de l’anthropomorphisme. Ainsi Eugène Pottier évoque ces difficultés et la multiplicité des approches possibles : « un certain trouble reste comme un halo autour du jeu. Chaque chercheur est obligé de définir cette activité en fonction de sa recherche précise, ce qui fait que le jeu ne possède pas une, mais bien plusieurs définitions, ce qui lui donne plusieurs facettes et ce serait le réduire que d’enlever une de ces facettes. » (Pottier, 2004)

(1) Le jeu animal

La littérature sur le jeu animal est importante, initiée par le psychologue allemand Karl Groos qui a publié en 1898 un ouvrage sur la question. Celui-ci propose une analyse des comportements ludiques animaux. Il fait ressortir un ensemble de caractéristiques que nous attribuons généralement au jeu. Il constate des activités sensori-motrices qui sont, en apparence, dépourvues de finalité, lors de séquences similaires à celles observables dans d’autres contextes au sein desquels elles ont une fonction immédiate et particulière, telle que la locomotion ou la prédation. Mais dans ces situations les enchaînements sont inhabituels, les séquences peuvent être incomplètes, démarrer brusquement et s’arrêter tout aussi instantanément, sans raison apparente. Elles sont souvent répétées de nombreuses fois à la suite. Les mouvements peuvent être exagérés, des précautions sont prises pour éviter de blesser le partenaire, des objets inanimés peuvent être utilisés comme compagnons de jeu de substitution. Il est observé, au-delà de la répétition, une capacité à inventer de nouvelles formes et variations. Les séquences sont exécutées avec facilité et décontraction.

Ce jeu animal peut être observé chez les mammifères, également chez des oiseaux, et aussi des poissons. Il est plus ou moins développé selon les espèces. Ainsi, les corbeaux seraient particulièrement joueurs. Lestel (2001) cite le cas des perroquets kéas qui font des boules de neige qu’ils poussent devant eux. Selon Garrigues (2001), les jeux animaux peuvent se répartir en trois types : les jeux locomoteurs et de rotation (courir, courir en cercle, sauter, rebondir, ruer, rouler, glisser, pourchasser sa propre queue, se suspendre avec la tête en bas, etc.), les jeux avec des objets (manipuler, tirer, pousser, mâcher ; pour les jeux d’exploration renifler, goûter, toucher), les jeux sociaux (combats ludiques avec ou sans contact).

Lors des jeux sociaux on constate l’envoi de signaux aux partenaires. Il pourra s’agir d’une modification de la manière de se déplacer : l’animal gambade ou trébuche. Dans les combats on constate l’absence de morsures et des signaux stéréotypés de menace ou de soumission. Les primates supérieurs adoptent une physionomie du jeu ou play-face, « bouche grande ouverte avec les dents couvertes ou en partie couvertes » (Garrigues, 2001, p. 13). Ces signaux peuvent s’adresser à un congénère ou à un humain, comme dans le cas du chien avec la « révérence de jeu » ou play-bow, position accroupie, dos creusé et tête tendue vers le partenaire. Garrigues précise que ce type d’attitudes n’existe que dans des contextes de jeu.

Karl Groos souligne un point commun entre le jeu chez l’animal, chez les humains et les activités artistiques : la capacité à faire semblant, à simuler. Ce point est d’importance, car il accrédite une conscience du jeu et donc sa dimension intentionnelle. La présence des signaux de jeu tend à le prouver. Bateson parle de métacommunication (1977, p. 249) pour caractériser ces situations dans lesquelles il s’agit d’indiquer au partenaire que la relation établie est une relation de jeu.

Les comportements de jeu sont principalement constatés chez des sujets jeunes, ils sont moins fréquents chez les adultes. Le jeu des adultes se pratique surtout avec les petits. Une littérature importante s’intéresse aux fonctions du jeu. Il lui est généralement accordé des fonctions d’apprentissage, pour le développement d’aptitudes physiques, sociales et cognitives. Pottier (2004) évoque les courses de chevaux lorsqu’elles sont libres et en-dehors de toute contrainte : « Une course débridée amène le cheval à rencontrer des obstacles impromptus et l’oblige à mesurer ses pas, à juger ses sauts, à contrôler sa vitesse et son souffle, et ce, d’une manière plus facile puisqu’il n’est pas sous l’influence du stress ou de la faim. »

Michel Lavigne - Les instrumentalisations du jeu numérique - 61 Les éthologues constatent en effet que ces pratiques assimilables à des jeux se produisent seulement si l’animal n’est pas en situation de stress : « Si l’animal n’est pas libre de tout désir physiologique, de problème hiérarchique, de crainte du prédateur ou encore de la garde de ses petits, il est bien en peine de jouer. » (Pottier, 2004) Ce jeu serait donc comme chez l’homme, une utilisation positive du temps de loisir, lorsque les urgences liées à la survie se sont éloignées. On peut également trouver une autre explication à la pratique du jeu qui serait son rôle occupationnel. Pottier indique : « un animal encagé trompera son ennui en faisant des activités que l’on pourrait appeler jeu ».

