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Les capacités éducatives du jeu

Dans le document Les instrumentalisations du jeu numérique (Page 71-74)

Chapitre 1 : Traditions du jeu et confrontations disciplinaires

3. Les capacités éducatives du jeu

Nous espérons avoir convaincu le lecteur, à ce stade, que l’affirmation générale des capacités éducatives du jeu n’a pas grand sens, tant les définitions et connotations qui lui sont associées peuvent être diverses. De la même façon, les contenus et les modalités d’apprentissage le sont tout autant. Au-delà des discours convenus sur l’efficacité naturelle du jeu pour apprendre, issus d’une vision rousseauiste naïve, peut-on identifier des situations éducatives ou contenus particuliers qui seraient plus propices à une pédagogie ludique ? Par ailleurs, ce qui a aurait été appris par le jeu peut-il être utile au développement des compétences requises par l’éducation ?

(1) L’apprentissage informel

Pour Gilles Brougère, le jeu en matière d’éducation ne correspond pas à un contenu mais à une « mise en forme spécifique des contenus » (Brougère, 2005, p. 145). S’il renonce avec sagesse à tenter de définir le jeu, tant ses frontières sont floues, il en retient cinq caractéristiques qui peuvent être plus ou moins présentes :

• Le second degré : le jeu se déroule dans un cadre fictif.

• Jouer c’est décider : la décision produit le jeu mais ne change pas le monde.

• De la règle : le jeu se déroule selon des principes qui n’ont pas force de loi, mais qui sont liés à l’acceptation collective.

• La frivolité : le jeu s’accompagne d’une idée de gratuité, il y a mise à distance des conséquences.

• L’incertitude : le scénario se construit au fur et à mesure du déroulement.

Brougère constate une antinomie entre certaines de ces caractéristiques et la forme scolaire : « frivolité et incertitude semblent antinomiques avec un projet éducatif qui poursuit des objectifs d’apprentissage » (Ibid., p. 147). Par ailleurs, le critère de décision diverge avec les systèmes scolaires traditionnels qui mettent au centre l’autorité du maître. Ce critère peut converger avec des visions plus modernes de l’éducation qui valorisent l’initiative et l’activité de l’apprenant.

Néanmoins, la forme scolaire n’est pas la seule forme éducative : outre la formation adulte ou l’éducation préscolaire que nous avons déjà évoquée avec Fröbel, de multiples situations qui ne sont pas prévues pour cela peuvent être des occasions d’apprentissage, comme par exemple les activités du quotidien au sein de la cellule familiale. C’est alors une éducation spontanée qui n’est pas sans rappeler le travail-jeu de Freinet, lorsque les enfants participent aux activités domestiques. Brougère parle dans ce cas d’éducation informelle, processus au sein d’un contexte socioculturel qui établit une continuité entre vie quotidienne et éducatif.

Il se réfère aux travaux de Lave et Wenger (1991) qui mettent en avant l’idée d’un apprentissage situé qui repose sur le rôle du contexte socioculturel, l’insertion dans une communauté et la participation à des pratiques partagées. Alors qu’il est difficile d’utiliser les connaissances académiques dans la vie quotidienne, l’insertion dans un contexte authentique permet une intégration progressive, un engagement qui donne du sens à l’expérience vécue dans sa dimension subjective.

À l’opposé de la formalisation scolaire, les apprentissages peuvent alors être pour partie non intentionnels et non explicites. En contrepartie, les résultats éducatifs ne sont aucunement garantis, l’apprentissage est aléatoire. Il en serait de même pour la pratique d’un jeu qui est vécu comme une expérience personnelle déconnectée de toute finalité seconde. « Si le jeu est éducatif, ce serait donc d’un point de vue informel, c’est-à-dire comme un effet qui

Michel Lavigne - Les instrumentalisations du jeu numérique - 71 plaisir, mais ce faisant il peut rencontrer, de façon aléatoire, une expérience facteur d’apprentissage. » (Ibid., p. 153)

Ainsi on peut établir une opposition entre jeu et formalisation, celle-ci caractérisant l’enseignement scolaire. Dès lors, l’apprentissage par le jeu, si tant est qu’il s’agit d’une situation de jeu, correspondant aux critères énoncés par Brougère, c’est-à-dire impliquant réellement frivolité et incertitude et il ne peut générer qu’une éducation diffuse. Le jeu n’exclut pas en soi l’apprentissage, mais les acquis qui peuvent en ressortir sont fortuits. « S’il est poursuivi pour le plaisir qu’on y prend, cela ne signifie pas que d’autres effets peuvent s’y greffer » (Ibid., p. 158).

