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Art et instrumentalisation culturelle

Dans le document Les instrumentalisations du jeu numérique (Page 161-166)

Chapitre 5 : Les jeux artistiques

3. Art et instrumentalisation culturelle

Les artgames et les jeux des producteurs audiovisuels relèvent de deux mondes bien différenciés, d’un côté celui de l’art numérique, de l’autre celui de la création audiovisuelle. Tous deux partagent néanmoins des attaches communes avec le monde de l’art. Cela se concrétise notamment par la volonté de faire œuvre de création, de mettre en avant la singularité d’une expression, d’innover, d’expérimenter ou encore d’affirmer le point de vue original d’un auteur ou d’un groupe d’artistes.

Pour ces acteurs, l’intérêt pour le numérique réside dans l’opportunité de disposer de nouveaux outils permettant d’inventer de nouvelles formes d’expression. Pour les artgames qui développent une perspective critique, il s’agit aussi d’interroger les modalités technologiques de notre temps. Les deux secteurs échappent en grande partie à l’économie marchande et à sa logique. Dans les deux cas, l’instrumentalisation du jeu numérique est essentiellement une instrumentalisation technique.

Les instrumentalisations évoquées antérieurement, du ludo-éducatif à la gamification en passant par les serious games, visent à récupérer l’impact socio-culturel du jeu vidéo en vue de développer de nouvelles opportunités commerciales. Dans certains cas, il n’y a d’ailleurs pas d’instrumentalisation technique : beaucoup de ludo-éducatifs ou même de serious games ne reprennent pas réellement les modalités techniques des jeux vidéo, se contentant de leur évocation. La gamification présente des instrumentalisations techniques vidoludiques limitées et minimales. Il s’agit donc ici d’une instrumentalisation culturelle dans la logique d’une marchandisation de la culture.

Ce positionnement a pour premier effet de chercher à gommer la différence entre les marchandises culturelles, porteuses des valeurs d’une civilisation, et les autres marchandises, en leur appliquant les mêmes lois du marché. À l’intérieur même de la sphère culturelle, il s’agit ensuite d’effacer les singularités des œuvres pour les faire entrer dans des catégorisations fondées sur le seul critère marchand. Cet effacement des différenciations est particulièrement poussé et universalisé avec le concept même de serious game. En effet, ce concept agit comme un intégrateur par l’emploi de termes flous et non définissables.

L’utilisation du terme jeu (ou game) renvoie au jeu des jeux vidéo. Mais ceux-ci sont aujourd’hui extrêmement divers, tant dans leurs modalités techniques que dans les formes ludiques mobilisées. Le terme game ne nous guide aucunement dans la définition d’une caractérisation commune. Le qualificatif de sérieux est encore plus ambigu. Comment définir le sérieux en tant que catégorie d’objets ? On peut tenter d’établir les contours du sérieux par la négative en tentant de qualifier ce qui n’en relève pas. Les qualificatifs sont alors plutôt péjoratifs au regard des efforts que nécessite la conception d’un objet culturel : frivole, futile, superficiel, fantaisiste… Prétendre qu’il y a des jeux sérieux revient à dire que tous les jeux ne relevant pas de la catégorie des serious games ne sont pas sérieux, donc non crédibles. De ce fait les acteurs du jeu vidéo n’apprécient généralement pas l’expression serious games qui dévalorise leur activité reléguée au non sérieux, comme le relève Ian Bogost (2011)105.

105 « The games industry has never much liked the phrase "serious games," because it seems reductionist and derogatory, as if to claim that other sorts of games are worthless or pointless. »

Michel Lavigne - Les instrumentalisations du jeu numérique - 161 L’emploi de concepts aussi peu caractérisants que le jeu et le sérieux conduit à faire des serious games une catégorie qui apparaît comme un fourre-tout incapable de nous donner un cadre d’analyse offrant des ancrages communs. Si l’on compare le monde des jeux avec celui du cinéma, quel serait l’intérêt d’une catégorie « film sérieux » dont le seul critère serait de ne pas rechercher le divertissement ? Une telle catégorie couvrirait des œuvres pédagogiques, des documentaires, des films expérimentaux… c’est-à-dire des objets disparates qui ne sont reliés par aucune caractéristique commune.