(2) Le culturalisme à l’épreuve du jeu animal

Nous avons vu que pour Huizinga le jeu précède la culture, qui serait plus spécifiquement humaine et le jeu des animaux serait de la même nature que le nôtre : « Les animaux jouent exactement comme les hommes. Tous les traits fondamentaux du jeu se trouvent déjà réalisés dans celui des bêtes. Il suffit de suivre attentivement de jeunes chiens, pour observer tous ses traits dans leur joyeux ébats. Ils se convient mutuellement au jeu, par une sorte de rite, des attitudes et des gestes. Ils respectent la règle qui défend de mordre l'oreille à un compagnon. Ils affectent une terrible colère. Et surtout : dans tout cela ils éprouvent manifestement un haut degré de plaisir ou d'amusement. » (Huizinga, 1951, p. 15)

La position d’Huizinga peut se rapprocher de celle des éthologues, même si certains concepts, comme ceux de plaisir et d’amusement, sont scientifiquement discutables. C’est une position d’observation des comportements, ceux-ci étant, par analogie avec les conduites humaines, qualifiés de jeu. Henriot s’oppose à cette approche définitionnelle. Pour lui, le jeu est une idée et « l’idée de Jeu » est un phénomène proprement humain. Si nous pouvons questionner les humains sur leurs intentions, si nous pouvons sonder leurs imaginaires, cela nous est impossible avec les animaux faute d’un langage commun, tout comme avec les jeunes enfants. Nous en sommes réduits à observer des comportements. Nous ne savons pas si ce que nous observons est fait « par jeu », nous ne savons pas si un registre imaginaire est convoqué et de quoi il est composé.

De ce fait, Jacques Henriot porte son intérêt aux pratiques de jeu volontaires et conscientes. Dans ces conditions, il devient difficile d’envisager le jeu animal, dont il met en doute la réalité. « Dans tout jeu, quel qu’il soit – à la condition qu’il s’agisse d’un véritable jeu, c’est-à-dire d’une conduite intentionnelle (nous ne parlons pas ici du prétendu jeu de l’animal) – , il y a une opération par laquelle le joueur se lie à lui-même par un pacte. » (Henriot, 1967, p. 239-240, cité par Brougère, 2013). La position d’Henriot laisse donc supposer que les comportements animaux ne sont pas intentionnels ou que l’on ne peut pas connaître ces intentions.

La négation de l’intention chez l’animal renvoie à des conceptions mécanistes ou vitalistes du monde animal. Dans la conception mécaniste, inspirée par René Descartes et reprise par l’école béhavioriste de psychologie comportementale, « l’animal machine » est guidé par les interactions des lois fondamentales de la mécanique et de la physique. La conception vitaliste considère que les êtres vivants sont dominés par des pulsions internes tels que l’instinct. Ces deux conceptions ont été remises en question : les observations en milieu naturel ont montré que les animaux possèdent des capacités comportementales innées et qu’ils peuvent en acquérir de nouvelles. (Bensch, 2000, p. 19) Ces travaux éthologiques peuvent donc laisser supposer que l’animal est capable de choix conscients et maîtrisés.

Le doute quant à l’intention animale est repris par les chercheurs contemporains qui s’inspirent de la pensée d’Henriot. Dans cette lignée, Bernard Perron, après avoir cité Aarseth qui évoque le jeu animal, nous dit : « Mais cela reste une observation, une interprétation sur laquelle on se repose. Rien ne prouve le caractère réellement ludique du comportement des animaux. » (Perron, 2013) Il s’appuie sur un autre extrait d’Henriot pour mettre en doute la qualification de jeu dans le comportement animal : « Il faut l’avouer : dans la plupart des cas, on ignore si l’animal joue réellement. En disant qu’il joue, on formule une double hypothèse. D’une part, on affirme que son comportement répond à l’idée que l’on se fait traditionnellement du jeu pris comme activité “gratuite”, “désintéressée”, etc. D’autre part, on admet plus ou moins explicitement la parenté de sa conduite avec le jouer humain. Postulat d’une importance extrême : il signifie qu’en dépit de la multiplicité des formes et des niveaux biologiques il n’y a, chez l’animal comme chez l’homme, qu’une seule manière de jouer. Est-ce absolument évident ? » (Henriot, 1978, p. 32)

