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Un développement sous perfusion étatique

Dans le document Les instrumentalisations du jeu numérique (Page 125-128)

Chapitre 2 : Les serious games

4. Un développement sous perfusion étatique

Nous examinerons ici le développement des serious games en France à partir de la fin de la première décennie des années 2000. Si l’on parle beaucoup de ces nouveaux produits dans les milieux spécialisés des technologies numériques, les applications restent peu connues du grand public et les usages sont marginaux. Les serious games n’existent que grâce à un soutien fort des pouvoirs publics qui tentent de favoriser un secteur du numérique dans lequel ils voient un créneau économique d’avenir. L’argument du « retard français » est mis en avant par les acteurs du numérique pour inciter les responsables politiques à intervenir, sans qu’on ne sache jamais vraiment par rapport à quoi et par rapport à qui nous sommes en retard. Le monde du multimédia brandit ce retard perpétuel pour en appeler à l’interventionnisme des pouvoirs publics.

67 Console de jeux vidéo du fabricant japonais Nintendo, sortie en 2006, qui a popularisé une nouvelle relation à la machine par la détection des mouvements de l’utilisateur dans l'espace.

Michel Lavigne - Les instrumentalisations du jeu numérique - 125 L’intervention la plus visible de l’État a été en 2009 le lancement par Nathalie Kosciusko-Morizet, secrétaire d’État à l’économie numérique, d’un volet numérique dans le cadre du plan de relance destiné à soutenir l’économie française suite à la crise de 2008. Ce volet était décliné en trois domaines : le très haut débit mutualisé, le Web 2.0 et les serious games. En réponse à cet appel, 166 dossiers de projets de serious games ont été présentés et 48 ont été retenus, bénéficiant d’une enveloppe de 20 millions d’euros. La grande majorité des projets retenus étaient des projets multi-partenaires rassemblant le plus souvent une ou plusieurs PME pour la conception, un grand compte pour le soutien financier (tel que Thalès, la RATP, Microsoft, EDF…) et fréquemment un laboratoire de recherche public. Les thématiques les plus représentées étaient l’éducation, la formation et la santé.

Une fois de plus, c’est l’argument du retard français qui a été invoqué. Le portail du gouvernement indique : « Il s'agit pour le Gouvernement de donner de l’avance à la France dans trois secteurs clés : l’infrastructure à très haut débit (fibre optique), l’utilisation professionnelle du jeu vidéo et les plates-formes Web 2.0. »68 La création d’applications numériques est considérée comme un enjeu stratégique dans une compétition mondiale. Pour ne pas rater une étape dans cette course, il convient de s’emparer de tout ce qui peut apparaître comme novateur. Les serious games figurent alors cette pointe avancée de l’innovation.

À la suite de cet appel national, de nombreux autres appels à dimension régionale ou sectorielle ont été lancés. À titre d’exemple, nous pouvons citer l’appel à projets de la Région Aquitaine en 2012, doté de 750.000 euros qui portait une attention particulière « sur les projets relevant du domaine de la formation »69. Plus que de répondre à un besoin en formation, il s’agissait en fait pour la Région de « soutenir les entreprises créatives de la filière numérique en leur permettant de contractualiser avec des partenaires, grâce à une aide régionale »70. La région bordelaise a connu une réussite florissante, mais éphémère, dans le domaine des jeux vidéo avec la société Kalisto Entertainment. Il s’agirait de relancer ainsi la filière. « Cet appel à projets vise à générer de l’activité future. Les entreprises aquitaines ont des savoir-faire à valoriser et des positions à consolider pour adresser ce marché national et international en croissance. » Ainsi, ces appels sont destinés à encourager la création d’activités numériques pour des motivations économiques et la création potentielle d’emplois, en s’insérant dans des effets de mode, sans s’interroger sur la pertinence des produits qui seront élaborés.

La ville de Valenciennes, dans le département du Nord, a fait des serious games un moteur de son développement, avec l’implication de la Chambre de Commerce et d’Industrie et de la Région Nord Pas de Calais. Ceci se concrétise par la création d’une technopole consacrée aux jeux vidéo et aux serious game, et l’implantation de l’école Supinfogame spécialisée dans la création de jeux numériques. Ainsi, des sociétés spécialisées s’y sont installées, comme CCCP71, fondée par deux anciens étudiants de Supinfogame, ou encore KTM Advance72 ou Mozalab73. 68 http://archives.gouvernement.fr/fillon_version2/gouvernement/un-volet-numerique-au-plan-de-relance-de-l-economie-francaise.html - Consulté le 21/04/2016 69http://www.serious-game.fr/lancement-dun-appel-a-projets-sur-les-serious-games/ - Consulté le 03/04/2016 70http://numerique.aquitaine.fr/Appel-a-projets-Serious-Games - Consulté le 03/04/2016 71http://cccp.fr/ 72http://www.ktm-advance.com/ 73http://www.manzalab.com/