(2) Connaissances primaires et secondaires

Si le concept d’apprentissage informel est utile pour caractériser une situation ou un cadre pédagogique, il ne nous renseigne pas sur les contenus réellement transmissibles par le jeu. Certaines connaissances seraient-elles plus aisément accessibles par une pratique ludique ? Les travaux de David Geary (2008), repris par John Sweller (2008), donnent une intéressante piste de réflexion. Si l’on admet avec Gilles Brougère que le jeu est susceptible d’avoir une place dans le cadre d’une éducation informelle, on peut se demander si ce type d’apprentissage n’est pas favorable à certains types de connaissances plutôt qu’à d’autres. Geary distingue deux types de connaissances : des connaissances primaires et des connaissances secondaires.

Les premières sont des connaissances nécessaires à l’adaptation à l’environnement et elles ont une application immédiate. Parmi celles-ci on peut citer la reconnaissance des visages et des objets physiques ou l’apprentissage du langage oral. Ces compétences sont acquises de façon inconsciente, sans effort et rapidement, par simple adaptation. L’apprentissage repose sur l’immersion sociale, l’imitation, l’exploration, voire le jeu. Au contraire, les connaissances secondaires n’ont pas d’utilité immédiate, elles sont acquises en vue de la vie future. Elles nécessitent un apprentissage conscient et des efforts dans la durée. Comme les résultats ne sont pas immédiats, la motivation pour la tâche ne suffit pas, il faut une motivation extrinsèque. Elles s’acquièrent dans le cadre d’un enseignement. C’est le cas par exemple pour l’apprentissage de l’écriture ou des mathématiques.

Les connaissances primaires sont les plus anciennement acquises dans l’histoire de l’humanité, elles sont issues du processus d’évolution et n’ont pas besoin d’être apprises formellement. Les connaissances secondaires sont plus récentes, elles sont liées à notre évolution culturelle. Alors que le langage parlé s’acquiert naturellement dans le cadre familial, l’apprentissage des connaissances secondaires est confié aux écoles, innovations culturelles qui ont pour tâche d’organiser la gestion des efforts et de la motivation qu’il faut susciter et entretenir. L’imitation ou l’immersion ne suffisent plus, il faut s’exercer, faire des efforts de mémorisation, d’abstraction ou de calcul, mobiliser son attention et savoir mettre à distance les automatismes. Lors de ces acquisitions le jeu ne semble pas pouvoir trouver sa place ; injecter de l’incertitude ou de la frivolité perturberait la rigueur exigée et ralentirait les processus d’acquisition.

Le jeu serait donc un moyen éducatif qui ne peut bien trouver sa place que dans le cadre de l’acquisition de connaissances primaires. L’affirmation est néanmoins à nuancer. En réalité, connaissances primaires et secondaires ne sont pas strictement séparées, il y a une perméabilité entre les deux types de connaissances. Les apprentissages secondaires peuvent prendre appui sur les premières. L’application de connaissances secondaires est renforcée dans le monde

professionnel par des processus d’apprentissage adaptatif. Ceux-ci sont peu coûteux, car ils sont fondés sur la pratique, mais peuvent conduire à des erreurs19.

Cet entremêlement de modalités d’apprentissage ne rend pas aisé une préconisation de l’utilisation du jeu pour tel ou tel type de connaissances. Il conduit néanmoins à distinguer ce qui peut relever de la pratique et de l’adaptation plus ou moins autonome, de l’acquisition du théorique qui nécessite un guidage. Le guidage, qui entrave l’initiative et la décision du joueur, paraît opposé à l’idée de jeu, comme l’a relevé Gilles Brougère.