Il y aurait donc une sorte d’anthropomorphisme à qualifier de jeux des attitudes animales. Chez Henriot la preuve du jeu ne peut se suffire de l’observation d’une forme de comportement, car le jeu est d’abord une attitude subjective. Pour appréhender cette attitude il faut que l’être soit conscient de jouer. « Le joueur joue toujours sur deux tableaux. Il y a ce qu’il fait (ce que l’on voit faire) et ce qu’il fait en le faisant (qu’il est nécessairement le seul à savoir). C’est pourquoi il est impossible de dire si un jeune enfant joue, si un animal joue. On voit sans doute ce qu’ils font ; on ne peut pas savoir s’ils le font en jouant, s’ils jouent en le faisant. » (Henriot, 1989, pp. 256–257)

Maude Bonenfant exprime cette position en l’extrémisant : « Le jeu est à la fois conduite objectivement observable (l’ensemble de ses actes) et intention subjective de donner tel sens à une conduite. “Une situation d’incertitude n’a de valeur ludique qu’à partir du moment où quelqu’un décide de s’en jouer” (Henriot, 1989, p. 253). Cette intention de donner le sens de jeu à son acte interdit à l’observateur extérieur de voir du « jeu » chez un enfant, un animal ou même un autre être humain. » (Bonenfant, 2013)

Finalement, pour cette approche culturaliste, le jeu ne se caractérise pas par une apparence, mais par le sens que l’on donne à un acte : « Le phénomène “jeu” appartient à l’ordre du signifiant. Ce qu’il y a de jeu dans un acte ludique relève uniquement du sens. Il a sens de jeu : à cela se ramène le fait qu’il soit jeu. On peut faire quelque chose sans jouer ; on peut faire la même chose par jeu. La différence tient seulement au sens que l’on donne à son acte. » (Henriot, 1969, p. 48).

En suivant cette position, il faudrait réserver le verbe jouer à des situations au sein desquelles nous avons des indices certains qu’elles sont faites par jeu, et non seulement dont l’apparent déroulement ressemble à ce que nous qualifions généralement de jeu. En ce qui concerne le monde animal, cette option invalide toute démarche fondée sur l’observation, ou tout au moins l’empêche de parvenir à des conclusions et de qualifier certains comportements typiques. La parenté entre le jeu observé chez l’animal et celui des jeunes enfants étend cette difficulté au monde humain.

Dès lors l’emploi du verbe jouer devient problématique. En observant un jeune chat qui poursuit frénétiquement un bouchon, il devient abusif de dire : « le chat joue ». Il faudrait dire : « le chat manifeste une certaine agitation physique à laquelle nous ne saurions attribuer un sens, faute de pouvoir en connaître la véritable intention ». Cette position est bien difficile à tenir, car elle remet en question les usages courants et empêche la communication transculturelle. Si avec Henriot nous acceptons des usages éloignés du sens originel, comme par exemple dans l’expression « jeu politique », pourquoi rejeter des usages communément admis et, de plus, validés par l’observation scientifique ?

Michel Lavigne - Les instrumentalisations du jeu numérique - 63 Force alors est de constater que le jeu ne fait pas système : son emploi recouvre des situations qui n’ont aucun point commun et toute tentative d’établir une définition unificatrice est vaine. Il faut accepter la polyvalence des termes « jeu » ou « jouer » en étant bien conscients qu’ils recouvrent des représentations diverses, voire même contradictoires. Cette conception polymorphique nous conduit à donner autant d’intérêt à des critères objectivés de l’activité qu’aux témoignages exprimés de l’intention ludique, sachant que l’ensemble peut se fondre dans un bain indifférenciable. Nous éviterons donc de nous attacher à une quelconque définition qui serait forcément normative. Notre point de vue s’attachera à savoir ce que l’on fait du jeu plutôt qu’à prétendre dire ce qu’il est.

Dans le document Les instrumentalisations du jeu numérique (Page 60-64)