Les appels à projet concernant les serious games touchent aussi le financement de la recherche. Alors que les financements récurrents des laboratoires ont été fortement diminués, le financement de la recherche passe de plus en plus par des candidatures d’appels à projets financés par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR). Parmi les projets, de nombreux touchent le numérique dont certains encouragent à la création de serious games, comme par exemple le programme Contint74 dont l’objectif était de financer des projets dans le cadre de rapprochements recherche/industrie des contenus numériques. Des consortiums se sont rassemblés entre partenaires privés et laboratoires publics pour obtenir des financements en vue de la réalisation de serious games. Si des termes tels que « simulation » ou « ludo-éducatif » semblent passés de mode, l’expression « serious game » semble alors un bon sésame pour l’obtention de financements en recherche.

Il ne faudrait cependant pas laisser penser que ce mouvement est uniquement français. On trouve de semblables encouragements dans de nombreux pays avancés. L’Union Européenne s’est elle-même engagée dans le soutien à la conception avec son septième programme « Cooperation - ICT, Technology Enhanced Learning ». Le réseau d’excellence Gala (Games and Learning Alliance – Network of Excellence for Serious Games)75 organise des conférences, édite « The International Journal of Serious Games »76 et propose de multiples services tels que des outils d’évaluation, l’édition d’un tutoriel pour la conception de serious games ou un blog communautaire.

En-dehors de ces appels à projets, les organismes publics, Ministères, Conseils régionaux, Conseils généraux, voire municipalités, financent directement en tant que commanditaires de serious games. Nous l’avons largement constaté dans les produits que nous avons analysés : Happy night club, serious games de prévention à l’hyperalcoolisation est financé par la Ville de Nantes ; Jobs à tous les étages pour la découverte des métiers de l’informatique est produit par le Conseil Général du Rhône ; Mission Knut sur la législation européenne est produit par la Région Bretagne ; L’entreprise virtuelle sur les risques au travail est produit par le Ministère du Travail, de l’Emploi et de la Santé ; Cap Odyssey sur la Politique Agricole Commune est produit par le Ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt. Nous pourrions ainsi multiplier les exemples et ce que nous constatons en France se retrouve aussi au Canada : Tapis rouge, serious game pour la découverte des carrières de l’informatique, est réalisé avec le soutien financier du Ministère du développement économique du Québec.

74 Le programme Contint (2011) de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) mentionne les serious game parmi ses mots-clés :

http://www.agence-nationale-recherche.fr/fileadmin/user_upload/documents/aap/2011/aap-contint-2011.pdf

75http://www.galanoe.eu/ - Consulté le 27/04/2016

Michel Lavigne - Les instrumentalisations du jeu numérique - 127 Enfin, la légitimation des serious games s’est trouvée confortée sous l’appellation « jeux sérieux » avec leur entrée dans les programmes de l’éducation nationale à la rentrée 2012 pour la filière Sciences et Technologies du Management et de la Gestion (STMG). Leur utilisation est désormais préconisée pour les cours de sciences de gestion : « Le recours aux progiciels de gestion intégrés, aux jeux sérieux de gestion, aux fonctions de calcul et de simulation des tableurs sera généralisé dans les démarches d’apprentissage, en découverte comme en application. »77 Ils sont aussi mentionnés pour les cours de management des organisations.

Il est à noter qu’aucun budget n’a été alloué pour la création de programmes spécifiques, pas plus, à notre connaissance, que d’éditeurs scolaires n’ont été contactés dans cette perspective. Des enseignants en sciences de gestion ont eu des allègements de service afin de repérer et tester des produits gratuits librement accessibles sur le net. Ainsi, des préconisations ont été élaborées sur les sites des diverses académies. Le problème est que les produits sélectionnés ne sont pas prévus pour une utilisation scolaire. Prévus d’abord comme des outils de communication d’entreprise, ils ne garantissent pas la neutralité attendue d’une ressource scolaire pour l’instruction publique. Ainsi, à titre d’exemple, nous avons pu constater l’usage d’un serious game financé par le fournisseur d’électricité EDF présentant un discours pro-nucléaire sans nuances, relevant plus de la propagande que de la pédagogie.

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