Au-delà de la non pertinence de l’expression serious game, nous avons constaté la non prise en compte des intentions réelles des auteurs issus du monde l’art et la récupération de leurs œuvres dans des cadres qui contredisent leur nature même. Les intentions sont réduites à la « diffusion de messages », ce qui n’est bien souvent pas le cas, une expérience esthétique ne pouvant se réduire à un message. La catégorisation par marchés conduit à identifier des « clients », ce qui entre en contradiction avec les ressorts de la démarche artistique. Le besoin de créer ou l’expérimentation ne sont pas forcément liés à une perspective de diffusion. Lorsqu’il y a diffusion, les publics visés ne sont pas réductibles en termes de marché. Un marché suppose un segment de clientèle solvable identifié et la perspective d’échanges financiers. Ceci n’est pas le cas pour la plupart des productions artistiques qui sont le plus souvent financées par d’autres moyens que le marché. Enfin, elles ne cherchent pas à identifier une audience cible, la portée de leur création se voulant universelle, bien loin des calculs du marketing.

La confrontation entre jeux artistiques et serious games est révélatrice de la tension entre les forces du marché et celles de la création autour du médium vidéoludique. Elle met en lumière l’hégémonie idéologique capitaliste qui, au travers des industries culturelles, tente de recycler toutes les expressions humaines et d’en faire des marchandises. La prétention totalisante des serious games peut être rapprochée des analyses d’Adorno et Horkheimer sur la marchandisation de la culture : « les éléments inconciliables de la culture, l’art et le divertissement sont subordonnés à une seule fin et réduits ainsi à une formule unique qui est fausse : la totalité de l’industrie culturelle. » (1977, p. 145)

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TROISIÈME PARTIE :

ENQUÊTE D’USAGE SUR LES SERIOUS GAMES

La démarche que nous avons conduite jusqu’ici nous a permis d’éclairer la question du jeu au travers de ses multiples facettes, puis d’analyser les conditions d’émergence et d’existence des nouveaux objets numériques relevant de son instrumentalisation. Nous pouvons ici résumer les principales conclusions que nous en tirons et qui vont guider les travaux qui suivent.

- Nous avons montré que le jeu n’existe pas en tant que concept universel et unitaire. En conséquence la notion ne peut se comprendre que par l’expression d’un énonciateur situé dans un contexte particulier.

- Avec Jacques Henriot nous avons soutenu que l’activité de jeu n’existe que par l’action d’un joueur qui développe une conscience subjective de son activité : l’attitude ludique. Seul le témoignage du joueur peut en faire état.

- Nous avons expliqué que les objets numériques génèrent de nouvelles pratiques et de nouveaux types de relation au jeu.

- Dans le prolongement de ces nouveautés, se développent des instrumentalisations numériques du jeu au sein desquelles les serious game tiennent une place de plus en plus reconnue.

- Nous différencions bien le concept de serious game, caractérisant un type d’objet sociotechnique, lié à des conditions particulières d’émergence que nous avons analysées, de l’idée générale de « jeu sérieux » qui ne peut avoir de fondement scientifique.

- En conséquence, au-delà de l’examen de leur cadre sociotechnique, la connaissance des serious games et l’évaluation de leur impact potentiel ne peuvent s’approfondir qu’en interrogeant leurs utilisateurs qui sont certainement les mieux à même d’éclairer la nature de ces objets par les pratiques réelles qu’ils autorisent.

Le choix de notre focalisation sur les serious games tient à la disponibilité de ces produits, alors que les productions relevant du ludo-éducatif paraissent aujourd’hui obsolètes et que les applications relevant de la gamification ont des contours plus flous et insaisissables. Les serious games sont des objets relativement aisément identifiables et disponibles. Par ailleurs, leur présence dans l’éducatif rejoint des préoccupations tant scolaires qu’universitaires actuelles en interrogeant la relation entre jeu et apprentissage. Ce domaine d’application du jeu dans l’univers du « sérieux » paraît aujourd’hui comme le plus accepté et légitimé.

Nous présenterons dans un premier temps notre méthodologie d’enquête. Ensuite nous exposerons les résultats quantitatifs qui seront éclairés dans un troisième temps par les résultats qualitatifs qui fournissent les informations les plus riches. Nous mettrons en relation l’évaluation des serious games avec l’étude des pratiques vidéoludiques. Ce n’est qu’après la présentation de ces éléments que nous nous intéresserons à l’appropriation en fonction des types de serious games.

Les résultats des travaux que nous détaillons ici ont déjà fait l’objet de diverses publications depuis 2012, dont on trouvera mention en bibliographie. Le présent mémoire permet d’en établir une synthèse et offre l’avantage d’un regard plus large et distancié, les dernières enquêtes ayant été réalisées en 2017.

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