(3) La question de la transférabilité

L’insertion artificielle du jeu dans un processus d’apprentissage instaure une médiation, une couche intermédiaire supplémentaire entre l’apprenant et la connaissance. Ce choix pédagogique présuppose la croyance dans la capacité de la pratique d’un jeu particulier à permettre l’acquisition d’une compétence qui pourra être ensuite mobilisée dans d’autres contextes. L’apprenant sera censé transférer ce qui a été appris à l’intérieur du jeu pour l’appliquer dans des situations non ludiques.

L’automaticité de cette transférabilité ne semble pas prouvée par la recherche. Tricot et Sweller (2016) mettent l’accent sur l’importance de la connaissance spécifique, « une connaissance définie par sa nécessité à la réalisation d'une tâche » (p. 1), plutôt que des stratégies générales qui seraient susceptibles de résoudre n’importe quel problème dans n’importe quel domaine. Il est fréquent d’entendre, ou de lire, que tel jeu permet d’augmenter les capacités de mémorisation ou d’adresse, cela laissant supposer que ces acquis sont généralisables, et donc aisément transférables dans tous les domaines éducatifs. Le paradoxe des enfants grands joueurs de jeu vidéo et piètres élèves sur le plan scolaire ne semble pas prouver ce processus.

Des travaux scientifiques sur les joueurs d’échec, notamment ceux de Chase et Simon (1973), ont permis de mieux comprendre ce qui permet aux grands maîtres de gagner. Il a longtemps été considéré que la raison de leur succès résidait dans leur capacité à résoudre des problèmes. Or, les travaux montrent que ce qui différencie d’abord les grands joueurs des joueurs moyens est leur capacité à mémoriser des configurations de plateaux de jeu. La capacité des premiers à restituer de mémoire la position des pièces est bien supérieure à celle des seconds. Il s’avère que les grands maîtres n’ont pas acquis des stratégies de résolution des problèmes plus sophistiquées, mais qu’ils ont enregistré en mémoire à long terme « une énorme base de connaissances spécifiques constituée de milliers de configurations de problèmes ainsi que les meilleurs coups pour chaque configuration » (Tricot et Sweller, 2016, p. 10).

Ce niveau d’expertise ne s’acquiert qu’avec un grand nombre d’années de pratique. Les experts eux-mêmes sont souvent peu conscients de la somme de savoir qu’ils ont accumulée et les observateurs préfèrent parler de « génie ». De fait, cette expertise repose sur la capacité de la mémoire de travail à puiser dans un stock considérable dans la mémoire à long terme. Ce fonctionnement remet en question l’idée de la transférabilité des connaissances. En effet, Chase et Simon (1973), après avoir testé des configurations de véritables parties d’échec, ont reproduit ces tests en positionnant les pièces aléatoirement sur le plateau, de telle façon que la disposition ne corresponde à aucune configuration significative du jeu. Dans ce cas, il apparaît que la capacité de mémorisation des grands joueurs n’était plus meilleure que celle des non joueurs. 19 Nous nous référons ici à un article non daté d’André Tricot : « Utilité, apprentissages et enseignement : une approche évolutionniste ».

Michel Lavigne - Les instrumentalisations du jeu numérique - 73 En effet, les grands joueurs ne trouvaient plus de correspondance avec des configurations connues.

Tricot et Sweller en concluent que « la compétence dans un domaine repose sur les connaissances des états des problèmes qui peuvent être rencontrés dans ce domaine, ainsi que les meilleures actions associées à ces états. » (Ibid., p. 10) De ce fait on peut être très dubitatif sur la question de la transférabilité des connaissances apprises dans un jeu. Avec un jeu on apprend d’abord à jouer, ce qui peut être coûteux en temps et en énergie. Mais rien ne prouve que cela ait permis d’acquérir des connaissances ou savoir-faire qui pourront être réinvestis dans un tout autre contexte.

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